Christian Monginot, L’Insecte du placard, Un jour d’exercice sur la terre, textes inédits

Par |2024-07-07T13:37:37+02:00 7 juillet 2024|Catégories : Christian Monginot, Poèmes|

VANITÉ DES VANITÉS

            Tu empiles dare-dare tes livres sur ta table. Achevés, pas achevés. Édités, pas édités. Tes notes, tes brouil­lons, tes chroniques. Tu mets ton crâne par-dessus, style presse-papi­er. Un zeste de musique pour lier le tout. Luth, vio­le, flûte. Et ton globe ter­restre pour dire d’où tu viens. Au cas où. Mais, vite, vite ! La lumière est en train de flanch­er. Ta chan­delle est morte. Il n’y a plus de feu ! Toute­fois, quoi qu’en dise l’ami Pier­rot, dans l’état où tu es, frap­per chez la voi­sine serait un manque fla­grant et lit­téral de savoir vivre. Même si, dans sa cui­sine, on bat le bri­quet. Vien­nent le pein­tre, le pho­tographe, l’interviewer. Souris leur ! Pas comme ça. Non. Les deux mâchoires bien ser­rées et syn­chrones. Pas pen­dantes ni dis­lo­quées. Cheese ! Un dernier effort, oui c’est ça, autrement ça fait peur ou désor­dre et la postérité n’a pas besoin de ça. Hélas, hélas, pau­vre Yorick ! Te voici donc nature morte et bien morte, crâne épinglé comme un gros scarabée au milieu de cette « van­ité », le reste de ton squelette dis­paru, dis­per­sé aux qua­tre vents comme les miettes du petit Poucet.

            Ce sont les pein­tres hol­landais, humoristes à leurs heures, qui inven­tèrent au XVIIème siè­cle ces joyeusetés qu’on appelle « van­ités ». Par gros temps calvin­iste, il était de bon ton de faire chuter le prix des séduc­tions ter­restres et de rap­pel­er à tout un cha­cun qu’il n’est qu’un peu de chair rêveuse sur un bout d’os fri­able, le tout coincé entre deux blocs d’éternité sévères. Un coup d’œil sur la mort matin, midi et soir, pen­sait-on, ça aide à patien­ter entre les repas et ça remet les idées en place. Tu tombes raide devant cer­taines de ces œuvres. Celle de Pieter Van Steen­wyck, par exem­ple. Qui sem­ble faite exprès pour toi. Il ne manque au tableau que ton ordi­na­teur. Le reste, sur la table, est pareil. Mêmes objets, mêmes empile­ments, même désor­dre. Sauf que ton crâne est encore accroché sur tes épaules. Ce qui n’est pas vrai­ment gênant.

            Jacques-Bénigne Bossuet, catholique impéni­tent, ser­mon­neur de génie et évêque de Meaux, humoriste lui aus­si à ses heures, stupé­fia la cour du Roi Soleil, dans un de ses fameux stand-up, en ouvrant devant elle une boite sur­prise : « Me sera-t-il per­mis aujour­d’hui d’ou­vrir un tombeau devant la cour, et des yeux si déli­cats ne seront-ils point offen­sés par un objet si funèbre? » C’est ain­si que com­mence son sketch. Tu aurais payé très cher ta place pour voir la tête des Ducs et des Duchess­es, des Mar­quis et des Mar­quis­es ! Un tombeau ! Autrement dit, une boite à van­ités, des­tinée à illus­tr­er cette leçon de chose épis­co­pale sur la mort et ses ver­tus thérapeutiques.

            Van­ité des van­ités. Tu t’es aus­si, quant à toi, très sou­vent retrem­pé dans l’humour sub­lime, grinçant et sans fond de l’Ecclésiaste, tu y reviens sans te lass­er. Buée de buées. Tu nages entre ses lignes en retenant ton souf­fle. Tu tentes de plonger chaque fois plus pro­fond pour en rap­porter quelque étoile de mer, quelque coquil­lage incon­nu. Fumée de fumées. La pra­tique régulière de l’apnée poé­tique donne à ton souf­fle ce petit coup de pouce qui te per­met à chaque fois de ne pas rester au fond. Se pour­rait-il que la joie para­doxale ressen­tie dans ces moments de plongée en eau amère et pro­fonde découle d’une équa­tion unique dont les ter­mes inclu­raient tout ce que tu n’es pas au point d’en faire la pupille même de ton œil et le cœur pal­pi­tant de ta pro­pre éva­po­ra­tion ? La mer mélangée avec le soleil. Les pois­sons avec les oiseaux. Les pier­res avec les roseaux. Les jours gris avec les jours clairs. La présence avec l’absence. L’amour avec la blessure. La soli­tude avec ses reflets. Est-elle vrai­ment retrou­vée ? Quoi ? L’éternité ! Mais ton chat miaule dans le couloir. Tu lui donnes quelques cro­quettes con­tre un bout de la réponse.

