Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

Par |2018-06-22T14:19:28+02:00 3 juin 2018|Catégories : Christian Monginot, Essais & Chroniques|Mots-clés : |

Par cette let­tre ouverte, je voudrais dire à ceux que l’avenir de la poésie préoc­cupe qu’aucune rai­son d’espérer n’est plus forte que celle qui naît de l’expérience même. Ce n’est pas ce qu’une société pense ou ne pense pas de la poésie qui con­stitue son iden­tité pro­pre, ni ce qu’elle en fait ou n’en fait pas qui déter­mine sa fonc­tion réelle.

C’est, au con­traire, ce que la poésie nous livre d’elle et, à tra­vers elle, de notre société, de notre monde, du réel, de nous-mêmes, qui décide de sa per­ti­nence et de son impor­tance. Tant que la poésie témoign­era à tra­vers nous de cette façon-là, rien ne saurait inter­dire que quelques-uns d’entre nous soient puis­sam­ment aiman­tés, guidés, déroutés par la lec­ture, l’écriture, l’expérience du poème et s’appliquent à les men­er plus loin.

La ques­tion des raisons d’être de la poésie et de son avenir est une ques­tion récur­rente, au moins depuis Pla­ton, mais qui est dev­enue de plus en plus insis­tante depuis la sec­onde moitié du siè­cle dernier. Cette ques­tion prend des vis­ages divers selon ceux qui la posent, si bien que l’on peut se deman­der s’il s’agit tou­jours de la même ques­tion ou de plusieurs ques­tions con­fon­dues dans la général­ité de son énon­cé. Est-ce bien la même ques­tion, en effet, que se sont posée les philosophes et les écrivains, les cri­tiques et les lecteurs, les romanciers et les poètes, les avant-gardes et les édi­teurs ? Tou­jours est-il que la con­ver­gence de ces mul­ti­ples doutes a fini par créer autour de la poésie une atmo­sphère délétère dans laque­lle elle a le plus grand mal à se man­i­fester sociale­ment et à se jus­ti­fi­er. Prise entre l’indifférence médi­a­tique et le soupçon philosophique, entre la défi­ance poli­tique et l’asphyxie économique, la poésie ne peut esquiver les mul­ti­ples augures de sa fin plus ou moins proche. C’est, je crois, d’une lucid­ité inédite touchant à sa nature, à ses pou­voirs, à ses lim­ites, que dépen­dent aujourd’hui la moti­va­tion et le courage néces­saires pour en pour­suiv­re l’aventure et faire men­tir les Cas­san­dre d’une mort annoncée.

Je ne crois pas qu’il y ait beau­coup de mots aus­si employés aujourd’hui que le mot « crise ». L’usage en est si général qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’il désigne moins un point cri­tique dans nos affaires humaines que leur état général, voire leur cours naturel. On par­lera donc de crise économique, de crise de la famille, de crise du cou­ple, de crise de la fonc­tion pater­nelle, de crise de l’Église, de crise des ban­lieues et, bien que moins d’esprits s’en émeu­vent, on par­lera aus­si, entre per­son­nes con­cernées, d’une crise de la poésie. Mais mon pro­pos n’est pas de détailler les symp­tômes que l’on asso­cie clas­sique­ment à ladite « crise » de la poésie et que cha­cun con­naît, je préfère me con­cen­tr­er sur le foy­er de la ques­tion et me deman­der en quoi une telle « crise » reflète la nature pro­fonde de l’expérience poé­tique. Au fond, ce qui m’intéresse d’abord ici ce n’est pas le délaisse­ment social de la poésie, mais les raisons internes qui peu­vent jus­ti­fi­er la poésie à ses pro­pres yeux et soutenir ain­si la per­pé­tu­a­tion de son expéri­ence et de sa pratique.

 

 

La poésie, à l’instar d’un organ­isme vivant, a‑t-elle atteint un point cri­tique au-delà duquel son exis­tence n’aurait plus de sens, de rai­son d’être et serait de ce fait men­acée, voire déjà con­damnée ? Cela insiste, devient un leit­mo­tiv depuis le bilan para­dox­al d’Une sai­son en enfer et le renon­ce­ment qui l’a suiv­ie. On se demande, compte-tenu de la stature de Rim­baud, ce qui a pu s’arrêter là, s’interrompre, s’achever. On se dit que si ce n’est pas l’aventure poé­tique elle-même, c’est au moins un cer­tain rap­port de la poésie à l’innocence. Il sem­ble bien que, depuis la Sai­son, les Illu­mi­na­tions, le Har­rar, non seule­ment la poésie ait atteint un point cri­tique, mais encore qu’elle se soit recon­nue dans la nature même de ce point cri­tique. Cela ne veut pas dire qu’elle soit dès lors entrée dans une crise qui con­damn­erait son exis­tence, mais qu’elle s’est éveil­lée tout à coup à sa fonc­tion pre­mière qui est d’explorer et d’aménager l’espace ouvert en nous par une crise plus pro­fonde, plus orig­inelle, une crise con­sub­stantielle au lan­gage humain. Cette crise, en quelque sorte organique, du lan­gage humain, qui devien­dra un thème récur­rent dans tous les domaines des sci­ences humaines, de la cri­tique lit­téraire et de la philoso­phie du siè­cle écoulé, résulte d’une ten­sion entre les pro­priétés de ce lan­gage et celles du réel qu’il a voca­tion de cern­er et de com­mu­ni­quer. Appuyé sur des langues con­stru­ites autour d’un principe d’identité, de fix­ité, de régu­lar­ité, de répéti­tion, sa chas­se à un réel qui ne cesse d’en déjouer les pièges par sa mobil­ité con­stante, son unic­ité, son opac­ité, sem­ble vouée à l’échec, non pas à un échec momen­tané, acci­den­tel, mais à un échec struc­turel dont la logique serait con­tenue dans les prémiss­es mêmes des rap­ports de toute langue au réel.

