“Cherche ce que tu appelles” Lectures croisées d’Hélène Dorion et de Déborah Heissler
La recension en poésie, écrite par un poète vise à partager avec simplicité ses émotions, ses rêves, ses idées du moment. Par exemple, ici, la lecture de deux recueils, Sorrowful songs de Déborah Heissler, qui vient de paraître et Ravir : les lieux d’Hélène Dorion. Je connais l’une, je découvre l’autre. Un des recueils vient de paraître, l’autre en est à sa deuxième édition.
Un point commun qui m’a frappé entre les deux ouvrages est l’importance donnée aux lieux : le lac, la maison, la chambre, la fenêtre, les miroirs. Même les villes chez Hélène Dorion, sont métamorphosées (ou notre regard ne sait plus les voir). Il n’est pas question de mouvements, mais de paysages « désassemblés », ouverts à la mer, au lac, où l’on cherche « l’arête et le désir ». Les villes n’ont plus rien d’urbain. Plutôt elles forment une collection de lieux où « le visible cède sous poids ». On y croise des enfants, des vieillards. on converse à coup de mots essentiels, puis « le voyage s’achève et recommence ». Chez Déborah Heissler, dont on sait l’importance du lieu (lire son recueil Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe) surgit ici un jardin, telle une expérience d’intimité. Il se peuple d’oiseaux, de neige, de fruits. Il est un lieu où « vous oublierez tout », où l’on disparaît, avec une forme d’apaisement qui trouble par son excès et « de nous, vous ne devinerez plus qu’une frondaison d’arbres au crépuscule, dont plus une feuille ne bouge. Fixement. »
L’importance du lieu, de sa fixité, pour ne pas dire de sa clôture, frappe par la respiration sereine qu’il permet ; l’échange qu’il autorise – la place du « tu » dans les deux recueils ; la conscience de soi, qui monte comme une lumière, et rend perceptible son appartenance à la vie, au vivant. Il permet un réveil et de se lancer : « Cherche ce que tu appelles » (Ravir : les lieux). Ces deux recueils m’ont incité à reprendre La poétique de l’Espace de Gaston Bachelard, à jouer des résonnance qui leur offre. Une phrase m’a retenu et je leur dédie : « Par son exubérance, le poème réanime en nous des profondeurs. » Exubérance que je n’entends pas comme excès, mais écoulement, abondement qui abreuve nos terres. Une autre encore, tirée du chapitre L’immensité intime (quel titre !) : « L’immensité est en nous. Elle est attachée à une sorte d’expansion d’être que la vie réfrène, que la prudence arrête, mais qui reprend dans la solitude. » Ici encore, la notion d’immensité est revisitée. Elle est non plus démesure, excès, mais expansion naturelle d’une existence qui redoute l’étouffement. Ce n’est pas l’immensité qui est excessive, mais la fermeture de nos prisons. À la lecture des deux recueils, ce que nous réapprenons, c’est à respirer, à redécouvrir la générosité gratuite de l’espace, son don permanent qui irrigue nos sens externes et notre vie intérieure.
Un autre point commun se trouve dans la troublante relation à l’autre, construite sous forme d’absence et de présence. Dans Sorrowful Songs, la douleur est blanche face à l’autre qui est « endormi », comme on disait autrefois pour un être cher tombé dans les bras de la mort. Et face à cette absence, ce ne sont pas les douleurs qui remontent, mais la présence du disparu ; d’ailleurs, le poète est passé de l’autre côté du visible, il a rejoint l’endormi. Il voit son absence dans la pièce où par la vitre « il neigerait » et « où Debussy résonne tout près de la fenêtre ». Il y a dans ce recueil des notes du Cantique du Cantique. On y retrouve ce même jeu d’absence et de présence qui anime les deux êtres aimés. Une quête ? Un existential de l’amour ? Peu importe, le fruit doux-amer de ce mouvement de l’âme est la liberté du ravissement – à tel point qu’on en finit par oublier que Sorrowful Songs est un thrène et non un chant d’amour.
Dans Ravir : les lieux, la relation s’établit par un appel lancé par-dessus la barrière de l’absence. Mais l’absent n’est jamais loin ; il est proche, si proche qu’on le confond avec son ombre ; à force de se fréquenter, c’est soi-même qui se fait ombre : « Derrière ce qui s’effondre / reste des ombres, que des ombres ». Le monde « tressaille », mais d’une certaine manière, nous ne lui appartenons plus. Ou plutôt, nous l’habitons, le rejoignons par notre absence. Dans ce recueil d’Hélène Dorion, une relation spécifique se découvre dans cet appel aux ombres : l’amitié littéraire – thème auquel je suis très sensible. Elle appelle des auteurs, certains qu’elle a pu connaître de leur vivant, d’autres non. Bishop, Eliot, Hopkins, Pascal,…. Le poème sur Pascal est exceptionnel, je n’en cite que la première partie : « Creux, terre trouée, c’est la nuit / de Pascal, ni onde ni matière / qui oscille, entre le temps et l’éternel / penser désunie, porte / au regard le cœur fragile ». D’autres fois, le titre du poème est celui d’une figure emblématique - « Le Pianiste », « L’Errant », « Le Harpiste »… - ce qui leur donne une tristesse et une gravité troublante. On plonge dans une rêverie comme en inspire la poésie du moyen-âge. Quelles sont ces figures ? Êtres connus ou symboles personnalisés ? On s’en approche, on leur parle, mais on ne les rejoint pas. Autre parallèle qui m’est venu : Ulysse aux enfers, et les rencontres qu’il fit. Le sentiment d’approcher de la vérité d’un témoignage et au même moment, la certitude que le mystère qu’il contient ne sera pas divulgué. Il faut alors pointer ce vers de Déborah qui revient deux fois dans le recueil : « Personne. / Toi-rien, puis toi exactement. »
Les poètes portent la profonde matière qui travaille l’homme ; dans leurs poèmes, ils en retranscrivent les énigmes, les mystères ; on y découvre ainsi ce que nous sommes et ce que nous affrontons. Dans les recueils de Déborah Heissler et d’Hélène Dorion, j’ai trouvé la posture de l’homme d’aujourd’hui à travers les thèmes du lieu et de la présence/absence. Ainsi, malgré le mouvement qui le dévisse, l’écume furieuse qui fouette ses yeux et son âme, rien d’essentiel n’est perdu car les interstices, par où la vie de l’homme se relance, sont innombrables. Un instant suffit et aussitôt le lieu où l’on se trouve, se révèle et nous révèle ; l’instant est peut-être fruit des douleurs, mais il ouvre aussi à la présence réelle, vrai suc de la sérénité qui encourage l’homme à poursuivre son aventure d’homme : « Cherche ce que tu appelles » (Ravir : les lieux). Ensuite la mort de l’autre, ou l’espèce d’infini cotonneux qui se glisse entre les êtres et veut leur interdire toute communion fraternelle et vivante, il n’aura pas le dernier mot. Il existe des liens faits d’amour et d’amitié qu’aucun obstacle n’arrête : ils rassemblent ces contraires que sont l’absence et la présence, où l’on se perd quand on croyait se toucher et où l’on se touche quand on se croyait perdu. Ces liens exigent d’affronter la peur du néant, du vide, du rien – une dépossession de soi au-dessus de nos forces – mais en retour ils nous rendent à l’aimé(e). « Personne. / Toi-rien, puis toi exactement. »