 

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture de Chris­t­ian Monginot : L’insecte du placard.

Illus­tra­tion : une « van­ité » du pein­tre hol­landais Pieter Van Steen­wick (1615 – après 1656). Titre du tableau : « ars lon­ga, vita bre­vis », soit : « l’art est long, la vie est brève », for­mule extraite d’un apho­risme d’Hippocrate. L’aphorisme entier dit : « L’art est long / la vie est brève / l’opportunité fugace / l’expérimentation fail­li­ble / le juge­ment dif­fi­cile ». Qui dira le contraire ?

HABITER POÉTIQUEMENT

 

            Il suf­fit d’un instant, celui d’un pre­mier pli dans le temps de la chair, pour que ton lieu te soit ouvert. Tout est là. Aus­sitôt. Tout. Tu touch­es d’un coup aux bor­ds obscurs et muets de ton igno­rance. De ta province. L’infini s’est fait un nou­veau corps. Lumière. Nuit. Velouté d’étoiles. Car­naval de formes. Explo­sion de couleurs. Déluge de sons. Tour­bil­lon d’odeurs. Été des saveurs. Brise des caress­es. Tout est venu dans ce choc et dans cette stu­peur que tu appelles « corps ». Rien ne reste dehors. Rien ne stagne dedans. Le vent emporte tout, le vent rap­porte tout. Le vent qui est l’âme inquiète de toutes les pous­sières et la dic­tée secrète de ce qui te fait et te défait sans cesse.

            D’aussi loin que tu voies, d’aussi loin que tu enten­des, d’aussi loin que tu t’ignores, tu es déjà venu et revenu par lui. Il ne te manque que les mots pour le dire. Et ce manque sera, si tu le veux, ta vie. Un retard infi­ni sur toi-même. Dans lequel s’engouffrera et par­lera le vent. Quand tu ver­ras l’oiseau, tu diras « l’oiseau », mais du mot à l’oiseau qui passe, tu te ver­ras toi-même comme un puits sans fond. Un gouf­fre à peine amé­nagé avec de frêles passerelles et de pau­vres échelles de corde qui se bal­an­cent dans le vide. Tu diras : voici tout ce que je peux faire pour combler mon retard et faire fruc­ti­fi­er ce vide, je n’ai pas d’autre art poé­tique que ces cordes et ces planch­es. Et ceux qui croient en savoir long sur le « pro­fond » se moqueront de toi.

            Arrivé avant de par­tir, tu n’as plus qu’à trou­ver les actes et les ques­tions qui mènent de la fin vers le com­mence­ment. La réponse est là et bien là. Depuis tou­jours. Comme un insecte pré­maturé, un papil­lon volant à l’envers, une per­fec­tion sans normes. Le voy­age déjà achevé cherche par­mi ses brais­es l’étincelle d’un départ avorté. Mais entre le voy­age qu’absorbe l’horizon et l’horizon qu’aveuglent les désirs, toi tu cherch­es ton pas, ta façon de marcher, un chemin réversible où les mots ne seraient plus séparés de leurs actes ni de leur chair mais avoueraient enfin le poudroiement théâ­tral d’un monde étrange­ment con­tinu dont les couliss­es seraient la pro­pre nudité des corps et des voix.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illus­tra­tion : Tableau d’Henri Rousseau, Le rêve, huile sur toile, 1910.

