Christian Bobin : Noireclaire

 

Ce livre de grand format, aéré pour des pages souvent lapidaires, commence par une épigraphe empruntée à Yuan Zhen, poète chinois du 9ème siècle après J. C. : « Je n’ai à t’offrir que mes yeux ouverts dans la nuit. » Il s’achève, entre deux pages blanches, par ces seuls mots, mais qui définissent l’ouvrage : « Un petit bouquet mortuaire tendu maladroitement par un enfant au crâne rasé. » Entre ces extrémités, tout Bobin s’insinue. Le mobile est clairement exprimé, page 51 : « Rien de plus heureux que de penser à ceux qui ne sont plus : ils reviennent par cette pensée et c’est comme si on gagnait au bras de fer avec la mort, éprouvant la douceur d’être momentanément vainqueur des ténèbres. »

Noireclaire est constitué essentiellement de sentences, sans être sentencieux. Le monde, Bobin le tient foncièrement à distance. Il le brocarde d’entrée de jeu. « Les yeux vides ont envahi tous les métiers. » Ce monde, toutefois, l’intéresse assez peu. Ainsi vingt ans suffiraient pour que des os [d’une femme de trente ans] ne soient plus que poudre. C’est invraisemblable, dans un cimetière, même qualifié de “joli” page 12. Peu importe, selon lui ! Car les poèmes « donnent des nouvelles du ciel, jamais du monde ». Comment n’en pas douter, pour les nouvelles du ciel aussi ? Que loge en effet Bobin derrière ce vocable ?  Il demande, et cette question emplit la totalité de la page 25 : « Chers oiseaux, combien payez-vous de loyer ? » Sur un plan plus symbolique, page 13 : « Le manque est la lumière donnée à tous. » Si, à l’évidence, un réfugié ne peut lire ça sans tordre la bouche, Bobin pour autant croit-il au Ciel ? « Le corps est le seul tombeau. Le mort est une enveloppe dont on a enlevé la lettre. » Ailleurs, il maintient l’éternel. Cette femme perdue, il la qualifie : « ange et pécheresse, inextricablement ». Au milieu du gué, d’un côté, c’est très clair, pour lui. Page 71, cette morte n’est plus : « Ce verre de cristal, je l’ai rempli d’eau fraîche […], je peux le boire d’un trait, toi pas. » Déjà page 14 : « Les ténèbres sont de notre côté, pas du tien. » Mais de l’autre, sur la même page, dans la sentence suivante : « La mort se crispe de te voir lui échapper. » Donc, là, cette morte vivrait encore. Le sésame se trouverait-il page 40 : « À genoux dans la chambre de ta fille tu mets de l’ordre dans ses jouets : c’est la dernière vision que j’ai de toi dans cette vie. Quelques heures après tu n’es plus rien — comme Dieu. »

Si l’ambiguïté constitue assurément une richesse, d’autres imprécisions s’avèrent moins constructives. « Le foulard à ton cou savait tout de ton âme », écrit-il page 35. Facile ? Un peu comme, sur le plateau de La grande librairie, le 15 octobre, il déclare un chant de moineau supérieur à Bach !  Le lecteur curieux lit encore que « les âmes sont des cigales ». Mais encore ? Deux pages plus loin, Bobin affirme que « même nos erreurs, il faut les faire d’une main ferme. Il est impossible de vivre sans cruauté. Respirer, exercer sa joie, c’est déjà blesser quelqu’un alentour. » La quatrième de couverture met au contraire en avant : « Le sourire est la seule preuve de notre passage sur terre. » Plus avant, ce qu’il écrit de la lecture, qu’elle change tout « en bonne farine lumineuse de silence », ne vaudrait-il pas pour son style ? Ainsi peut se comprendre cet appel au meurtre : « Je veux tuer Christian Bobin. » Ne resterait plus, sur la page, que l’impondérable, la voix du silence.

