Christophe Dauphin, merci d’accepter cet entretien pour Recours au Poème. Vous êtes né en 1968, vous dirigez la revue Les Hommes sans Épaules, avez publié une quinzaine de livres de poèmes, mais aussi autant d’essais sur la poésie et sur l’art moderne, ainsi que trois anthologies ; vous êtes également secrétaire général de l’Académie Mallarmé. Tout cela fait de vous un acteur avisé, doublé d’un observateur, du monde poétique. Quel est, aujourd’hui, l’état des lieux de la poésie en France ?
Si l’on s’en tient aux chiffres, on peut estimer qu’il existe plus de sept cents éditeurs et revues spécialisés, qui, précisons-le, travaillent très souvent bénévolement et portent la quasi-totalité de la création poétique contemporaine en France. Cent mille personnes écriraient (sans forcément en publier) ce qu’on peut considérer comme des textes poétiques. Selon le Syndicat national de l’édition, plus de 600 recueils paraissent chaque année. Le tirage moyen d’un livre de poèmes, comme d’une revue, oscille entre 100 et 300 exemplaires. Certains ou certaines, plus rares, atteignent un tirage de 500, voire de 1.000 exemplaires. Ajoutons que la poésie est soutenue par toutes sortes de bourses et d’aides à la publication, privées ou publiques, nationales et/ou régionales. En 2013, le Centre national du Livre a subventionné 13 revues de poésie à hauteur de 27.000 €, ainsi que 55 éditeurs pour 127 livres de poésie, pour 209.000 €. Comment ces aides sont elles attribuées et à qui ? Souvent aux mêmes et pas toujours au mérite, c’est le moins que l’on puisse dire. Il existe aussi des résidences d’écrivains, des Maison de la poésie et autres officines, qui ressemblent plus en fait (du moins pour certaines) à des bastions pour initiés qu’à des espaces ouverts aux poètes ; lesquels, nous dit-on, ne mobilisent pas, alors que les festivals et manifestations poétiques se multiplient, pour le meilleur comme pour le pire il est vrai, à travers le pays.
Nous pourrions donc dire benoitement que la création poétique se porte bien en France, mais la cruauté des chiffres (pour évoquer la poésie et le théâtre mis ensemble) ne laisse planer aucun doute : 0.4 % des livres vendus, 0.2% du chiffre d’affaires du secteur du livre, et 1% du lectorat total, ce qui nous remet en mémoire ce constat que Georges Mounin faisait voilà plus de cinquante ans : « Il y a rarement eu autant de gens pour écrire cette chose que personne ne lit. » Heureusement, l’avènement de l’impression numérique (utilisée avec souplesse pour l’impression à la demande et les courts tirages) et d’internet (éditorial, diffusion et vente) a quasiment sauvé le petit monde de la poésie (revues et éditeurs), certes, en état de survie permanent. Rappelons qu’une diffusion et une distribution en librairie impose d’avoir recours, non pas au poème !…, mais aux services d’un distributeur (autant dire un « ogre », pour un micro-éditeur) dont les prestations représentent 60% du prix de vente HT du livre. Ce distributeur impose en outre à l’éditeur un programme éditorial prévisionnel, avec un nombre de titres (10 à 12 au minimum) et un tirage imposés (800 à 1.000 exemplaire par titre en général). Peu d’éditeurs spécialisés peuvent se permettre cela.
Que la poésie circule lentement et difficilement, c’est une évidence, mais elle circule et rien ne semble pouvoir l’arrêter. Hier, comme aujourd’hui et ce sera encore le cas demain, on continue à parler et à lire bien des poètes, alors que l’on a oublié toute une pléthore de prix Goncourt, Renaudot et autres. Les mots du poète restent debout et marchent à nos côtés. Le poète met des vitamines dans l’existence. C’est pour cela qu’il ne meurt pas tout à fait.