 

 

 

HEUREUX LES PAUVRES EN ESPRIT

            Cer­tains matins, tu te lèves et la richesse te sub­merge. L’autre richesse. Pas celle des comptes en Suisse ou aux îles Caï­mans. Non. Celle du goût. Du goût des choses. Du goût d’aller. Du goût de vivre. Cette étrange saveur dont tu ne sais quelle est l’épice, mais dont tu peux retrou­ver sans peine les ingré­di­ents de base. Une cer­taine fraîcheur, par exem­ple, qui est musique et danse pour le corps. Une cer­taine lumière, déjà présente dans le noir. Une sorte de légèreté élas­tique et digres­sive, qui sem­ble se propager autour d’un cen­tre vide se déplaçant sans cesse entre les objets, les pen­sées, les émo­tions. Le tout com­posant un tré­sor impal­pa­ble qui se con­fond avec le jour qui vient.

            Mais par­fois, comme par sor­tilège, enchante­ment, malé­dic­tion, alors que tu touch­es au cœur de ce tré­sor, tu butes con­tre un roc. Celui de la plus sévère pau­vreté. Voici le rêve d’amour du Prince réduit à une pan­tou­fle. Voici Cen­drillon ren­due à sa cit­rouille, à ses souris, à ses hail­lons. Le con­te tourne court. As-tu rêvé comme eux ? Te voici soudain per­du dans la bro­cante des mau­vais jours, cour­bé sous le vieux bric-à-brac des monot­o­nies, l’insipide pous­sière de l’ennui, les toiles d’araignée du temps qui passe. Se peut-il que le cœur de la mer­veille fusionne ain­si avec le silence des pier­res ? Est-il pos­si­ble que le trop devi­enne syn­onyme du rien ? Par quel « sésame » com­mu­niquent donc l’envers et l’endroit du bonheur ?

            Heureux les pau­vres en esprit, dit-on. Et non les pau­vres d’esprit, comme dis­ent cer­tains. Un tré­sor leur serait promis. Un Roy­aume. Durable écho de la mon­tagne aux Béat­i­tudes. Rumeur d’un temps où la ronde des pau­vretés entraî­nait tous les pau­vres à danser d’un même pas autour d’un même vide voilé d’amour et de stu­peur. Mais toi, lorsque tu joues à saute-mou­ton de mer­veille en pau­vreté, quel est ton bond, quel est ton vide ? Quels sont les enjeux, les désirs, la for­mule ou la des­ti­na­tion qui te poussent à naître, à marcher, à écrire, écrire encore ? Tou­jours est-il que le bond se pro­duit, que l’abîme est franchi, que l’incroyable advient. Tan­tôt dans un sens. Tan­tôt dans l’autre. Le moins changé en plus. Le plus changé en moins. Et ain­si de suite. Le mir­a­cle en est si fam­i­li­er qu’il sem­ble l’air que tu respires. Tu ne sais par qui, par quoi, ni où, mais, de toute évi­dence, la recette est écrite quelque part en toi. Chimie ? Alchimie ? Magie ? Où donc se cache l’étrange Doc­teur ? Le Faust de ces méta­mor­phoses ? L’alchimiste ou le sor­ci­er de ces inex­plic­a­bles tor­sions du goût des choses ? Où sa dia­bolique recette ?

            Ta richesse a la couleur des fleurs, des fruits, la couleur des paysages lux­u­ri­ants que le hasard vapor­ise par­fois dans le vide qui sépare l’œil et le mot, le fris­son et la forme, l’attente et la ren­con­tre. Ta pau­vreté a la couleur du givre, la couleur de ce qui s’éloigne et s’absente, mais que l’on sent un jour renaître à l’intérieur de soi à la façon d’un print­emps dis­cret, d’un con­te que l’hiver aurait con­fié à la terre endormie et dont celle-ci se sou­vient en s’éveillant. Mais de l’une à l’autre n’a cours qu’un seul et même com­merce, dont l’objet, le béné­fice et toute la magie con­sis­tent à rap­pel­er à l’une ce qu’elle veut oubli­er de l’autre, afin que l’une et l’autre puis­sent recon­naître, par-delà espoirs et décep­tions, dégoûts et fas­ci­na­tions, fer­veurs et coups de blues, l’étrange unité du monde fou mais sans cou­ture qui s’ingénie à les rêver ain­si, toutes deux, en les opposant.

Texte extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illus­tra­tion : Wang Wei, péri­ode Tang, 701–761.