Le dévoile­ment de l’aporie matricielle des rela­tions entre lan­gage humain et réel s’est dou­blé d’une autre révéla­tion, celle d’une divi­sion de l’humain entre « l’homme fic­tif », qui est l’homme tel qu’il se représente à lui-même, et « l’homme réel », qui est ce qui se pro­duit réelle­ment sous cette fiction.

Le dévoile­ment de l’aporie matricielle des rela­tions entre lan­gage humain et réel s’est dou­blé d’une autre révéla­tion, celle d’une divi­sion de l’humain entre « l’homme fic­tif », qui est l’homme tel qu’il se représente à lui-même, et « l’homme réel », qui est ce qui se pro­duit réelle­ment sous cette fiction.

Les représen­ta­tions que l’homme se con­stru­it de lui-même peu­vent osciller entre fan­tas­magories et élab­o­ra­tions rationnelles, elles se sol­dent toutes par ce « reste » qu’est « l’homme réel », qui demeure hors d’atteinte de leurs dis­cours. Vers cet « homme réel », il n’y a pas de pro­gres­sion asymp­to­tique du dis­cours, ain­si que pou­vait le laiss­er penser un cer­tain opti­misme sci­en­tifique, juste un mur auquel on se heurte, celui dont cha­cun peut faire l’expérience chaque fois qu’il cherche à exprimer ce qui se passe en lui ou à devin­er ce qui se passe en l’autre. Cela n’est pas dû à une erreur orig­inelle que l’homme aurait com­mise en prenant con­science de lui-même et qu’il suf­fi­rait de cor­riger, non, l’homme n’a pas fait cette erreur, c’est cette erreur qui l’a fait, la cor­riger inter­romprait pure­ment et sim­ple­ment la « fab­ri­ca­tion » de l’homme.

Il y a donc, au com­mence­ment, cet engen­drement dis­jonc­tif de l’homme en ses deux parts indis­so­cia­bles : l’homme fic­tif et l’homme réel. Mais les hommes n’aiment pas se vivre ain­si, coupés en deux, et préfèrent en général don­ner à l’homme fic­tif la valeur de l’homme entier, escamotant au pas­sage l’homme réel. Le monde issu de ce tour de passe-passe fonc­tionne sur un mode romanesque, c’est grosso modo le nôtre, celui que nous appelons « réal­ité » et qui est si lourd de malen­ten­dus, de crispa­tions, de vio­lence. D’autant plus lourd que l’homme réel y sera plus com­plète­ment exclu de ses cal­culs. Chaque civil­i­sa­tion a ménagé les trous qu’elle pou­vait dans cette « réal­ité » afin de con­serv­er un con­tact, fût-il silen­cieux, avec son homme réel. Longtemps, les reli­gions en furent garantes et don­nèrent à ces trous les couleurs du divin. Mais leur bord est fri­able et leur comble­ment con­stitue une men­ace per­pétuelle. Lorsque Niet­zsche proclame que « Dieu est mort », il par­le de cela, de la fail­lite d’un cer­tain type de trou et de la néces­sité d’en creuser un autre qu’il dira « dionysiaque ».