Après avoir dit cela, il faut également parler de la présence et de la visibilité de la poésie sur la place publique et notamment dans les médias. Le sujet énerve et frustre plus d’un poète. Et pourtant, il n’y a rien à en attendre. Les médias (exception faite de l’hebdo le 1, qui publie un poème en pleine page à chaque livraison), y compris et surtout ceux dits « littéraires », n’accordent quasiment aucune place aux poètes. Nous le savons et cela ne changera pas. Faut-il s’en lamenter ? Ce n’est pas mon avis. La poésie n’est pas soluble dans le mercantilisme. Aucun média n’a le désir, la volonté et surtout la compétence pour parler de la poésie ; et si cela avait lieu, on imagine pour l’avoir déjà vu dans la presse comme plus rarement à la TV, la catastrophe que ce serait. Nous avons pu le vérifier en 2011, lors de l’attribution du prix Nobel de littérature au Suédois Tomas Tranströmer. L’accueil des médias français fut éloquent : les uns se contentant de reproduire le communiqué de l’AFP ; les autres, ajoutant à l’incompétence le mépris, pour cet « obscur et insignifiant poète » ; ce que Tranströmer n’est pas, évidemment. On se souvient aussi de Denis Roche, ancien chef de file de la poésie germanopratine telqueliste, affirmant que lorsqu’il lisait Tomas Tranströmer, les bras lui en tombaient, parce qu’il le trouvait affligeant. Pour Roche, la poésie est définitivement aux arrêts, obsolète ! Les gens continuent à en écrire cependant. « Ça doit être rassurant, et joli, comme de mettre des pâquerettes sur son balcon », concluait Denis Roche, qui est bien celui qui a rassemblé les bribes de son « aventure poétique », sous le titre de La poésie est inadmissible. Sans doute voulait-il dire : Ma poésie est inadmissible ; et il en a tiré la leçon qui s’imposait : le silence ! Mais d’autres épigones, plus pâles encore, sont apparus depuis, qui se sont réfugiés dans la performance (quelle originalité !..) et dans le charabia théorico-théorique, pour mieux masquer leurs carences poétiques ; adeptes des jeux de mots, de typographie et de plats mal réchauffés, qui se sont autoproclamés « poètes d’avant-garde » (une première dans l’Histoire !, à moins qu’il ne s’agisse de l’avant-garde des subventions publiques et des effets de manche ?), pour n’être en fin de compte qu’une arrière-garde de plus, adepte du jeu formel sans conséquence, que nous pouvons situer au même niveau que celui de la Société des Poètes Français. N’est pas André Breton, Tristan Tzara, Kurt Schwitters, Raoul Hausmann ou Alexeï Kroutchenykh, qui veut !
La poésie française d’aujourd’hui n’est pas du tout compacte. Elle est morcelée et fort variée. Plusieurs tendances, actuellement, se font jour, comme le regretté et excellent poète, critique et animateur que fut Michel Héroult, l’a perçu : « la poésie du quotidien », « la poésie de l’émotion et/ou émotiviste », « la poésie néo-surréaliste », « la poésie sociale et/ou politique », la « poésie mystique », la « poésie minimaliste et/ou philosophique », la « poésie néo-classique » et ce que nous appelons la « nov-Poésie », dont nous venons de parler. En règle générale, la poésie contemporaine témoigne de l’homme. Certains le font en haut d’une tour, d’autres au fond d’une cave mais, toujours, c’est de l’homme dont il s’agit. En tout cas bien plus de l’homme que des dieux. Certains appuient cette recherche vers le bas ou vers le haut. Diversité, il y a. Et s’il y a indéniablement de très bons poètes en France, on ne doit pas perdre de vue que le poème lorsqu’il donne dans un excès de formalisme, de culture ou de sensiblerie, ne peut que se transformer en un vain bibelot. L’objet langagier n’est pas un poème, c’est un objet langagier. La poésie c’est l’être et non le paraître. La poésie est un vivre et non un dire. Octavio Paz, qui était très préoccupé par la notion de modernité, m’a dit un jour que chaque époque s’identifiait avec une vision du temps et que le passé n’était pas meilleur que le présent. C’est-à-dire que la perfection n’était pas derrière nous, mais devant. Ce n’était pas un paradis déserté, mais un territoire, une ville, qu’il nous fallait bâtir. Paz m’a également dit que la poésie qui se profilait, cherchait le point d’intersection des temps, le point de convergence. Ce point, d’après lui, nous dit qu’entre le passé bigarré et le futur dépeuplé, la poésie est le présent. Gageons qu’il ait raison.