LES SAVOIRS D’APRÈS

 

            Il est des savoirs amers. Des savoirs qu’on refuse. Des savoirs d’après. Des savoirs dont l’amertume brouille le goût qu’on a de vivre. Des savoirs que l’on frôle toute une vie durant sans pou­voir leur prêter la moin­dre part de soi. Savoir ce que tu aimes, savoir ce que tu refus­es, savoir com­ment, pourquoi : tu en admets tant bien que mal brumes et flot­te­ments, mais lorsque tu t’approches de ces savoirs d’après qui te glacent le sang, tu doutes soudain de pou­voir en accueil­lir le tran­chant sans te vider de toi. Que feras-tu, que vivras-tu, qui seras-tu après ? Peux-tu même imag­in­er le moin­dre après de ces savoirs d’après ? La poésie elle-même, celle qui ne recule pas, celle qui obéit sans défail­lir au flux silen­cieux de ce qui dicte, la poésie pos­sède-t-elle quelque dou­ble des clefs de ces savoirs d’après l’après ? Qui le dira ?

            Or, y a‑t-il pire savoir d’après que celui de la perte présente ou prochaine d’un être aimé ? Peut-être celui de sa souf­france, te dis-tu. Mais l’un ou l’autre revient au même, tu es touché en ce point où ce que tu vis se heurte au mur dés­espérant de ton impuis­sance. C’est au pied de ce mur, toute­fois, que se dévoile à toi la pleine valeur de l’écho. Ce que tu te désoles de per­dre se mesure à ce que tu n’as jamais pos­sédé et qui t’a pour­tant si forte­ment tenu. Devant ton impuis­sance et l’aller sans retour de la nuit, tu te dis que l’amour est un art infi­ni de l’écho, et le monde, le sim­ple fruit musi­cal de cet art : mais pour­rais-tu savour­er le moin­dre fruit sans le per­dre à l’instant même de sa cueillette ?

            Les savoirs d’après ne sont pas de ceux qu’on acquiert par l’effort ni le tal­ent. Ce ne sont que savoirs âpres dis­tribués par le hasard ou la fatal­ité. Sans l’avoir désiré, tu en as reçu ton lot, et d’autres, pas moins saumâtres, se rap­prochent de toi. Tu n’as pas choisi. Tu ne choisir­as pas. Mais si tu regardes autour de toi, face au fil vibrant de ta chair s’étend l’immensité de ces monts, abîmes et mer­veilles d’effacements et réso­nances, pavée de ces savoirs amers que nul n’a désiré. Les dis­parus et les vivants y prospèrent d’une même vie et d’une même mort dans la seule chair des vivants. L’amour et la mort s’y abreuvent d’une même eau faite d’échos et de reflets qui s’entretissent entre les qua­tre coins du vide.

            Cha­cun tient le fil à son tour. La tapis­serie se déploie, s’étend et vit sa vie d’ombres et de lumières, de cail­loux et d’étoiles, de saisons et de couleurs, flot­tant comme une ori­flamme par­mi les plis invis­i­bles de la grande inno­cence. Des mains lâcheront le fil. D’autres le repren­dront. Feu, miel, cen­dres à volon­té. Tiens donc ce fil. Tra­vaille vite. Bien si tu peux. Puisque c’est ton tour et que rien d’autre ne jus­ti­fie les dix doigts de tes mains.

Extrait d’un livre en cours d’écriture : L’insecte du placard.

Illus­tra­tion : Edward Hop­per, Sun in emp­ty room, 1963.

Un jour d’exercice sur la terre

 

 

Introduction

UNE CERTAINE INTENSITÉ

 

