Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame

C’est la modernité de cette auteure mythique qui donne envie de tourner les pages de cet ouvrage. Il y avait en elle les prémisses d’une George Sand à vouloir vivre - en veuve - de ses œuvres, son écriture, ses mots.

Il y avait en elle l’invention d’un jeu de rôles sexué où elle emprunte d’abord celui de l’homme : « Je suis le servant / Je vous supplie humblement / Je n’ai d’autre plaisir… », avant de reprendre son costume féminin, puis de s’autoriser une incursion dans le dialogue amant-dame au moment même de leur séparation ou leurs retrouvailles. Il y avait en elle une ironie mathématique : cent ballades divisées en deux dont la moitié défend la loyauté en amour et l’autre la séduction (d’une certaine façon l’inverse). Il y avait en elle le goût taquin de l’anagramme (« Crestine » pour « en escrit y ay mis mon nom »).  Le regard – disons archéologique ! - que nous portons sur la traversée des siècles de cette auteure se réinvente au fil du temps. Une néo-lecture peut-elle réinventer dans la réinvention ?

Amusons-nous naïvement avec le titre, l’orthographe et le sens engendré. Aujourd’hui, le mot « balade » ( avec un seul L) correspond à une promenade ou une excursion, tandis que la « ballade » armée de deux L signifie une œuvre littéraire ou poétique.

Christine de Pizan, Cent ballades d’amant et de dame, Gallimard, 2019, présentation, édition et traduction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, édition bilingue

De fait, en ancien français, le mot  « balade » avait alors la signification de notre actuelle « ballade », à savoir un certain cheminement de l’écriture poétique !  De quoi se perdre déjà dans le nombre de L. ! Laissons notre esprit baguenauder en jouant au baladin (ou à la baladin.e pour moi ! ) de l’intellect. Lisons ce recueil de Cent ballades d’amant et de dame en cherchant comment cette poétesse à l’art si particulier instaure une balade (cad fait déplace ses personnages de lieu en lieu, d’état en état, etc.) dans ses ballades. Bref, nous balade ( ! ) - t-elle au sens contemporain voire figuré du mot ?

Fouillons les cent ballades à la recherche de balades diverses et variées ! La distance entre les duettistes en amour peut simplement être concrète.  Il y a un « incessant ballet de séparations et de retrouvailles dû aux obstacles qui désunissent les amants », précise Jacqueline Cerquilini-Toulet, traductrice et présentatrice du recueil.

Cette séparation au quotidien peut ainsi être déplorée par l’amant : « J’ai perdu mon temps / plus d’un mois auprès de gens/qui me mènent obscurément / pour une pénible affaire » (ballade 81). L’homme craint cet éloignement réel des corps et des êtres : « Je meurs de douleur,(…) / Quand je vois qu’on éloigne de moi ma dame   /Hélas, que ferai-je si je vois qu’on l’emmène en Gascogne » (lieu de confrontation entre nobliaux au XVe siècle). Le départ en guerre engendre la distance la plus courante ressentie par un viril guerrier : « Je suis allé dans une contrée lointaine » peu aguichante : la nourriture est « rare », le logis « rude » et l’armure « pèse » (ballade 50).  La dame réplique en déplorant une « longue absence » de son « très doux ami » (ballade 55), absence qui la fait même « mourir » au sens figuré bien sûr, avec un esprit un tantinet comédien… L’amant revient de guerre ragaillardi, « joyeux et plein d’ardeur » (ballade 60). Dès lors, il ne craint plus rien « ni froid, ni chaud / ni assaut de château ou de tour / ni la mer » à traverser. Il attend carrément que « Dieu » le conduise au plus vite vers sa belle, ce « parangon de beauté » (répété quatre fois). A cette occasion, il réitère le souhait fébrile qui ponctue chacune des quatre strophes du poème : « Je désire tant vous voir ».

La «  ballade » pizanesque* peut aussi marquer la distance au figuré, cad spirituelle entre les âmes. Le mâle (en chaleur ? ) sollicite l’intérêt de sa comparse féminine qui est le refuge de son cœur : « Que l’attente n’en soit éloignée / car je ne peux plus, ni soir ni matinée, / supporter ce mal » (ballade 1). En réponse, la dame fort sérieuse révèle son ignorance en matière amoureuse, doublée néanmoins par la capacité d’y échapper par des pensées résilientes : « Jamais je ne sus ce qu’est aimer, (…) mes pensées sont ailleurs » (ballade 2).

Cependant après le temps de l’absence vient nécessairement celui de la présence et du rapprochement.  L’amant et sa dame se retrouvent ensemble, physiquement avant de narrer leur relation (ballade 80). Ce « retour » engendre la joie de la dame qui invite l’« ami » à venir « par la porte de derrière », réduisant de plus en plus la distance. Au demeurant, les deux amants manifestent le même élan : « Ne m’enlacerez-vous pas ? ». Ils ont néanmoins la volonté de rester cachés ou du moins discrets, « sans lumière » ! Mais la présence commune induit des attitudes et des perceptions, certes évidentes aujourd’hui.