En bref, l’ensemble laisse un peu sur sa faim. Quand, tout au début de Noireclaire, il consigne : « Un tremble se tient à l’entrée du champ comme un jeune garçon de ferme venu demander du travail » et qu’il poursuit, après un intervalle de blanc/silence : « Il attend sa casquette de lumière dans son poing serré », ne se croirait-on pas chez Jules Renard ? Ou bien, sur cette autre méditation, page 42 : « Une goutte d’eau se suicide dans l’évier après une longue hésitation » – comment ne pas rester sur notre soif ? Si Noireclaire, livre de la maturité, accomplit la mission que Bobin s’est assigné : « Je t’écris pour t’emmener plus loin que ta mort », la traversée de ce qu’il ne nomme pas des enfers – sans fermer totalement la bouche à sa douleur, heureusement – connaît des trous d’air, des cahots. C’est un recueil riche, souvent brillant que Noireclaire, mais ce n’est pas le chef-d’œuvre qu’on est en droit d’attendre de l’auteur.

Présentation de l’auteur

Christian Bobin

Christian Bobin, né le 24 avril 1951 au Creusot en Saône-et-Loire et mort le 23 novembre 2022 à Chalon-sur-Saône, est un écrivain et poète français.

Il se fait connaître du grand public en 1992 avec Le Très-Bas, livre consacré à saint François d’Assise, et n’a depuis cessé de gagner en popularité. Auteur très prolifique, il a publié une soixantaine d’ouvrages durant sa carrière.

Bibliographie

Romans et essais

  1. Lettre pourpre, Éditions Brandes, 1977.
  2. Le Feu des chambres, Brandes, 1978.
  3. Le Baiser de marbre noir, Brandes, 1984.
  4. Souveraineté du vide, Fata Morgana, 1985.
  5. L'Homme du désastre, Fata Morgana, 1986.
  6. Le colporteur, Brandes, 1986.
  7. Ce que disait l'homme qui n'aimait pas les oiseaux, Brandes, 1986.
  8. Dame, roi, valet, Brandes, 1987.
  9. Lettres d'or, Fata Morgana, 1987.
  10. La Part manquante, Gallimard, 1989.
  11. Éloge du rien, Fata Morgana, 1990.
  12. L'autre visage, Lettres Vives, 1991.
  13. La Merveille et l'Obscur, Paroles d'Aube, 1991 – Entretiens avec Christian Bobin.
  14. Une petite robe de fête, Gallimard, 1991.
  15. Le Très-Bas, Gallimard, 1992 – Prix des Deux Magots 1993, Grand prix catholique de littérature 1993.
  16. Isabelle Bruges, Le temps qu'il fait, 1992.
  17. Cœur de neige, Théodore Balmoral, 1993.
  18. L'Éloignement du monde, Lettres Vives, 1993.
  19. L'Inespérée, Gallimard, 1994.
  20. L'Épuisement, Le temps qu'il fait, 1994.
  21. Quelques jours avec elles, Le temps qu'il fait, 1994.
  22. L'Homme qui marche, Le temps qu'il fait, 1995.
  23. La Folle Allure, Gallimard, 1995.
  24. Bon à rien, comme sa mère, Lettres Vives, 1995.
  25. La plus que vive, Gallimard, 1996.
  26. Clémence Grenouille, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  27. Une conférence d'Hélène Cassicadou, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  28. Gaël Premier, roi d'Abimmmmmme13 et de Mornelonge, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  29. Le Jour où Franklin mangea le soleil, illustrations de Saraï Delfendahl, Le temps qu'il fait, 1996.
  30. Donne-moi quelque chose qui ne meure pas, Gallimard, 1996 – Photographies en noir et blanc d'Édouard Boubat, textes de Christian Bobin (rééd. Gallimard, 2010).
  31. Autoportrait au radiateur, Gallimard, 1997.
  32. Mozart et la pluie suivi de Un désordre de pétales rouges, Lettres Vives, 1997.
  33. Geai, Gallimard, 1998.
  34. L'Équilibriste, Le temps qu'il fait, 1998.
  35. La Grâce de solitude, Dervy, 1998 – Dialogue avec Christian Bobin, Jean-Michel Besnier, Jean-Yves Leloup, Théodore Monod.
  36. Tout le monde est occupé, Mercure de France, 1999.
  37. La Femme à venir, Gallimard, 1999.
  38. Ressusciter, Gallimard, 2001.
  39. La Lumière du monde, Gallimard, 2001.
  40. Paroles pour un adieu, Albin Michel, 2001.
  41. Le Christ aux coquelicots, Lettres Vives, 2002.
  42. Louise Amour, Gallimard, 2004.
  43. Prisonnier au berceau, Mercure de France, 2005.
  44. Une bibliothèque de nuages, Lettres Vives, 2006.
  45. La Dame blanche, Gallimard, 2007.
  46. Les Ruines du ciel, Gallimard, 2009 – Prix du livre de spiritualité 2010 Panorama-La Procure.
  47. Carnet du soleil, Lettres Vives, 2011.
  48. Un assassin blanc comme neige, Gallimard, 2011.
  49. L'Homme-joie, L'Iconoclaste, 2012.
  50. La Grande Vie, Gallimard, 2014.
  51. Noireclaire, Gallimard, 2015.
  52. La Prière silencieuse, Gallimard, 2015 – Photographies de Frédéric Dupont, texte de Christian Bobin.
  53. Un bruit de balançoire, L'Iconoclaste, 2017.
  54. La Nuit du cœur, Gallimard, 2018, à propos de sa relation avec l'Abbatiale Sainte-Foy de Conques.
  55. La Muraille de Chine, Lettres Vives, 2019.
  56. L'Amour des fantômes, L'Herne, 2019.
  57. Pierre, Gallimard.
  58. L'Homme du désastre, Fata Morgana, 2021.
  59. Le Muguet rouge, Gallimard, 2022.
  60. Les Différentes Régions du ciel. Oeuvres choisies (préface illustrée inédite de l'auteur) (1024 pages, 58 ill.), Collection Quarto, Série Voix contemporaines, Éditions Gallimard, 06/10/2022.