            Quelques jours après la mort de Pas­cal, un domes­tique de sa mai­son trou­va dans la dou­blure de son dernier pour­point un par­chemin et une feuille de papi­er, aux­quels il ne put accéder qu’en défaisant la cou­ture intérieure de l’habit. Ces doc­u­ments furent aus­sitôt remis entre les mains de Madame Péri­er, sœur ainée du philosophe. Le texte écrit sur le par­chemin, l’avait été avec grand soin de la main de Pas­cal, et fig­u­rait en dou­ble sur la feuille de papi­er, comme une copie ou un mod­èle du pre­mier. Il était daté du 23 novem­bre 1654. Presque huit années s’étaient donc écoulées entre sa rédac­tion et la mort du philosophe, sur­v­enue le 19 août 1662. Compte tenu de l’endroit où il avait été décou­vert, du temps durant lequel il n’avait prob­a­ble­ment pas quit­té celui qui l’avait écrit et du car­ac­tère lap­idaire mais intense de son con­tenu, on pou­vait imag­in­er avec vraisem­blance qu’il n’était des­tiné qu’à un usage per­son­nel et con­sti­tu­ait, à ce titre, une sorte de mémo­r­i­al d’un moment très fort et très pré­cieux dont le philosophe souhaitait con­serv­er la trace tan­gi­ble au plus près de lui. Écrit bref, énig­ma­tique, suc­ces­sion de phras­es cour­tes, d’interjections, excla­ma­tions, sup­pli­ca­tions, témoignant d’une crise spir­ituelle pro­fonde, mêlant les accents de la con­tri­tion, de la prière, de la révéla­tion et de l’extase, ce texte est con­nu aujourd’hui sous le titre posthume de Mémo­r­i­al.

            Tu avais seize ans lorsque tu décou­vris cet écrit dans une vieille édi­tion des œuvres de Pas­cal. Sans que tu puiss­es alors com­pren­dre vrai­ment la nature de la crise pro­fonde qu’il évo­quait, son inten­sité te frap­pa et te parut étrange­ment famil­ière. Ce feu dont il témoignait, et dont ses mots sem­blaient autant de brais­es, te ren­voy­ait à ces moments sin­guliers où tu avais toi-même, tout au long de ton enfance et de ton ado­les­cence, con­nu de tels embrase­ments. Oui, cette inten­sité par laque­lle un homme ou un enfant s’évadent par­fois des signes et des cadres de son exis­tence en déjouant la sur­veil­lance de sa pro­pre rai­son, ne t’était que trop con­nue et t’avait depuis tou­jours autant fasciné qu’inquiété. Au fil de tes expéri­ences de la vie et de tes rela­tions avec la poésie et l’art en général, il t’a sem­blé que cette inten­sité con­te­nait une aspi­ra­tion à un mode de com­mu­ni­ca­tion dif­férem­ment ori­en­té entre les hommes et esquis­sait, entre ceux qui en étaient por­teurs, par-delà le temps, l’espace, les langues et les croy­ances, un embry­on de com­mu­nauté où cette com­mu­ni­ca­tion trou­vait non seule­ment une manière anticipée d’application sociale mais deve­nait ain­si disponible à tous ceux, qui pour­raient dès lors, s’ils en ressen­taient le désir ou le besoin, s’y associer.

            Une telle com­mu­nauté, liée de façon très improb­a­ble par un cer­tain type ouvert et assumé de débor­de­ment sym­bol­ique, où quelques vivants de chaque époque auraient côtoyé quelques morts par­mi les plus vivants des épo­ques précé­dentes, aurait donc été faite, par les sin­gu­lar­ités respec­tives de cha­cun de ses mem­bres, déposi­taire d’une intu­ition de valeur uni­verselle touchant à quelque lim­i­ta­tion et inver­sion matricielles de la com­mu­ni­ca­tion humaine et à la pos­si­bil­ité de faire et de dire plus et autrement. Tout ce que tu as pu écrire jusqu’à aujourd’hui n’aura, au fond, obéi qu’au désir d’approfondir cette intu­ition et de ren­forcer ta pro­pre par­tic­i­pa­tion à l’effort de cette com­mu­nauté dis­per­sée, pour la met­tre en pra­tique et la véri­fi­er. Tu t’es très tôt sen­ti aspiré et lié par cette inten­sité que tu éprou­vais toi-même et retrou­vais dans les Pen­sées ou le Mémo­r­i­al de Pas­cal, dans la rage d’Une sai­son en enfer, la flamme noire des tableaux de Goya, la puis­sante révolte d’Artaud le Momo et dans bien d’autres œuvres, expéri­ences ou façons de vivre déter­minées par ce type de débor­de­ment raisonné.

