Christian Bobin : Noireclaire

Par |2024-07-07T13:36:04+02:00 7 juillet 2024|Catégories : Essais & Chroniques|

 

Ce livre de grand for­mat, aéré pour des pages sou­vent lap­idaires, com­mence par une épigraphe emprun­tée à Yuan Zhen, poète chi­nois du 9ème siè­cle après J. C. : « Je n’ai à t’offrir que mes yeux ouverts dans la nuit. » Il s’achève, entre deux pages blanch­es, par ces seuls mots, mais qui définis­sent l’ouvrage : « Un petit bou­quet mor­tu­aire ten­du mal­adroite­ment par un enfant au crâne rasé. » Entre ces extrémités, tout Bobin s’insinue. Le mobile est claire­ment exprimé, page 51 : « Rien de plus heureux que de penser à ceux qui ne sont plus : ils revi­en­nent par cette pen­sée et c’est comme si on gag­nait au bras de fer avec la mort, éprou­vant la douceur d’être momen­tané­ment vain­queur des ténèbres. »

Noire­claire est con­sti­tué essen­tielle­ment de sen­tences, sans être sen­ten­cieux. Le monde, Bobin le tient fon­cière­ment à dis­tance. Il le bro­carde d’entrée de jeu. « Les yeux vides ont envahi tous les métiers. » Ce monde, toute­fois, l’intéresse assez peu. Ain­si vingt ans suf­fi­raient pour que des os [d’une femme de trente ans] ne soient plus que poudre. C’est invraisem­blable, dans un cimetière, même qual­i­fié de “joli” page 12. Peu importe, selon lui ! Car les poèmes « don­nent des nou­velles du ciel, jamais du monde ». Com­ment n’en pas douter, pour les nou­velles du ciel aus­si ? Que loge en effet Bobin der­rière ce voca­ble ?  Il demande, et cette ques­tion emplit la total­ité de la page 25 : « Chers oiseaux, com­bi­en payez-vous de loy­er ? » Sur un plan plus sym­bol­ique, page 13 : « Le manque est la lumière don­née à tous. » Si, à l’évidence, un réfugié ne peut lire ça sans tor­dre la bouche, Bobin pour autant croit-il au Ciel ? « Le corps est le seul tombeau. Le mort est une enveloppe dont on a enlevé la let­tre. » Ailleurs, il main­tient l’éternel. Cette femme per­due, il la qual­i­fie : « ange et pécher­esse, inex­tri­ca­ble­ment ». Au milieu du gué, d’un côté, c’est très clair, pour lui. Page 71, cette morte n’est plus : « Ce verre de cristal, je l’ai rem­pli d’eau fraîche […], je peux le boire d’un trait, toi pas. » Déjà page 14 : « Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien. » Mais de l’autre, sur la même page, dans la sen­tence suiv­ante : « La mort se crispe de te voir lui échap­per. » Donc, là, cette morte vivrait encore. Le sésame se trou­verait-il page 40 : « À genoux dans la cham­bre de ta fille tu mets de l’ordre dans ses jou­ets : c’est la dernière vision que j’ai de toi dans cette vie. Quelques heures après tu n’es plus rien — comme Dieu. »

Si l’ambiguïté con­stitue assuré­ment une richesse, d’autres impré­ci­sions s’avèrent moins con­struc­tives. « Le foulard à ton cou savait tout de ton âme », écrit-il page 35. Facile ? Un peu comme, sur le plateau de La grande librairie, le 15 octo­bre, il déclare un chant de moineau supérieur à Bach !  Le lecteur curieux lit encore que « les âmes sont des cigales ». Mais encore ? Deux pages plus loin, Bobin affirme que « même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme. Il est impos­si­ble de vivre sans cru­auté. Respir­er, exercer sa joie, c’est déjà bless­er quelqu’un alen­tour. » La qua­trième de cou­ver­ture met au con­traire en avant : « Le sourire est la seule preuve de notre pas­sage sur terre. » Plus avant, ce qu’il écrit de la lec­ture, qu’elle change tout « en bonne farine lumineuse de silence », ne vaudrait-il pas pour son style ? Ain­si peut se com­pren­dre cet appel au meurtre : « Je veux tuer Chris­t­ian Bobin. » Ne resterait plus, sur la page, que l’impondérable, la voix du silence.