Rien de nouveau. Ce qui l’est, en revanche, c’est d’assister paradoxalement aujourd’hui en France, comme l’a écrit Martin Rueff, à un étrange phénomène : non seulement le nom poésie dont l’adjectif poétique est tiré n’est plus considéré comme son porteur naturel, mais encore on va jusqu’à dénier aux poètes la poésie qu’on prête aux non-poètes. Les exemples ne manquent pas. Pour encenser tel livre de prose, telle chanson, tel chanteur, nombreux sont les médias, les personnes, qui n’hésitent pas à les qualifier de « poétiques », bien que la poésie soit absente de leurs éditoriaux. On sait par ailleurs l’emploi aberrant que certains font du mot « surréalisme ». Ce n’est pas la poésie-des-poètes qui intéresse, mais la poésie-des-non-poètes ou plutôt la non-poésie-des-non-poètes. Pour les médias, la poésie-des-poètes est un vide économique, sans public (ce qui est faux) ; un genre dont ils se moquent, ne parlent jamais (sauf pour citer pompeusement Baudelaire, Rimbaud ou Char), et auquel ils ne comprennent rien. Il en va tout autrement avec la non-poésie-des-non-poètes, comme en témoigne le raz-de-marée médiatique dévastateur de bêtise d’avril 2013. L’insondable bêtise des médias et de ceux qui les écoutent bouche bée (et pas seulement en art ou en littérature), a en effet atteint son paroxysme avec la parution d’un livre de « poèmes » de Michel Houellebecq, le chef de gare du roman de gare français : Configuration du dernier rivage. D’emblée, ce fut « l’évènement de l’année », le livre dont tout le monde se mit à parler dans les rédactions comme dans les salons feutrés, sur les plateaux de télévision, à la radio, où l’on déclama ses « poèmes » en direct à l’antenne, tout en le congratulant obséquieusement. On n’avait jamais vu un tel ramdam autour de la parution d’un « livre de poèmes », qui fit même la une du journal Libération, tout en étant, il faut bien le dire, un livre d’une très grande médiocrité.
La situation que vous décrivez, vous qui semblez être un voyageur, la percevez-vous différemment dans le monde ?
La poésie est partout chez elle. Il n’existe pas de peuple sans poésie. Voilà sans doute ce qui constitue le caractère universel et indépassable de la poésie par rapport à d’autres formes d’expression. On peut remonter l’Histoire. Chaque communauté humaine a utilisé le langage d’une façon particulière, que nous pouvons appeler : poésie. La poésie est d’une diversification extrême telle qu’une définition précise ne peut-être que réductrice. Chaque peuple a sa poésie. Je suis internationaliste. Aussi, toutes les poésies m’interpellent et les peuples qu’elles portent aussi. Et c’est précisément par les poètes que l’on arrive aux peuples. Lorsque l’on aura dit qu’en Corée du Sud, par exemple, les poètes sont lus massivement, publiées dans les quotidiens, on mesurera la différence par rapport à la France. La poésie est aujourd’hui peut-être autrement plus vivante et plus créative, ou du moins plus vitale que littéraire, en Amérique du Sud, en Amérique Centrale, au Québec, le pays du grand Miron, ou plus proche de nous, dans les Balkans, en Europe de l’Est et jusqu’en Palestine, dans les territoires occupés. Le monde commence et la poésie d’aujourd’hui aussi une fois franchies les frontières de la muséographie française. Il ne faut pas se replier mais se déplier. C’est ce que nous faisons. Et je suis vraiment content de voir à quel point, par exemple, le site des Hommes sans Épaules est de plus en plus consulté à l’étranger et pas seulement par les francophones. Les échanges sont très riches. Nous recevons de plus en plus de textes et de correspondances de l’étranger, qui représente à plus de 30% de nos ventes de revues et de livres.
En plus d’être poète, vous êtes aussi — pardonnez ce raccourci — un théoricien puisque vous prônez, en matière poétique, l’émotivisme. Pouvez-vous nous expliquer cette notion ?
Le temps n’est plus, je pense, à l’esprit unilatéral et étroit des tentatives séparées. Partis de l’exploration parcellaire de ma sensibilité, j’en suis arrivé à l’émotivisme, qui est une synthèse moderne et d’ouverture des courants et mouvements révolutionnaires que sont la Poésie pour vivre et le Surréalisme, qui, depuis son origine jusqu’à son ultime aboutissement, a été une prospection continue de l’état de rêve (comme de l’émotion, pour l’émotivisme), afin d’en découvrir les véritables limites, beaucoup trop floues à travers la littérature, et trop restreintes à travers la psychologie. Partant de considérations sur « le peu de réalité », le surréalisme a prouvé éloquemment que la seule manière de libérer l’homme des contraintes idéologiques, d’assurer à l’esprit des conquêtes inépuisables, était d’agrandir l’état de rêve, d’en préciser les prérogatives, et de donner un plein effet réel à tout ce qui émanerait de cette source imaginaire.