La plus remarquable des ballades reste la 32, intitulée exceptionnellement La dame et l’amant et attribuant sans doute une priorité (?) au féminin.  Le dialogue croustillant de cette rencontre – comme au théâtre - abolit la distance entre lecteur et lecture, lui donnant une puissante vérité. Comment ne pas citer un passage (comme on cite aujourd’hui un dialogue d’Audiard) parmi d’autres : « - Mon doux ami, venez me parler. / -Très volontiers, ma dame, avec joie / -Parlez-moi sans rien me cacher. / - Que vous dirai-je, ma chère et douce dame ? / -Si votre cœur est greffé en moi ? / - Oui, entièrement, ma dame, n’en doutez pas. / - En vérité, le mien est en vous également. / - Grand merci, belle, aimons-nous bien. » Sont-ce des salamalecs ? Des expressions naturelles ? De l’humour (« En gardant mon honneur voulez-vous m’enlacer », sollicite la dame) ? Du raffinement courtois poussé à l’extrême ? Ici, le cœur de Madame d’abord « greffé » à celui de Monsieur se sépare et se fend pourtant « en deux » (Le lai de dame),  signant la fin des amours et de la vie.

 Il advient qu’une tierce personne s’introduise dans ce duo des cœurs. Voici que surgit le mari qui a des soupçons et se mue en « jaloux » (ballade 42). L’espace entre les époux diminue (alors que celui entre les amants augmente) en instaurant une triangulation : « Et le jaloux me tient/d’une laisse** si courte que, s’il ne me voit/il enrage de colère » ! Un tel souci masculin est le propre de nombre d’ « amants courtois » souffrant, comme cet amant en titre, de se séparer de sa « dame et maîtresse » (ballade 49).

La ballade conduit à ce point de non-retour qu’est la mort (ballade 3). L’amant, s’il perd son temps sans rien obtenir, lance – presque - des cris d’orfraie : « est-ce juste que l’on me frappe / à mort pour mon amour sans faille ? / Il faut que j’en meure / car c’est à la mort, à la vie ». Sa dame souffre déjà : « Ma mort cruelle, il est temps de mourir : / depuis près d’un an déjà, je suis dans ce martyre» (ballade 55).

Ainsi se termine notre promenade dans cet autre temps amoureux. La narration poétique se passe en plusieurs lieux (comme la rue, maison, messe, bal). Notre lecture – contrainte par les mots et leur succession -  rôde de la première à la dernière ballade, hésite et pioche ça et là une compréhension des vies et des relations qui ne ressemblent nullement à celles d’aujourd’hui. Une exploration des âmes libres à travers le papier ! Une balade, alors ?

 

Notes

 

* Pizanesque, néologisme autour de Pizan et non Pisan.

** Notons que la « laisse » - le lien pour toutou - est une image juste, proposée par la traductrice, pour expliciter l’adjectif « courte » qui aujourd’hui ne se suffit plus à lui-même.

 

Présentation de l’auteur

Christine de Pizan

Née à Venise vers  1364, Christine de Pizan passe son enfance à la cour de Charles V, où son père, Thomas de Pizan, est l’astrologue officiel. Elle reçoit une éducation soignée qui forme son goût pour les lettres. Mariée à un secrétaire du roi, Etienne du Castel, elle est veuve dès 1387. Pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, Christine entreprend d’écrire. Son talent lui vaut l’intérêt de Jean de Berry, de Louis d’Orléans, de la reine Isabeau de Bavière, et l'admiration de la Cour. Elle rédige des poèmes, des traités moraux, philosophiques, politiques, et même un traité militaire.
Elle devient la première femme française à vivre de sa plume. Connue pour sa prise de position en faveur des femmes, Christine de Pizan participe de manière active aux débats intellectuels de son époque. Elle s’illustre notamment dans le premier débat littéraire français, la Querelle du Roman de la Rose. Christine de Pizan semble avoir supervisé ou participé directement à la copie de manuscrits. Le nombre de témoins conservés et la richesse de leur ornementation attestent du succès de ses œuvres. Poète et moraliste, Christine de Pizan se consacre également à l'écriture de traités politiques, dans lesquels elle se révèle conseillère de princes et ardente avocate de la paix. En 1418, la prise de Paris par les Bourguignons la contraint à se réfugier dans une abbaye,  où elle meurt en 1430.

 

Source : https://gallica.bnf.fr/html/und/manuscrits/christine-de-pizan?mode=desktop

© Crédits photos Portrait of Christine de Pizan (British Library, Harley MS 4431 f. 4).

Poèmes choisis

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