Cette réédition de l’ « homme-joie » est illustrée en couverture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle subodore soit que la « joie » conjointe à l’homme se partage néanmoins entre les sexes, soit que l’ « homme » générique du titre et de la première nouvelle englobe l’espèce humaine (femmes/hommes), soit… Quoi qu’il en soit, cette « joie »-là se met en image avec cette adolescente dont la chair radieuse porte jusqu’aux lèvres une envoûtante aria. Où conduit cette exultation? Que ma joie demeure nous ont jadis suggéré Bach et Giono, tout en occultant la couleur de cet état. Alors…Pourquoi ne pas chercher les couleurs qui hantent l’ouvrage de Christian Bobin?
Christian Bobin, L’homme-joie, L’iconoclaste, Gallimard, 174 pages, 2012, réédition 2017
Si nous pérégrinons dans ses pages, tout en captant seulement l’art des coloris, les mots se métamorphosent lentement, développant leur mélodie secrète. Au fil des instants de vie privilégiés par chaque récit, ils révèlent une âme vivant en un temps « suspendu ».
Certes l’entrée dans l’ouvrage bobinesque*1bobinesque, néologisme ! emporte d’emblée l’esprit dans le bleu. Nous (lecteur/auteur) « partons dans le bleu » d’un « matin fraîchi », celui « du ciel** »2Faut-il se souvenir de Georges Bataille ? qui envahit jusqu’à la lettre rédigée sur un inexorable papier blanc. L’auteur marche « sous le bleu », justement celui-là, ce bleu céleste. Cette couleur se développera dans le « carnet bleu », manuscrit et central, lequel évoque « l’âme » — sans doute de l’aimée — et produit aussi le blanc d’une « étoile ». Il deviendra ensuite le bleu de ces fleurs qui manque d’abord de « rendre aveugle » (Laurier rose), de ces fleurs bleues qui se rapprochent des roses, lesquelles subissent le même effet et ne peuvent être regardées en face très longtemps (Yeux d’or). Le bleu des « grands espacements » de silence redevient enfin céleste, lorsqu’il clôt l’ouvrage en une sorte de point final.
Outre cette promenade à travers le bleu qui guide subrepticement le recueil, la couleur or privilégiée en dérive et emporte une religiosité secrète. Ainsi le bel oiseau aux « ailes d’or » ou « vêtu d’or » de la première nouvelle (L’homme-joie) est une sorte d’invitation à l’allégresse. Une indication ? Ici, le bleu du ciel est « comme une pièce d’or qui tombe de la poche » ; là, un prince en attente porte une chemise « perlée d’or » ; ailleurs, une reine (Suréna, Corneille) pousse un cri « doré à la feuille d’or ». Dans Les yeux d’or, un cheval mange « éclaboussé d’or et d’émeraude », « mâchant la lumière verte mouillée de pièce d’or » (sans doute une fresque). « La tête plongée dans l’or », il compose une phrase « rassurante sur la vie ». L’enfant naïf qui regarde cet « ange à crinière » a un « grand appétit d’or », lequel engendre le même état chez l’auteur. Des « yeux d’or poussent sous (ses) paupières », avant de se « faner » et redevenir normaux. Même le quotidien de l’auteur se laisse envahir par cet or. Faire simplement « la vaisselle à la main » suscite son imagination : des mannequins marchands « au masque d’or » semblent ainsi avoir trouvé un « remède contre la mort ». En outre, Bobin est celui a vu « de l’or dans le néant ». Une transmutation précieuse. Même la pauvreté peut avoir un « fil d’or », comme le signifie la jupe de la gitane (La restitution). Notre propre vie se terminera en des miettes qui seront en « or », tandis qu’un ange reconstituera le pain entier. La croyance envahit peu à peu le recueil. Le Christ a été enluminé par « l’or blanc des crachats ». Dans la cathédrale de Maguelone, les bougies « de cire et d’or perdu » sont les trésors d’enfant, sont. Le philosophe Pascal, au terme de sa nuit d’illumination, jaillit ensuite « les yeux mouillés d’or » du noir et des pages d’un livre. Un autre philosophe anonyme***3Est-ce Basile Valentin? Comte-Sponville? trouve dans l’herbe « des clés en or » : elles s’avèrent inutiles car il n’y a pas de porte. Qu’importe, car la paix massive arrivera « comme devant un calvaire d’or ». Une paix connotée par la croyance.
Le jaune peut être audacieusement considéré comme un cas particulier découlant de cet or-là. Or c’est l’une des rares couleurs à avoir une référence matérielle et même… potagère : le « mirabelle » des yeux d’un chat noir.
Le noir, quant à lui, étend – paradoxalement ? — ses ailes sur cet hymne livresque, rythmé d’instants dédiés à la joie en passant par l’art. La voix de la gitane Maria est un bijou « sur un écrin noir ». Il est celui des angles « noirs et blancs » du musée Soulages. L’auteur y pénètre, comme un enfant dans une buanderie, face « aux draps noirs mis à sécher sur une corde ». Les peintures ont des « stries noires » et l’artiste « peint tout en noir un paysage sous la neige ». Dans la salle, un « gardien noir en costume noir » semble en harmonie ! L’écrivain sortira dans la nuit (sa nuit intérieure?), tandis que les étoiles blanches de la Voie lactée grésillent sur un « irréfutable fond noir ». Son cerveau de lecteur de l’ouvrage de Conrad – Typhon — est une « prairie noire » : tout y est noir, trempé de noir, une main est en acier noir, la peur est « aux yeux noirs », l’eau de mer aussi est noire et explose dans « la cale » du cerveau (La gueule du lion). Une muraille de « feu noir » pendant la lecture « dans un bloc noir, dans la gueule béante du noir ». Les violonistes Oistrakh et Menuhin, découverts en concert sur un vieux film « noir et blanc , portent des costumes aux « manches noir corbeau » (La main de vie). Même l’angoisse de ce Christ qui, même « abandonné » par un dieu « muet », recèle un réel espoir : « il faut que le noir s’accentue pour que la première étoile apparaisse » (Mieux qu’un ange). La couleur symbolise enfin – plus traditionnellement — la mort. Elle est ici celle du chat noir «à la maigreur franciscaine », dont une lumière noire couvre les yeux jaunes comme une laque (Le petit charbonnier). La « grande vague noire », qui dit la mort du chat, dit probablement la nôtre par ricochet.