Poésie

  1. Le Huitième Jour de la semaine, Lettres Vives, 1986.
  2. L’Enchantement simple, Lettres Vives, 1989.
  3. Le Colporteur, Fata Morgana, 1990.
  4. La Vie passante, Fata Morgana, 1990.
  5. Un livre inutile, Fata Morgana, 1992.
  6. La Présence pure, Le temps qu'il fait, 1999.
  7. L’Enchantement simple et autres textes, Poésie/Gallimard, 2001.
  8. La Présence pure et autres textes, Poésie/Gallimard, 2008.
  9. Éclat du Solitaire, Fata Morgana, 2011.
  10. Le Plâtrier siffleur, Poesis, 2018.
  11. Les poètes sont des monstres, Lettres Vives, 2022.

Préfaces et postfaces

  • Air de solitude de Gustave Roud, Éditions Fata Morgana, 1988 (préface).
  • L'ombre la neige de Maximine, Éditions Arfuyen, 1991 (lettre-postface).
  • Sorianoda de Patrick Renou, Éditions de l'Envol, 1992 (lettre en postface).
  • Tu m'entends ? de Patrick Renou, Éditions Deyrolle, 1994 (rééd. Verdier) (préface).
  • Devance tous les adieux de Ivy Edelstein, Éditions Points, 2015 (préface).
  • Nudità della Parola : Le sette parole di Gesù in croce d'Emmanuel Borsotti, Edizioni Qiqajon, 2018 (lettre en préface).

Revues

  • « Le Bouclier », revue La Chair et le Souffle, vol. 8, no 2, 2013, p. 48-56.

Collaborations

  • Quand la brume se déchire (sous-titre : Dans la nuit d'Alzheimer), Éditions du Palais, 2020.

Distinctions

Prix littéraires

  • 1993 : Prix des Deux Magots, pour Le Très-Bas.
  • 1993 : Grand prix catholique de littérature, pour Le Très-Bas.
  • 2009 : Prix du livre de spiritualité Panorama-La Procure, pour Les Ruines du ciel.
  • 2016 : Prix d'Académie de l'Académie française pour l'ensemble de son œuvre.
  • 2020 : prix littéraire Prince Pierre de Monaco pour l'ensemble de son œuvre.

    Hommages

    • Christian Bobin est cité au Belvédère du Grau-d'Agde.

    Poèmes choisis

    Autres lectures

    Christian Bobin, L’homme-joie

    Cette réédition de l’ « homme-joie » est illustrée en couverture par la Joueuse de flûte de Camille Claudel. Elle subodore soit que la « joie » conjointe à l’homme se partage néanmoins entre les sexes, soit que [...]