J’ai adopté ce terme d’émotivisme en hommage à Jean Breton et Guy Chambelland, pour qui le poète est un être original, doté d’une sensibilité propre. Une hypersensibilité. « En ce qui me concerne, a‑t-il écrit, si j’avais dû créer un « isme », j’aurais créé l’émotivisme ! », avant que Jean Breton ne le reprenne à son tour en décrivant les luttes intestines du milieu poétique des années 1960–1965 : « L’histoire littéraire regroupera peut-être sous la bannière de l’émotivisme les poètes qui, alors, dans des revues sans lecteurs et des recueils peu répandus, refusèrent de voir la vie affective enterrée sous les supputations linguistiques et le chloroforme pseudo-philosophique et, au contraire, enrichirent l’intimisme. »
L’émotivisme n’est évidemment pas un mouvement comme le fut le surréalisme, mais un courant comme le fut Poésie pour vivre, une attitude devant la vie, une conception du vivre qui ne saurait être détachée de l’existence du poète, car la création est un mouvement de l’intérieur à l’extérieur et non pas de l’extérieur sur la façade. L’émotivisme relève d’un seul principe : la liberté de l’être sensible.
J’appelle poésie émotiviste toute création vécue et ressentie vitalement dans les surprises, les soubresauts et parfois les râles de l’aventure intérieure, et qui invite à une explosion de la sensibilité dans « l’ici et maintenant », en créant un lien entre tous ceux qui se confient, tripes et âmes, pour tenter de faire basculer la vie dans le poème, avec cette sorte d’abandon qui doit préluder à une nouvelle invention de l’être, la dimension sensible scellant le socle de la poésie entendue comme chant profond.
L’émotivisme est un art de vivre et de penser en poésie, car une œuvre est nulle si elle n’est qu’un divertissement et si elle ne joue pas, pour celui qui la met en question, un rôle prépondérant dans la vie. Comprenons bien que la poésie est uniquement en l’homme et c’est ce dernier qui en charge les choses, en s’en servant pour s’exprimer. L’émotion est le versant affectif de cette relation au monde qui est constitutive de l’expérience poétique. Mais plus encore que l’horizon, l’émotion échappe à la représentation, et ne peut prendre forme qu’en investissant une matière, qui est à la fois celle du corps, celle du monde et celle des mots.
L’émotivisme ne s’incarne, ni dans une école, ni dans un système, ni dans un mouvement idéologique, mais dans groupe infini, Car, je ne crois plus au grand mouvement, mais bien davantage à la notion de courant ; un courant porté par un groupe infini, à l’instar de ce qu’a mis en pratique Sarane Alexandrian, dès sa sortie du groupe surréaliste en 1949. Un groupe infini, c’est tout le contraire d’une coterie ou d’une chapelle ; c’est un mode de rassemblement des plus modernes qui combat l’esprit sectaire, l’esprit de parti, expressions de l’esclavage idéologique, en leur substituant l’esprit de curiosité universelle, l’assentiment méthodique à ce qui est intéressant dans tout, au nom de la liberté de penser. Un groupe infini, et c’est ainsi que je conçois l’émotivisme, n’a pas de dirigeant privilégié, mais des meneurs de jeux prenant tour à tour des initiatives.
À 20 ans, vous écriviez le poème Malik Oussékine. 30 ans plus tard, comment a évolué votre vision de la poésie ?
Ma poésie était, est et demeure vouée à l’inquiétude, à la fêlure de vivre, la confrontation du rêve et de la réalité, de mon monde intérieur avec le monde extérieur. En ce sens, je ne suis jamais seul : mille liens se créent d’utilité, de frayeur, de joie, de chagrin, de dépit, de colère, de goût, de son, de couleur qui m’unit à toutes et à tous. Je joins mes peines, mes espoirs. J’y ajoute un rythme, celui de mon sang. J’ordonne ce tout par rapport à moi, je me mets à une certaine place dans cet ordre : je m’y enferme, je ne m’en exclus pas. J’ordonne mon univers, où tout m’entretient de moi et de tout. Mon émotivisme est une morale, une manière d’être et de vivre, dans la mesure où il est le fil conducteur de l’homme en prise directe avec ses émotions : le déchirement de l’être dans l’être, rapport à soi, à autrui, au monde. C’est ce que j’écris. C’est ce qui me fait écrire.