            Le poème présent ne fait pas excep­tion à cette règle, bien au con­traire, puisque, comme le dit le choix de son titre, extrait du Mémo­r­i­al, il aspire à mieux faire ressor­tir encore et agir cette règle dans et con­tre le cadre de ta pro­pre exis­tence. Ce poème t’a été sug­géré, entre autres choses, par ton insom­nie chronique et ce qu’elle t’a appris du monde qui t’entoure et de toi-même. Ses couleurs vari­ent selon l’heure de ses séquences. Poème de la ville, des gens qui l’habitent, de leur mul­ti­pli­ca­tion, de leurs méta­mor­phoses, du trop qui les con­sume, du vide qui les nour­rit, il s’est écrit au gré des flux et des reflux qui font com­mu­ni­quer entre eux les corps et les lieux, les heures et les couleurs, à la façon d’un vagabondage où intérieur et extérieur avoueraient leur nature com­mune et l’étrange con­ti­nu­ité dans laque­lle ils sont pareille­ment embarqués.

            On pour­ra le lire, selon sa préférence ou sa disponi­bil­ité, de façon con­tin­ue, comme une aven­ture, une quête, une his­toire, un con­te, ou bien de façon désor­don­née, en dis­joignant et séparant les séquences les unes des autres. À moins qu’on ne préfère accorder l’heure et la lumière de la séquence choisie à l’heure et à la lumière du moment de sa pro­pre lec­ture. Il est vingt-deux heures trente à l’instant où tu pos­es le point final de ton livre, c’est peut-être l’heure à laque­lle le hasard aura fait que le lecteur l’ouvrira : pourquoi ne te rejoindrait-t-il pas, par exem­ple, à la séquence correspondante ?

SÉQUENCE N° 1 : com­mençons par la fin [20 : 00]

Com­mençons par la fin,
Te dis-tu,
Car désor­mais l’ordre n’est plus l’inverse
Du chaos,
Et la fin pour­rait bien être
Ce qui se rit de toi au fond de toi,
Cette chose dernière qui s’absente des mots
Dès la pre­mière phrase
Mais veille dans les blancs et n’en pense
Pas moins ;

Rira bien qui rira le dernier,
Comme on dit,
Et rire bien est sans doute
Ce qui peut t’arriver de meilleur ;

Tu t’assois sur un banc
Dans un minus­cule jardin public,
L’air est doux,
Le monde sem­ble endormi,
Des noms flot­tent dans l’atmosphère,
Tu t’efforces de déchir­er la mem­brane invisible
Du temps
Pour enten­dre plus dis­tincte­ment le murmure
De cette chose appelée fin ;

Entre la fin des hari­cots et celle
Qui jus­ti­fie les moyens,
Entre la fin des fins et la fin de tout,
Se dis­simule la plus discrète,
La plus silencieuse,
La plus opaque et char­nelle des fins,
Celle qui tourne et vire dans ta tête et n’a cure
De tam­bours ni trompettes
Pour don­ner à cha­cun de tes mots
Cette pincée de ver­tige qui le sépare
Des brumes originelles ;

Chaque jour n’est-il pas d’ailleurs, comme celui-ci,
Le jour qui la précède,
Et chaque instant, celui qui la mélange au flot
De ce qui n’a jamais cessé de commencer ?

 

SÉQUENCE N° 13 : le « oui » où tu te perds [23 : 00]

Par­fois, la nuit devient celle de tous,
Elle recon­naît son pro­pre fil
Dans le tis­sage de chacun,
Nuit noire,
Nuit blanche,
Son pas devient audible,
Pour le dormeur, pour l’insomniaque,
Le noc­tam­bule, le somnambule ;

Tu crois la tra­vers­er, l’explorer,
Mais c’est elle qui musarde en toi,
Faisant cueil­lette de tes ques­tions, de tes doutes,
De tes raisons de dormir ou de ne pas dormir,
Elle sait être une seule et même nuit,
Elle sait en être mille et une,
Elle est tienne parce que tu te fais puis te défais
En elle comme se font et se défont tes songes ;

Au matin, tu jur­erais avoir rêvé,
Mais qui te dis que ce que tu crois avoir été ton rêve
N’est pas la pen­sée nue de cet arbre aux lucioles
Qui a trou­vé en toi le nom de « nuit » ?
La nuit n’est-elle pas toute ton ignorance,
Mais à l’envers, vue de dehors,
Sa face non humaine si tu veux,
Vis­age exposé à l’absence dernière de regard ;

La grande image de la nuit n’est aucune image
Et toutes à la fois,
Elle est ce que tu ne vois pas
Dans tout ce que tu vois,
Elle est en même temps le point autour duquel
Tour­nent tes pen­sées les plus intimes
Et l’horizon où se dessinent
Les fig­ures de ta stupeur ;

Le vis­age de la nuit résume-t-il ces vis­ages tiens
Qui te restent étrangers,
Fig­ures ani­males, végé­tales, minérales, divines ?
Son sourire n’est-il que ta façon
D’apparaître ou de disparaître,
Son silence, le « oui » où tu te perds ? 