Dans cette affaire, con­traire­ment aux idéolo­gies, la poésie ne joue pas l’homme fic­tif con­tre l’homme réel, mais elle ne joue pas plus l’homme réel con­tre l’homme fic­tif. De même, elle ne joue pas plus le lan­gage con­tre le silence, que le silence con­tre le lan­gage. C’est, en tout état de cause, une tra­vailleuse des bor­ds, des arêtes, des bonds, des enjambe­ments, des inver­sions, des pas­sages, des portes dérobées, une orpailleuse d’échos plus que de cer­ti­tudes. Elle tamise toute réal­ité pour recueil­lir les pail­lettes de sens qui éclairent, pré­cisent, ren­for­cent ces frag­iles margelles, qui sont autant de formes d’alliance dis­jonc­tive entre l’homme fic­tif et son homme réel. Est-il bien néces­saire, en ce cas, que la poésie se vende aus­si facile­ment que le dernier logi­ciel de jeu à la mode pour que nous soyons ras­surés sur sa per­ti­nence et la cohérence interne de son expéri­ence ? Pour ma part, je ne le crois pas. Même si nous ne sommes pas tant que ça à entrevoir l’universalité de la fonc­tion poé­tique chez l’être par­lant, celle-ci est chevil­lée au corps de cha­cun, et, en ce sens, elle demeure, con­sciem­ment ou pas, l’affaire de tous. Et puis, le meilleur, le plus vaste, le plus com­plexe de son aven­ture sera tou­jours devant elle, jamais der­rière. Il suf­fit de recourir et con­sen­tir à l’étrange « logique » du poème, ain­si que nous y invite votre revue, pour que celle-ci s’éclaire et devi­enne presque une évi­dence. C’est par là que nous pou­vons voir qu’il y a tou­jours, dans ses « poches trouées », de l’inouï, de l’extrême, des tré­sors qui sen­tent le soufre, et encore, promis à ses « semelles de vent », d’insolites voy­ages pour ceux qui sauront apprivois­er le ver­tige du réel et com­mu­ni­quer à tra­vers leur inno­cence ou leur stupeur.

 

Dans cette attente sans objet qui scelle notre pas­sion d’écrire, nous, qui apprenons patiem­ment à capter et déchiffr­er l’écho du choc pre­mier de la parole en chaque chose, n’avons d’autre preuve de la poésie que le poème. Par lui, sans d’abord le savoir, nous témoignons de l’étrange com­mo­tion et de l’erreur qu’il faut pour faire un homme, et par lui inven­tons le retourne­ment sans lequel cet homme fal­si­fié mas­quera tou­jours de son roman cette parole des choses flot­tant entre lui et l’homme réel. Sauf enfer­me­ment binaire en quelque avenir auto­mate, com­ment cela pour­rait-il pren­dre fin sans que s’achève le par­lant ? Les logiques inouïes, que le poème met en œuvre presque sans nous et que nous décou­vrons après l’avoir écrit, sont les échelles de Jacob qui relient, non pas la terre au ciel, mais l’homme fal­si­fié qui nous donne une forme à l’homme réel qui les défait pour trac­er en nous, au-delà de leur espace à trois dimen­sions, le signe en creux du « trans­di­men­sion­nel » qui est son espace ou non-espace, dans lequel il nous précède et nous attend.

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Chris­t­ian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille mater­nelle d’origine ita­­lo-croate venue de Pula, famille pater­nelle cham­p­enoise. Enfance et une par­tie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis tou­jours. Pub­lié beau­coup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes pub­liés aux édi­tions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syn­drome d’Orphée
Sous la dic­tée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, pré­face de Pierre Dhainaut)

Apho­rismes :
Le livre de la stu­peur et du vertige

Con­tes :
L’idiot et son tourment

 

Textes pub­liés aux édi­tions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des soli­tudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illus­tré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la cor­re­spon­dance de Rim­baud et illus­tré par car­o­line François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illus­tré par Denis Pouppeville)

 

En pré­pa­ra­tion aux édi­tions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illus­tré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souf­fle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Réc­it :
Patch­work
Arti­cles pub­liés ou pas dans des revues et rassem­blés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Pub­li­ca­tions sur les réseaux soci­aux rassem­blées en recueil :
Un souf­fle entre deux pier­res, notes rapi­des au point du jour

Arti­cles, poèmes, apho­rismes pub­liés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thau­ma, Rivagi­naire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Jour­nal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (jour­nal de bord depuis les années 70)

L’insecte du plac­ard (Livre entre réflex­ions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lec­tures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

      Le miroir des soli­tudes est rigoureuse­ment con­stru­it. : trois par­ties inti­t­ulées Nigre­do, Albe­do et Rube­do regroupant exclu­sive­ment des poèmes du même mod­èle, cinq huitains de vers libres. Ces trois mots intriguent […]

Lettre ouverte sur l’avenir de la poésie

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Christian Monginot

Né à Béziers, 1947, famille pater­nelle cham­p­enoise, famille mater­nelle ital­i­enne venue de Pula, en Croat­ie. Enfance à Rabat, Maroc. Psy­cho­logue clin­i­cien en Aquitaine jusqu’à ces dernières années.

Dernières pub­li­ca­tions, aux édi­tions de l’herbe qui trem­ble : Le miroir des soli­tudes et Le dit de l’horizon (poésie), en pré­pa­ra­tion une trilo­gie poé­tique en écho à l’œuvre d’Homère, inti­t­ulée Le radeau d’Ulysse.

Autres pub­li­ca­tions, aux Édi­tions de l’Atlantique :

  • Ce que l’on ne peut dire,
  • Voix inverse,
  • Le syn­drome d’Orphée,
  • Sous la dic­tée de l’eau,
  • Le livre de l’onde et du rocher (poésie) ;
  • Le livre de la stu­peur et du ver­tige (apho­rismes) ;
  • L’idiot et son tour­ment (con­tes).

Arti­cles, poèmes, apho­rismes pub­liés dans les revues Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thau­ma, Rivagi­naire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Jour­nal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

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