Dans un numéro récent de la revue « NUNC » (n°31, revue Orante), Pierrick de Chermont vous décrit comme porteur d’une “révolte noire, fraternelle et conquérante” et comme voulant “en découdre”. De quoi voulez-vous découdre par le poème ?
La révolte contre l’injustice ne s’arrête jamais, de même, la recherche du bonheur. La recherche du bonheur, c’est la recherche de l’amour et de la liberté. Elle s’accorde avec la révolte contre l’injustice, mais elle la produit nécessairement. La révolte risque de ne pas trouver de fin, comme l’a écrit Stanislas Rodanski, car elle a ses mobiles et même son mobile. Elle se recherche au cœur de l’insupportable pour donner au monde un accès à l’élévation. Le poète ne parle que pour mieux dénuder les êtres et les choses qui l’entourent, que pour mieux s’écorcher aux aspérités de la réalité ; vivre se valorise par le devoir de lutter, chacun selon ses moyens, contre l’injustice et l’oppression. La poésie est une aventure du langage, une affaire vastement humaine ; une appréhension du monde, mais avant tout, un arrachement intérieur, l’essence même de celui qui s’exprime. Avant de naître des mots, la poésie est vécue, elle naît d’une situation humaine (consciente ou inconsciente), que les mots accompagnent. La poésie est reliée au sensible. Chaque poète réinvente le monde qu’il a en lui.
Comme la majorité des poètes d’aujourd’hui, vous avez un travail, alimentaire. Vous sortez masqué en quelque sorte. Vous composez donc votre poésie dans le feu de l’action. Comment naissent les poèmes en vous et comment parvenez-vous, dans ces conditions, à les composer ?
Je suis disponible 24 h sur 24, au quotidien, aux émotions, aux rencontres, que j’absorbe. Le poème peut jaillir à n’importe quel moment. Immédiatement comme au terme d’une longue gestation. Il m’arrive, tout comme le regretté Yves Martin, de le mémoriser et de le porter longtemps en moi, avant de la coucher sur le papier. Je ne travaille pas avec un mètre classique, mais avec mes propres impulsions nerveuses, mes propres impulsions rythmiques, pour crever les innombrables parois des mystères qui m’entourent, sans réel souci d’esthétisme, et en ennemi de tout conformisme. Il n’est pas question de « faire joli », mais au contraire, d’afficher, dans le domaine de l’écriture, la plus impétueuse liberté. Aucun mot, aucun vocabulaire n’est interdit. Au cœur du poème on doit trouver l’émotion, la tripe et l’homme, car, c’est bien la dimension sensible et existentielle qui provoque l’émergence du poème, lequel n’agit pas pour moi comme un amusement, un passe-temps, un exercice. La poésie n’est rien si elle n’engage pas la vie entière ; la poésie (sa lecture, son écriture) fait vivre, aide à vivre, vous révèle à vous-même, à autrui, au monde, et… change votre vie. Plus on est capable d’exprimer et d’extérioriser ses émotions dans des actes, plus on devient nourrissant pour les autres, parce que nous leur communiquons des choses qui sont importantes pour nous. Ce que nous vivons importe ou concerne souvent l’autre. Car, si la poésie, comme me l’a dit Jean Rousselot, ne nous parlait que d’elle-même, elle n’aurait pas grand intérêt pour les hommes, à qui elle est aussi sûrement destinée qu’elle leur est redevable. Aussi bien le poète participe-t-il à leur admirable travail en fondant des empires de langage avec les matériaux–lexiques qu’ils lui ont fournis.
Vous avez connu un grand poète en la personne de Jean Rousselot et vous venez, aux éditions Rafael de Surtis, de lui consacrer un livre, Jean Rousselot, le poète qui n’a pas oublié d’être. Pourquoi lire Rousselot aujourd’hui ?
