Choix de poèmes de C. Vigée établi par Serge Meitinger
Leçon de la Shoah
Lo tirtsa’h
Hors du feu nos pieds nus
nous ont portés longtemps sur la terre nocturne :
entre les ronces desséchées,
à travers un désert d’étoiles et de pierres
où nos années, une à une, tombèrent,
figues mûres dans les ténèbres.
Et maintenant comme autrefois
sur cette friche où nous passons
le meurtre seul est à l’honneur :
dans nos jardins, dans nos maisons,
l’écho de la terreur
toujours demeure de saison.
Cinquante ans après la Shoah
l’histoire attend sa nouvelle victime :
n’en finirons-nous pas de vivre et d’endurer !
Dans l’enfer de son cœur la soif de torturer
à l’homme sans amour, à l’homme sans torah,
tient lieu de paradis.
Habité par son mauvais rêve,
au feu glacé de la colère
il rallume sa foi.
Chaque bourreau se fait grand-prêtre de l’abîme ;
et lorsque tout est dit,
pour Caïn notre frère
– l’enfant préféré d’Ève –
le plaisir de tuer reste l’unique Loi. (p. 17-18)
*
Lorsque j’entends le soir
le concerto pour clarinette de Mozart,
le temps de la souffrance et de l’ennui s’achève,
soudain je nage dans la lumière dorée de mes quinze ans,
l’ombre de la vieillesse un instant se déchire,
nos deux corps flexibles se joignent
dans le torrent de nos cheveux emportés par le vent :
c’est le ciel de la tendresse que leur plaisir éclaire,
l’angoisse de vivre est devenue légère comme l’air (p. 22)
*
La croisée du désir
À l’heure de ta mort
qui est toujours maintenant,
tu désires peut-être
te tourner comme l’hélianthe
vers la lumière au petit jour
dans le jardin d’Éden :
mais à bonne distance du soleil,
en te gardant toi-même,
sans jamais oublier ta pesanteur natale,
ni l’horizon compact de l’univers créé.
Aux fleurs du paradis tu préfères peut-être
l’effacement de ton existence charnelle,
l’effondrement immédiat de ta personne et du monde
dans la nuit du tréfonds, le ventre originel,
souhaitant ton retour au néant intérieur,
dans le cœur obscur du soleil, hors de l’heure mortelle. (p. 33)
*
Plus est long le chemin de ton cœur à la source,
plus le monde créé te tient sous son emprise.
Plus court est le chemin
de ton cœur au soleil,
plus vite meurt en toi
le jardin de la terre.
La blessante clarté du paradis présent,
c’est elle qui retourne au néant – dans la source.
Il est une autre voix
qui se perd dans le froid
et répond au désir de qui meurt sans désir
pour n’avoir su entendre
l’appel secret du Nom :
« Espère dans le noir
en un dieu qui se tait. » (p. 35)
*
La noirceur de l’été
Un lent cri de corneilles
m’éveilla dans l’été de ma vingtième année
sur la terre éclatante de soleil et de blé –
près de moi le verre vide et l’orange entamée.
L’herbe ployait autour, je crus tout juste entendre
un léger bruissement de vent ou de lézard.
La tête me fit mal, pour moi le monde entier
n’était que vive odeur violente de foin
broyé, puis le goût d’elle –
la brûlure du sel sur mes lèvres mordues ! (p. 42)
*
En élevant les mains pour la néoménie
Ah, reine sans roi ! seule,
comment faire jaillir
l’eau vive de la source
refoulée hors du temps
sous les cendres opaques de la montagne nocturne,
comme parole d’enfance qui pulse :
branche d’amande amère
exhumée des ténèbres ?
D’abord je suis revenu en pleurant
vers la demeure de la lumière silencieuse,
celle qui vibre nue
dans mon intime obscur.
Je parle seulement lorsque j’ai bu le souffle
à la source noire de la rosée,
son flux de lune est devenu
ma voyelle première,
l’âme du lait tissée dans le silence de la lumière.
Derrière elle se tient,
immense et sans visage,
la nuit future où chante
la pluie verte qui germe
dans mon commencement. (p. 11-12)