 

SÉQUENCE N° 14 : l’impasse matricielle [23 : 15]

Sur la chaîne préférée du patron,
Les infor­ma­tions tour­nent en boucle,
L’Apocalypse suit son bon­homme de chemin,
Mais les clients ne regar­dent plus, ils préfèrent
Échang­er les fumées de leurs têtes plutôt que d’inhaler
Celle des commentateurs ;

Toi, tu regardes, au-delà de l’écran,
Cette foule immense que nul ne peut plus dénombrer,
Une foule venue du tré­fonds de la vie,
Par­lant des langues inconnues,
Ser­rée, pressée, affolée autour du vide qui aspire
Les cœurs, les esprits, mais ne donne à chacun
Ni le moyen ni la façon d’identifier
Le lieu à attein­dre, le mot à dire,
La chose à désir­er, la réal­ité à étreindre ;

Comme cha­cun,
Dans ce petit bistrot,
Tu es venu te délester des sig­ni­fi­ca­tions dernières,
Celles qui pèsent sur ta pen­sée, sur tes mots,
Tu t’amuses de voir ici,
Pour un instant,
La Fin trin­quer et jouer aux dés sans façon
Avec le Commencement ;

Tu as appris à écouter, au gré du temps,
Un homme après l’autre, mais qui peut,
Restant dans sa pro­pre mesure, écouter sans broncher,
Le gron­de­ment de ce tor­rent où les hommes roulent
Comme des galets ?
Le flux se met­tra-t-il enfin à par­ler ou cela ne sera-t-il
Que sub­terfuge de ven­tril­o­ques stipendiés
Con­tre­faisant les voix
De l’actualité, du temps, de l’histoire ?

Dans leurs habits déchirés, poussiéreux,
Ces foules vien­nent sans doute, te dis-tu,
De la grande impasse matricielle,
Celle qui durcit la matière du rêve afin de nier
La soif du rêveur et pro­mou­voir obstinément
L’absurde tau­tolo­gie du veau d’or et de son signe…

 

SÉQUENCE N° 26 : habiter la stu­peur [02 : 15]

Ce n’est pas assez de s’étonner, songes-tu,
En ter­mi­nant ton verre,
Ce n’est pas assez,
Il faut,
Un jour ou l’autre,
Sor­tir de l’étonnement passager,
Du doute méthodique, 
De la per­plex­ité de circonstance
Et investir,
Sans regret ni retour,
Poé­tique­ment et pratiquement,
Le ter­ri­toire hors dimen­sions de la stupeur ;

Ces corps qui vont et vien­nent sans but,
Ces bouch­es qui s’ouvrent sans parler,
Ces désirs qui tâton­nent dans la nuit des organes,
Ces rêves qui débor­dent les mots,
Ces intu­itions qui grif­f­ent le silence,
Ces cris jetés au-delà du dicible,
Ces actes qui trouent la compt­abil­ité des actes,
Tour­nent tous
Autour
De cette ter­ra incog­ni­ta ;

Ni l’ivresse, ni la violence,
Ni le men­songe, ni le déni,
Rien ne peut faire que l’instant
N’irradie désor­mais comme le cœur de braise
D’un astre aride où se vivrait
L’expansion d’une soif orpheline
En quête de sa neuve inno­cence et des lueurs
D’une insé­ca­ble alliance ;

Celui que le temps oublie sur le bord du chemin,
Celui qui s’oublie sur le bord de lui-même,
Celui que mille vies aspirent, dis­lo­quent et abandonnent
À chaque pas, 
Celui-là le sait mieux que n’importe qui,
Car sa chair est
La stu­peur même,
Et sa pen­sée, une main ten­due dans le noir
Vers la pen­sée nais­sante de ce qu’elle touche… 

SÉQUENCE N° 95 : feu [19 : 30]