Jean Rousselot était un homme d’une envergure rare et son œuvre le reflète. Il demeure un modèle, un exemple, par cette capacité hors-norme à mêler étroitement la vie et la poésie. Jean Rousselot, mon ami, le poète, ce héros ; comme l’a écrit Georges Mounin : « On ne se demande même pas si c’est un grand poète. Mais c’est un poète, et c’est quelqu’un. »
Pourquoi lire Rousselot aujourd’hui ? C’est le propos du livre que vous évoquez et que j’ai écrit pour le centenaire de sa naissance, au nom de notre amitié certes, mais aussi au nom de ce que Jean Rousselot a représenté et représente encore. Ce livre est quasiment un manifeste qui dit en substance : « voilà ce qu’est un poète, une vie de poète ! » Comme nous sommes loin ici des fabricants d’objets de langage à destination d’un langage sans objet, autant dire le mépris absolu du « chant » et du contact avec les frères humains.
Orphelin, élevé dans une misère vraiment noire, Jean Rousselot est devenu l’un des plus grands poètes de sa génération, un homme qui n’a pas oublié de vivre et qui a toujours mis sa vie en jeu, et pas seulement dans le poème, si l’on pense à ses prises de position, à ses engagements, sa vie durant, y compris durant l’Occupation face aux vichystes et aux allemands. Son œuvre est imagée, rude, virile, parsemée de mots du jour et de formules familières comme pour ne pas trahir un vécu difficile et combattif. Elle s’étend sur près de soixante-dix ans, avec plus de cent trente volumes à son actif : des livres de poèmes, des romans, des contes, des nouvelles, des biographies, des essais, mai aussi une quantité innombrable de notes et d’articles en revues et dans la presse, ainsi que des traductions et des pièces radiophoniques.
Jean Rousselot, homme de mots, homme de l’être, aura pénétré dans les forêts intérieures de l’homme comme bien peu l’auront fait, avec autant d’engagement et de sincérité. C’est qu’il ne s’est jamais livré à la complaisance de faire du Rousselot à tour de bras. Son œuvre a évité tous les poncifs. Il a au contraire souvent rompu avec lui-même, quitte à dépiter la critique, soit pour retourner à « ses vomissements », soit pour « chercher de nouvelles nourritures. » Alors, comme l’a dit Guy Chambelland : « À pratiquer l’honnêteté d’écriture de Jean Rousselot, que reste-t-il d’un Denis Roche ? »
Quels sont vos compagnons en matière poétique, et pour quelles raisons ?
Je vous épargne la liste des grands aînés de Rutebeuf et Villon à André Breton. Si je dois citer des poètes vivants, là aussi, nous n’en finirons pas, car cela en représente des noms. Alors, je répondrai : toutes celles et tous ceux, connu(e)s et inconnu(e)s, qui, dans leur diversité, ont publié (533 noms à ce jour, rien que pour la troisième série), publient et publieront dans Les Hommes sans Épaules, et pas seulement les poètes surréalistes et/ou de l’émotion, assumés ; parce que ceux-là, à quelques exceptions près, assument l’homme-même, quotidien, nous dit Chambelland. L’homme et ses limites. C’est-à-dire, à l’opposé exact du culturel-convention, le tragique – l’impossibilité de tricher – ce tragique qui constitue peut-être la plus profonde dimension de la poésie. Leur style est évidemment à la mesure de cette situation tragique : dépouillé d’artifices, décapé jusqu’au muscle, à l’os ; il ne sert guère qu’à communiquer l’homme à l’homme, avec une économie de vocables qui fait toute sa différence d’avec la prose.
Vous vous réclamez, en matière poétique, de la profondeur. Que mettez-vous derrière ce mot ?
Face à moi-même, face à autrui, face au monde, face à mon poème, je suis toujours face à un abîme ; un abîme que je suis, que nous sommes et ne cesserons jamais d’être. Je résiste dans la fêlure. Mon rapport au langage, à mes émotions, me renvoie de plein fouet au rapport que j’entretiens avec le monde, à renfort de mots coups de poing, de mots coups de sang, pour exister. Pour moi, il n’existe pas un espace sans combat. Pas un atome sans cri. Mais seulement, à bout portant : le langage, l’émotion, le rêve, la réalité, le mot coup de tête. Plus loin que la mêlée des images, plus loin que l’écume de la phrase, j’aspire à descendre dans les boues colorées de l’homme.