Cette couleur des ténèbres apporte aussi quelque surprise, lorsque la nuit se dévoile « noire comme la paroi d’une rose rouge ». Il nous conduit ainsi vers le rouge, certes peu présent, qui se réfère surtout au sang et à la maladie. Il est celui du sang de l’écrivain qui « passe » au noir en lisant le Typhon de Conrad. Après une autre lecture, celle de La Vie nouvelle de Dante Alighieri, Bobin croise des chasseurs de sangliers. Belle occasion de constater notre avancée dans la vie est faite avec « des mains rougies de criminels », que seule la mort blanchira (Vita nuova). Au quotidien maintenant, un verre brisé lors d’une vaisselle fait perler du sang à son doigt, « un nuage rouge ». L’auteur estime que la « main de la vie » n’est vraie que blessée et « rougie de maladresse ». Un autre souvenir…Dans l’enfance, la piqûre inadéquate d’un médecin suscite une allergie et change la couleur de son visage et de sa poitrine en « rouge tomate ». Restera encore la mort qui consiste à passer « du rouge au noir, puis au glacé ». Seul un meuble – objet matériel presque audacieux — est rouge, ce « fauteuil » où le pianiste Glenn Gould et l’auditeur Bobin se sont assis pour entendre la musique près du piano noir (L’irrésistible). Le lien à l’art de cette couleur persiste en la « mère des poètes », cette gitane dont la jupe a « de bouillonnantes cerises rouges » (La restitution). Son rouge à lèvres la mue même en « colombe du saint esprit » maquillée. Le divin réapparaît en elle : sous les ordres de dieu, elle contemplera les fruits de « sang noir ».
On aurait attendu une forte présence du blanc, symbole s’il en est de l’immaculé et du pur…Il reste discret, presque réduit aux traditionnelles pages blanches. Il est pourtant celui des neiges canadiennes et des terres blanches (L’irrésistible), sous une lumière blanche, en ces lieux du Grand Nord où les étoiles le sont aussi. Tout comme le rouge peut teinter d’autres couleurs (rougir), le blanc blanchit « de toute espérance » les yeux des chiens maltraités ou les mains rougies des criminels.
Le vert est rarement nommé. Est-il plus précieux ? Il est celui de la « lumière » que mâche « un sage à tête de cheval », sans doute sur une fresque ou enluminure religieuse (Les yeux d’or). Ailleurs, un ange et un moine révèlent une vie immatérielle, impalpable, « verte » et jaune. Cette teinte se retrouve dans Les minutes suspendues à l’intérieur d’une cathédrale : du « papier vert de l’air sur lequel apparaissent des feuilles d’acanthe.
Le brun d’un cheval trouve une référence concrète d’exception (chocolat), puis la couverture brune du lit sur lequel saute le chat, image de la vie qui conduit à la mort – un abri – tel un chat qui porte ses petits dans la gueule (Le petit charbonnier)
Le rose est celui d’un ami – un autre lui-même ? — dont la femme est décédée et dont le visage « brûle sous les lumières roses » (Le laurier-rose). Il est aussi celui de la feuille de vigne rosée mise entre les mains d’un enfant. La lumière devient alors rose. Le rose de cette feuille déchiquetée essaime, « poussière de poussière », dans l’air, sur les lèvres, dans les yeux au fond d’une âme souvent « rafraîchie ». (Les minutes suspendues).
Certaines couleurs n’apparaisse qu’une fois, le mauve en compagnie du grisâtre de fleurs au pied d’une cathédrale (Les minutes suspendues), de même que l’argent dans le fil-corde des araignées (Un trousseau de clés). Elle renvoie rarement à une perception que nous pourrions qualifier de normale : le chocolat du brun ou le corbeau du noir… Les couleurs, presque toujours nommées dans la simplicité (bleu, or, noir, blanc, vert, rouge, rose), à l’état brut en quelque sorte, se distinguent par l’état d’esprit et le sentiment qu’elles révèlent (art, spiritualité, religion). Elles ne se mélangent qu’à deux reprises : sur la jupe mystique de la gitane, ce « soleil soufi multicolore » et dans ces fleurs qui riaient de toutes les couleurs (Un trousseau de clés) et ne deviennent « chaudes » que pour évoquer le rire de l’aimée disparue (Vita nuova). Mais non, nous n’avions surtout pas la prétention de jouer à être le Michel Pastoureau des joies version Bobin. Nous avions juste envie de consulter ce monde de couleurs propres à un écrivain – sa palette en quelque sorte – en lui superposant ce récit bigarré par les teintes livresques. Une liberté de lectrice. Et de reconnaître que cet auteur développe sa pensée : la couleur, c’est « la parole » des fleurs. Elle peut aussi être la parole des lieux et des hommes diffusée en notre temps terrestre.
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Notes