Vers le couchant, le feu hisse ses voiles,
Et la ville s’embarque avec armes et bagages
Dans ses ors et ses rouges ;
Les immeubles échangent leurs reflets,
Les arbres redorent leurs feuilles,
Les nuages pren­nent des poses,
Tan­dis que les vis­ages se font tournesols
Et les désirs, cartes postales ;

Mais c’est un autre feu qui parle
Depuis le fond noir que masque
L’agitation inquiète des beautés simples :
Un feu d’épines,
Un feu de pierres,
Un feu de miroirs brisés,
Un feu de soli­tude et d’os voué à d’impossibles
Buissonnements,
Ou aux buis­son­nements de l’impossible ;

Ce qui brûle dans l’attente obscure des choses,
Fait briller le noir qui cir­cule en toi
Et ouvre dans ton corps
Des allées rouges et blanch­es qui mènent
Vers des clig­note­ments d’herbes électriques
Et des phos­pho­res­cences criblées
De let­tres brunes signalant
Les opac­ités indé­pass­ables du paysage
Et les fausses
Inter­rup­tions du flux ;

Aus­si, cherch­es-tu en toi et autour de toi
L’instrument
Le mieux adap­té aux équili­bres et aux tensions
De cet instant où se dévoile
La néces­sité de faire un trou dans le décor ;
Mais tu devines que cet instru­ment ne sera
Ni ques­tion ni réponse,
Ni même cri ou silence :
Pourquoi ne pas miser alors, te dis-tu,
Sur cette ten­dresse idiote et sans objet
Qui n’a jamais jugé utile de demander
Sa route ni sa des­ti­na­tion à quiconque ? 

 

Présentation de l’auteur

Christian Monginot

Chris­t­ian Monginot, né en 1947 à Béziers. Famille mater­nelle d’origine ita­­lo-croate venue de Pula, famille pater­nelle cham­p­enoise. Enfance et une par­tie de l’adolescence à Rabat, Maroc. Vit en Aquitaine. Écrit depuis tou­jours. Pub­lié beau­coup moins. Sur le tard.

Christian Monginot

Textes pub­liés aux édi­tions de L’Atlantique :

Poésie :
Ce que l’on ne peut dire
Voix inverse
Le syn­drome d’Orphée
Sous la dic­tée de l’eau (en écho au Yi King)
Le livre de l’onde et du rocher (en écho au Livre des Psaumes, pré­face de Pierre Dhainaut)

Apho­rismes :
Le livre de la stu­peur et du vertige

Con­tes :
L’idiot et son tourment

 

Textes pub­liés aux édi­tions de L’herbe qui tremble :

Poésie :
Le miroir des soli­tudes (en écho à La Divine Comédie de Dante et illus­tré par Alain Dulac)
Le dit de l’horizon
Après les jours (en écho à l’œuvre et à la cor­re­spon­dance de Rim­baud et illus­tré par car­o­line François-Rubino)
Le radeau d’Ulysse (en écho à l’œuvre d’Homère et illus­tré par Denis Pouppeville)

 

En pré­pa­ra­tion aux édi­tions de L’herbe qui tremble :

Coups de marteau en forme de ciel (en écho à l’œuvre et aux cahiers d’Artaud, illus­tré par Denis Pouppeville)

 

Inédits :

Poésie :
Le livre du souf­fle et de l’écho (en écho au Livre de la Genèse)
Le livre de l’innocence et de ses fins
L’avaleur d’échanges et d’usages
Pour un jour d’exercice sur la terre (en écho à l’œuvre de Pascal)

Réc­it :
Patch­work
Arti­cles pub­liés ou pas dans des revues et rassem­blés en recueil :
L’innocence, l’erreur, l’écho
Pub­li­ca­tions sur les réseaux soci­aux rassem­blées en recueil :
Un souf­fle entre deux pier­res, notes rapi­des au point du jour

Arti­cles, poèmes, apho­rismes pub­liés dans les revues :

Saraswati, Arpa, Nu(e), Poésie/première, Thau­ma, Rivagi­naire, Glyphes, Lieux d’Être, Le Jour­nal des Poètes, Encres Vives, Mange Monde.

 

En cours d’écriture :

Les chroniques de l’inconnaissance (jour­nal de bord depuis les années 70)

L’insecte du plac­ard (Livre entre réflex­ions et poésie en écho à l’œuvre et à la vie de Kafka)

 

Autres lec­tures

Christian Monginot, Le miroir des solitudes

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