Dans le monde d’aujourd’hui, il y a les économistes, les financiers, les écrivains de romans, les intellectuels, les scientifiques, les sportifs, les politiques, les journalistes… Le poète, absent de tout ce bouquet, porte-t-il une connaissance du monde ?
Vivre et écrire de la poésie, c’est vouloir se fouiller, plaider pour soi-même, rencontrer autrui au plus profond, donc communiquer, dénoncer aussi les aliénations, laver le vocabulaire, promouvoir en rêve des gestes qui deviendront un jour des actes. Alors, certes, tout cela n’est pas facile à vivre et à écrire, car le poète est un exclu. Il est tenu à l’écart, conformément à la morale platonicienne. Cela ne remonte pas à hier. Il faut bien dire cette solitude, ce désarroi, ce désespoir, qui entourent le poète. Il n’est pas facile de vivre dans la peau d’un poète, qui doit exister en face de gens qui nient purement et simplement son existence. Mais aussi en face de gens qui attendent tout de lui. Alors, ce n’est peut-être pas grand-chose la poésie, mais pour certains, ce « pas grand-chose » est tout. Je ne veux surtout pas généraliser ou faire du misérabilisme, mais je n’oublie pas les « mouroirs » d’Yves Martin, ni ceux de Guy Chambelland. L’appartement-assommoir dans lequel vivait Claude de Burine. Lors de sa crémation au Mont-Valérien, nous étions deux à être présent, son compagnon et moi. Thérèse Plantier, dont Les Hommes sans Épaules furent les seuls à signaler la mort et à saluer son œuvre. Alain Morin, dont personne n’avait même de portrait photo, ni ne connaissait la date de sa mort. Et pourtant quelle profondeur et quelle grandeur chez tous ceux-là ! Ils m’ont aidé, ils m’aident encore à vivre, avec bien d’autres. Que de combats et de corps-à-corps avec la vie, avec la mort, avec le langage. Des abîmes insondables, mais aussi des isthmes de lumière. Du cristal. Non, ce n’est pas facile d’être un poète. Il faut avoir gagné cela par la douleur et s’accrocher. Alors exclu le poète, oui, mais a contrario, le poète, aujourd’hui a, tout en se lamentant sur son sort, tendance à s’en contenter. Certains, me dirait Alain Breton, « sont trop malheureux » pour agir autrement. Oui, mais les autres ? J’ai encore tout récemment été abasourdi par les poètes, lors de cette terrible première semaine de janvier 2015, après l’assassinat de Charb et de ses camarades ; dix-sept victimes au total. Abasourdi par le silence des poètes. À ce jour, à ma connaissance, seuls Les Hommes sans Épaules et Texture, par la voix de Michel Baglin, se sont manifestés par un communiqué. Sinon, rien, le néant. Tout le monde a continué à écrire ses petits poèmes et à les publier comme si de rien n’était. Le poète est un artiste, mais c’est aussi un citoyen, un intellectuel. Mais ils étaient où les poètes ? À la remorque du monde, une fois de plus, là où personne n’ira les chercher. Donc, rien du côté de la poésie française, mais en revanche beaucoup d’échanges et de nombreux messages avec l’étranger. Je pense notamment aux émouvants messages de notre grand poète Beat Lawrence Ferlinghetti ou encore avec le poète surréaliste grec Nanos Valaoritis, et le Liban, et même l’Iran ! On parle beaucoup des étrangers en France et pas spécialement en des termes qui nous agréent. Nous, nous disons : heureusement que les étrangers existent ! Nous nous sentons moins seuls.
Donc, pour ce qui est de la connaissance du monde ; je dirai que certains on une assez bonne connaissance de leur nombril. Les autres recherchent par le moyen du langage, une vérité de contact avec les êtres et les choses, car ils considèrent les mots comme des réalisations dont ils ont la prescience, et c’est ce qui les aide à se déchiffrer eux-mêmes en déchiffrant le monde. La poésie déborde de la simple activité littéraire et intellectuelle pour envahir l’espace même de la vie.
Merci Christophe Dauphin.