En bref, l’ensemble laisse un peu sur sa faim. Quand, tout au début de Noire­claire, il con­signe : « Un trem­ble se tient à l’entrée du champ comme un jeune garçon de ferme venu deman­der du tra­vail » et qu’il pour­suit, après un inter­valle de blanc/silence : « Il attend sa cas­quette de lumière dans son poing ser­ré », ne se croirait-on pas chez Jules Renard ? Ou bien, sur cette autre médi­ta­tion, page 42 : « Une goutte d’eau se sui­cide dans l’évier après une longue hési­ta­tion » – com­ment ne pas rester sur notre soif ? Si Noire­claire, livre de la matu­rité, accom­plit la mis­sion que Bobin s’est assigné : « Je t’écris pour t’emmener plus loin que ta mort », la tra­ver­sée de ce qu’il ne nomme pas des enfers – sans fer­mer totale­ment la bouche à sa douleur, heureuse­ment – con­naît des trous d’air, des cahots. C’est un recueil riche, sou­vent bril­lant que Noire­claire, mais ce n’est pas le chef‑d’œuvre qu’on est en droit d’attendre de l’auteur.

Présentation de l’auteur

Christian Bobin

Chris­t­ian Bobin, né le au Creusot en Saône-et-Loire et mort le à Chalon-sur-Saône, est un écrivain et poète français.

Il se fait con­naître du grand pub­lic en 1992 avec Le Très-Bas, livre con­sacré à saint François d’Assise, et n’a depuis cessé de gag­n­er en pop­u­lar­ité. Auteur très pro­lifique, il a pub­lié une soix­an­taine d’ouvrages durant sa carrière.

Bibliographie

Romans et essais

  1. Let­tre pour­pre, Édi­tions Bran­des, 1977.
  2. Le Feu des cham­bres, Bran­des, 1978.
  3. Le Bais­er de mar­bre noir, Bran­des, 1984.
  4. Sou­veraineté du vide, Fata Mor­gana, 1985.
  5. L’Homme du désas­tre, Fata Mor­gana, 1986.
  6. Le col­por­teur, Bran­des, 1986.
  7. Ce que dis­ait l’homme qui n’aimait pas les oiseaux, Bran­des, 1986.
  8. Dame, roi, valet, Bran­des, 1987.
  9. Let­tres d’or, Fata Mor­gana, 1987.
  10. La Part man­quante, Gal­li­mard, 1989.
  11. Éloge du rien, Fata Mor­gana, 1990.
  12. L’autre vis­age, Let­tres Vives, 1991.
  13. La Mer­veille et l’Ob­scur, Paroles d’Aube, 1991 – Entre­tiens avec Chris­t­ian Bobin.
  14. Une petite robe de fête, Gal­li­mard, 1991.
  15. Le Très-Bas, Gal­li­mard, 1992 – Prix des Deux Magots 1993, Grand prix catholique de lit­téra­ture 1993.
  16. Isabelle Bruges, Le temps qu’il fait, 1992.
  17. Cœur de neige, Théodore Bal­moral, 1993.
  18. L’Éloigne­ment du monde, Let­tres Vives, 1993.
  19. L’Ine­spérée, Gal­li­mard, 1994.
  20. L’Épuise­ment, Le temps qu’il fait, 1994.
  21. Quelques jours avec elles, Le temps qu’il fait, 1994.
  22. L’Homme qui marche, Le temps qu’il fait, 1995.
  23. La Folle Allure, Gal­li­mard, 1995.
  24. Bon à rien, comme sa mère, Let­tres Vives, 1995.
  25. La plus que vive, Gal­li­mard, 1996.
  26. Clé­mence Grenouille, illus­tra­tions de Saraï Delfendahl, Le temps qu’il fait, 1996.
  27. Une con­férence d’Hélène Cas­si­cadou, illus­tra­tions de Saraï Delfendahl, Le temps qu’il fait, 1996.
  28. Gaël Pre­mier, roi d’Abim­m­m­m­mme13 et de Mor­ne­longe, illus­tra­tions de Saraï Delfendahl, Le temps qu’il fait, 1996.
  29. Le Jour où Franklin mangea le soleil, illus­tra­tions de Saraï Delfendahl, Le temps qu’il fait, 1996.
  30. Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gal­li­mard, 1996 – Pho­togra­phies en noir et blanc d’É­douard Boubat, textes de Chris­t­ian Bobin (rééd. Gal­li­mard, 2010).
  31. Auto­por­trait au radi­a­teur, Gal­li­mard, 1997.
  32. Mozart et la pluie suivi de Un désor­dre de pétales rouges, Let­tres Vives, 1997.
  33. Geai, Gal­li­mard, 1998.
  34. L’Équilib­riste, Le temps qu’il fait, 1998.
  35. La Grâce de soli­tude, Dervy, 1998 – Dia­logue avec Chris­t­ian Bobin, Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup, Théodore Monod.
  36. Tout le monde est occupé, Mer­cure de France, 1999.
  37. La Femme à venir, Gal­li­mard, 1999.
  38. Ressus­citer, Gal­li­mard, 2001.
  39. La Lumière du monde, Gal­li­mard, 2001.
  40. Paroles pour un adieu, Albin Michel, 2001.
  41. Le Christ aux coqueli­cots, Let­tres Vives, 2002.
  42. Louise Amour, Gal­li­mard, 2004.
  43. Pris­on­nier au berceau, Mer­cure de France, 2005.
  44. Une bib­lio­thèque de nuages, Let­tres Vives, 2006.
  45. La Dame blanche, Gal­li­mard, 2007.
  46. Les Ruines du ciel, Gal­li­mard, 2009 – Prix du livre de spir­i­tu­al­ité 2010 Panora­­ma-La Procure.
  47. Car­net du soleil, Let­tres Vives, 2011.
  48. Un assas­sin blanc comme neige, Gal­li­mard, 2011.
  49. L’Homme-joie, L’I­con­o­claste, 2012.
  50. La Grande Vie, Gal­li­mard, 2014.
  51. Noire­claire, Gal­li­mard, 2015.
  52. La Prière silen­cieuse, Gal­li­mard, 2015 – Pho­togra­phies de Frédéric Dupont, texte de Chris­t­ian Bobin.
  53. Un bruit de bal­ançoire, L’I­con­o­claste, 2017.
  54. La Nuit du cœur, Gal­li­mard, 2018, à pro­pos de sa rela­tion avec l’Ab­ba­tiale Sainte-Foy de Conques.
  55. La Muraille de Chine, Let­tres Vives, 2019.
  56. L’Amour des fan­tômes, L’H­erne, 2019.
  57. Pierre, Gal­li­mard.
  58. L’Homme du désas­tre, Fata Mor­gana, 2021.
  59. Le Muguet rouge, Gal­li­mard, 2022.
  60. Les Dif­férentes Régions du ciel. Oeu­vres choisies (pré­face illus­trée inédite de l’au­teur) (1024 pages, 58 ill.), Col­lec­tion Quar­to, Série Voix con­tem­po­raines, Édi­tions Gal­li­mard, 06/10/2022.

