Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde

Le long poème de Christine Durif-Bruckert, suivi d’un bref essai sur Courbet et le paysage, « L’origine du monde dit l’amour de Courbet pour les paysages », est un vertigineux voyage au centre de l’univers compris comme tout infini et indépassable ; ce tout est donc le centre de vie, alors le sexe de la femme est le centre, et cela il faut le cacher comme révélation trop matérielle. Et cela sera révélé, n’en déplaise.

Croisée récemment à Lyon et présentée par une amie commune, Christine Durif-Bruckert me confia que l’éditeur de « L’origine d’un monde » lui déclara, manuscrit en main et saisi par le propos, ne pouvoir se passer d’un livre sur le sexe de la femme écrit par une femme ; il y en eut pourtant d’autres et il y en aura encore. Mais il fut sidéré que la poète s’attaquât au tableau de Courbet titré « L’origine du monde » en y mettant son propre corps, en vivant cette origine en modèle & en voyeuse. Là était le sublime, un second dévoilement après le dévoilement du maître.

D’abord gagnée par le mal être en se plantant devant le tableau, il fallut un certain temps à la poète pour qu’elle le regardât comme on regarde son image dans un miroir. Une vraie image de soi auparavant intimement cachée, tout juste prêtée. Mais surtout jamais représentée lumineusement. Alors elle eut envie d’écrire le sexe de la femme pour se dépouiller de vêtements décidemment bien pesants.

Christine Durif-Bruckert, L’origine d’un monde, éditions invenit, Lille, 2021, 112 pages, 14 euros.

Le tableau de Courbet prétend révéler « tout » ce qui est caché mais il ne laisse deviner que ce qui est replié. Ainsi du sexe de la femme qui est repli. Toute la subtilité est dans cette manière de Courbet de laisser entrevoir autre chose que la chose montrée et d’affirmer que tout est là, dans ces deux lèvres à peine esquissées. Si « L’Olympia » de Manet dit que sous la main de la femme nue, lascive, cachant son sexe, il y a un monde qui doit rester inconnu, Courbet, en un geste coupant, grave et caressant, en montre l’entrée fluide. Juste ça et cela va au fond.

Seule face à l’image impensable, en un poème déployé sur le corps univers, vertigineux, un corps sans visage, sans bras ni jambes et pourtant achevé, Christine Durif-Bruckert cherche à ouvrir le passage, il faut bien sortir d’une frontalité aussi abrupte. Je vois dans cette quête du passage la même question posée par les philosophes et les astrophysiciens : l’univers ne serait-il qu’un passage ?

 

Comment résoudre le paradoxe d’être là
face à une image impensable
si vulnérable.
Peut-être jouer à l’emmener vers son point le plus extrême
réveiller les espaces mutiques
encore inaccessibles.

 

Ce long poème n’est pas le poème de l’imaginaire, il aurait plus à Clément Rosset, c’est le poème de la chute réelle dans le mythe du sexe perdu en profonde forêt. Dans la carnation est la chute. Mais ni Dieu ni Satan n’habitent ces vers : j’appelle le fond, mais il ne vient pas. Le fond est dans la forme, c’est là qu’on doit le trouver ; à chacun ses outils, la poète dispose en sus de ceux de l’universitaire. Elle chute dans ce sexe qui est le sien et peint, comme Courbet, au risque de l’image. Elle se risque, risque sa peau dans la peau de Courbet. Courbet fait femme ? Cet aspect que je pressens dans le tableau ne figure pas textuellement dans le poème mais semble pourtant évident. Ni tête ni jambes ni bras, un sexe unanime, évident, évidé et tragique dans sa beauté native. C’est le sexe, il n’y en a point d’autres. Le reste n’est que mécanique.

Christine D.-B. dit être débordée d’être au centre. Elle parle d’une attente presque religieuse ; presque, il ne faut pas insulter les possibles. Ce centre, ce tout du tout est, dit-elle :

Un point fixe dans le chaos
moment cosmogénétique
de l’œuvre.

 

On pourrait, à l’envie, poursuivre cette quête de soi dans l’autre enfin délivré dans la représentation, oh ! comme le vivant est si tendre en cet endroit. On aime particulièrement cet autre vers impossible… impossible ? L’image ne baisse pas les yeux. Je vois dans cette affirmation si dense la clé de « L’origine d’un monde » ! Le regard de la représentation, en l’occurrence un tronc doté d’un trou noir absorbant, est le seul regard ; celle ou celui qui croit voir en regardant ne fait que passer dans le regard de l’œuvre. Je viens de comprendre, grâce à la poétique charnue et conceptuelle de ce livre, comment voir en dedans, dans le regard en face ; l’œuvre d’art ne figure rien d’autre que ce qui est en face et voit. Le vivant passager est dépassé, ou plutôt absorbé. Il n’y a point de solitude plus douce.

Œuvre pour œuvre : entre la toile de Courbet, qui est cosmos, et celle de la poète, s’exerce une force attractive. En son sexe partagé en écriture, la poète s’engage en cosmos et littéralement devient la toile elle-même. Voyez comme je suis, sage et animée, non point immaculée mais pensée profonde et sexe sans tabou, vecteur du bruit de fond de l’univers, un sexe qui n’est plus à cacher, un sexe à tous, le sexe de tous.

Ô le puissant parfum du sexe. Finir avec cela, car il faut bien finir, tant mieux et non hélas, soyons fous, soyons vivants : Les odeurs et la peinture viennent s’unir à celles qui montent de la nature, des forêts, du bois brûlé et des fins d’orage. Les odeurs du désir. Sentir cette odeur dans la subtile douceur des origines de Courbet et de Christine Durif-Bruckert. Un instant, un passage.

Présentation de l’auteur

Christine Durif-Bruckert

Christine Durif-Bruckert, chercheure en Psychologie Sociale et en Anthropologie à l’Université Lyon 2 est aussi poète

Outre la diffusion d’un grand nombre d’articles dans des revues scientifiques nationales et internationales, elle publie Une fabuleuse machine, Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques, en 1994 chez Anne-Marie Métailié (réédité aux Éditions l’Oeil Neuf en 2009), La nourriture et nous. Corps imaginaire et normes sociales édité par Armand Colin en 2007, Expériences anorexiques, Récits de soi, récits de soin en 2017 aux Éditions Armand Colin. En 2021, elle coordonne l’ouvrage collectif Transes aux éditions Classiques Garnier.

En poésie, en mars 2018, elle publie Langues chez Jacques André Éditeur.

Aux Éditions du Petit Véhicule, elle publie la même année Arbre au vent sur des photographies de Pascal Durif, un recueil qui mêle photographies et textes poétiques, puis Le corps des Pierres en 2019, et Mains, écrit en collaboration avec Marilyne Bertoncini et Daniel Régnier-Roux

Un récit poétique, Les silencieuses paraît en 2019 chez Jacques André Éditeur.

Chez ce même éditeur, elle coordonne en 2020 en collaboration avec Alain Crozier l’anthologie Le courage des vivants.

Dernièrement, en juin 2021, elle publie Courbet, l’origine d’un monde, aux Éditions invenit (Collection Ekphrasis).

http://christinedurif-bruckert.com

https://www.facebook.com/christine.durif

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