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- Sur deux livres récents de Jigmé Thrinlé Gyatso - 7 septembre 2014
- Saraswati, revue de poésie, d’art et de réflexion, n°13 - 7 septembre 2014
- JEAN MAISON 2ème partie - 28 août 2014
- Nunc n° 33 : sur Joë Bousquet - 25 août 2014
- PHILIPPE DELAVEAU - 13 juillet 2014
- Le prix Charles Vildrac 2014 remis à notre ami et collaborateur le poète Jean Maison pour son recueil Le boulier cosmique (éditions Ad Solem) Extraits - 16 juin 2014
- Rencontre avec Nohad Salameh - 13 juin 2014
- Jean-François Mathé, La vie atteinte - 8 juin 2014
- PASCAL BOULANGER - 18 mai 2014
- Charles Bukowski, Les jours s’en vont comme des chevaux sauvages dans les collines - 21 avril 2014
- Paul Verlaine, Cellulairement - 7 avril 2014
- Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (10) Arnaud Bourven - 6 avril 2014
- La vie lointaine de Jean Maison - 30 mars 2014
- L’Heure présente, Yves Bonnefoy - 23 mars 2014
- MARC ALYN - 22 février 2014
- BERNARD MAZO — AOÛT 2010 - 12 février 2014
- Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (6) Pascal Boulanger - 8 février 2014
- Pierre Garnier - 1 février 2014
- Une nouvelle maison d’édition : Le Bateau Fantôme - 30 janvier 2014
- Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (5) Gérard Bocholier - 26 janvier 2014
- Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (4) : Alain Santacreu - 12 janvier 2014
- Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (3) : Jean-François Mathé - 30 décembre 2013
- JEAN-LUC MAXENCE - 29 décembre 2013
- Rencontre avec Gilles Baudry - 30 novembre 2013
- A L’Index, n°24 - 25 novembre 2013
- Jean-Pierre Lemaire - 1 novembre 2013
- Regards sur la poésie française contemporaine des profondeurs (1) - 23 octobre 2013
- Le dernier mot cependant de Jean-Pierre Védrines - 16 octobre 2013
- Mille grues de papier, de Chantal Dupuy-Dunier - 9 octobre 2013
- Rencontre avec Balthus de Matthieu Gosztola - 29 septembre 2013
- Demeure le veilleur de Gilles Baudry - 25 septembre 2013
- EUGENIO DE SIGNORIBUS - 25 août 2013
- Dans la poigne du vent, de F.X Maigre - 16 juillet 2013
- L’extrême-occidentale de Ghérasim Luca - 8 juillet 2013
- Au commencement des douleurs, de Pascal Boulanger - 22 juin 2013
- Le 23e numéro de A l’Index - 20 mai 2013
- James Longenbach, Résistance à la poésie - 10 mai 2013
- Jean Grosjean, Une voix, un regard - 19 avril 2013
- Etienne Orsini, “Gravure sur braise” - 5 avril 2013
- Paroles à tous les vents, Boulic - 22 mars 2013
- Gérard Bocholier, ses deux derniers recueils - 15 mars 2013
- Jean-Pierre Lemaire, Faire place - 8 mars 2013
- Ariane Dreyfus, par Matthieu Gosztola - 2 mars 2013
- Marc Delouze, “14975 jours entre” - 24 février 2013
- Mangú : Le sens de l’épopée - 23 février 2013
- Les poèmes choisis de Paul Pugnaud - 9 février 2013
- Faites entrer l’Infini, n°54 - 2 février 2013
- Au coeur de la Roya - 19 janvier 2013
- Entretien avec Jean-Charles Vegliante - 24 novembre 2012
- Un regard sur Recours au Poème - 3 novembre 2012
- Pierrick de Chermont, “Portes de l’anonymat” - 7 octobre 2012
- Denis Emorine, “De toute éternité” - 6 octobre 2012
- Hommage à Sarane Alexandrian, Supérieur Inconnu n°30 - 6 août 2012
- POESIEDirecte n°19, le désir - 2 août 2012
- Marc Baron, Ma page blanche mon amour - 1 août 2012
- Bernard Grasset, Au temps du mystère… - 1 août 2012
- Totems aux yeux de rasoir - 19 juillet 2012
- Vers l’Autre - 5 juillet 2012
- Jean-Pierre Boulic - 2 juillet 2012
- Jean-Luc Wauthier - 2 juillet 2012
- Le bleu de Max Alhau - 30 juin 2012
- Jean Maison, Araire - 21 juin 2012
- Rencontre Jean MAISON [1ère partie] - 13 juin 2012
- Patrice de La Tour du Pin, le poète de la Joie - 18 mai 2012
- Rencontre avec Iris Cushing - 5 avril 2012