Poésie

  1. Le Huitième Jour de la semaine, Let­tres Vives, 1986.
  2. L’Enchantement sim­ple, Let­tres Vives, 1989.
  3. Le Col­por­teur, Fata Mor­gana, 1990.
  4. La Vie pas­sante, Fata Mor­gana, 1990.
  5. Un livre inutile, Fata Mor­gana, 1992.
  6. La Présence pure, Le temps qu’il fait, 1999.
  7. L’Enchantement sim­ple et autres textes, Poésie/Gallimard, 2001.
  8. La Présence pure et autres textes, Poésie/Gallimard, 2008.
  9. Éclat du Soli­taire, Fata Mor­gana, 2011.
  10. Le Plâtri­er sif­fleur, Poe­sis, 2018.
  11. Les poètes sont des mon­stres, Let­tres Vives, 2022.

Préfaces et postfaces

  • Air de soli­tude de Gus­tave Roud, Édi­tions Fata Mor­gana, 1988 (pré­face).
  • L’om­bre la neige de Max­imine, Édi­tions Arfuyen, 1991 (let­tre-post­­face).
  • Sori­an­o­da de Patrick Renou, Édi­tions de l’En­vol, 1992 (let­tre en postface).
  • Tu m’en­tends ? de Patrick Renou, Édi­tions Dey­rolle, 1994 (rééd. Verdier) (pré­face).
  • Devance tous les adieux de Ivy Edel­stein, Édi­tions Points, 2015 (pré­face).
  • Nudità del­la Paro­la : Le sette parole di Gesù in croce d’Em­manuel Bor­sot­ti, Edi­zioni Qiqa­jon, 2018 (let­tre en préface).

Revues

  • « Le Boucli­er », revue La Chair et le Souf­fle, vol. 8, no 2, 2013, p. 48–56.

Collaborations

  • Quand la brume se déchire (sous-titre : Dans la nuit d’Alzheimer), Édi­tions du Palais, 2020.

Distinctions

Prix littéraires

  • 1993 : Prix des Deux Magots, pour Le Très-Bas.
  • 1993 : Grand prix catholique de lit­téra­ture, pour Le Très-Bas.
  • 2009 : Prix du livre de spir­i­tu­al­ité Panora­­ma-La Pro­cure, pour Les Ruines du ciel.
  • 2016 : Prix d’A­cadémie de l’A­cadémie française pour l’ensem­ble de son œuvre.
  • 2020 : prix lit­téraire Prince Pierre de Mona­co pour l’ensem­ble de son œuvre.

    Hommages

    • Chris­t­ian Bobin est cité au Belvédère du Grau‑d’Agde.

    Poèmes choi­sis

    Autres lec­tures

    Christian Bobin, L’homme-joie

    Cette réédi­tion de l’ « homme-joie » est illus­trée en cou­ver­ture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle sub­odore soit que la « joie » con­jointe à l’homme se partage néan­moins entre les sex­es, soit que […]

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