UN ROMAN DELICIEUSEMENT INCLASSABLE
C’est l’histoire d’un jeune Athénien qui, en ce début du XXIème siècle, après une étude méthodique des lieux, installe des charges de plastic dans les structures du Parthénon et parvient à le faire exploser. C’est lui qui donne son titre original au roman, O bombistis tou Parthenona (= celui qui met une bombe au Parthénon, nous dirons « le plastiqueur », même si ce terme très laid n’a pas été choisi pour l’édition française).
Ce jeune homme, par son acte sacrilège, obéit, soixante ans après, à l’injonction d’un certain Yorgos Makris, qui, en 1944, a lancé cet appel : «Il faut faire sauter l’Acropole ». Yorgos Makris appartenait au cercle surréaliste « les Annonciateurs du chaos ». Il est mort en 1968 en se jetant du toit de son immeuble, après avoir dit à sa concierge : « Je descends tout de suite ».
Il s’agit d’un roman (le terme est mentionné, et Christos Chryssopoulos a dit que cela lui donnait la protection de la fiction) qui se présente comme le dossier d’une enquête réunissant des documents hétéroclites. La composition de l’ensemble a bien sûr fait l’objet d’un questionnement de l’auteur et même d’un cheminement, puisque l’ordre des chapitres n’est pas le même dans la publication initiale et dans la traduction française. L’ouvrage, pour un lecteur français, présente des caractéristiques proches de ce que l’on a appelé le « Nouveau Roman », avec une composition fragmentaire, une écriture distanciée, aussi objective que possible, une précision quasi administrative, avec des personnages sans nom ou désignés par des initiales, une technique romanesque qui fait appel à l’activité du lecteur, voire à sa culture. Néanmoins, il s’agit d’un roman inclassable, qui ne fait fi, contrairement au Nouveau Roman, ni du personnage, ni de sa psychologie, ni de l’espace ou du temps. Le livre est très accessible et d’une lecture aisée. Je vous le recommande.
Au-delà de ces rapides considérations formelles, ce qui est passionnant dans La destruction du Parthénon, c’est que la conjoncture grecque actuelle, l’avenir de la Grèce et plus largement de l’Europe, les liens qui nous lient, la culture et les mythologies que nous partageons, nous associent de fait aux interrogations soulevées par ce petit ouvrage, à la fois dense, provocateur et dérangeant.
Nous allons voir maintenant que l’explosion du Parthénon est présentée comme…
UNE OEUVRE DE SALUT PUBLIC
Voici un tout petit livre qui est juste assez épais pour contenir le Parthénon debout, le Parthénon explosé, Athènes, la Grèce, l’Europe, nos admirations, nos exaspérations et nos peurs. Le jeune homme qui détruit le Parthénon est présenté comme quelqu’un de discret, poli, sensible, intelligent, il écrit des poèmes, il prend beaucoup de notes, il évoque de toute évidence le paradigme de l’écrivain, avec des indices convergents et même redondants. Contrairement à Erostrate (qui détruisit le temple d’Artémis à Ephèse au IVème s. ap JC, et dont les motivations ressemblaient davantage à celles de la téléréalité), le plastiqueur ne cherche pas son moment de célébrité. Il assume joyeusement et simplement une fonction cathartique qui consiste à purifier Athènes du vestige trop lourd que constitue le Parthénon. Donc une œuvre de salut public, un nettoyage nécessaire. Un des gardiens du temple, qui a repéré ses allées et venues et qui fait un rapport après la catastrophe, assure que, avant d’accomplir un tel geste, le plastiqueur a dû beaucoup aimer le Parthénon, jusqu’à l’exaspération des sentiments. C’est que le Parthénon remplit l’espace des Athéniens et focalise l’intérêt des touristes. Et surtout, sa visibilité mondiale rappelle à tous les artistes grecs que l’on attend d’eux qu’ils composent avec la culture antique, une pincée de mythologie par ci, un tronçon de colonne par là, un soupçon de géométrie, une once de philosophie. Moyennant quoi, les touristes rassurés voudront bien s’intéresser à ce qu’ils croient être le modernisme grec, c’est-à-dire le rébético, la cuisine grecque et les toits bleus de la mer Egée sur les affiches des agences de voyages dans les couloirs du métro parisien. On comprend dès lors comment le jeune Athénien, qui s’oriente autour de l’Acropole depuis sa naissance, pour qui le temple est « le point de repère de notre ville », veut pulvériser ce marbre qui fait écran au modernisme, au post modernisme et à l’originalité toujours renouvelée de la Grèce contemporaine.
Quand le personnage écrit : « Nous ne parviendrons jamais à être dignes d’un tel chef‑d’œuvre », là est le péché originel, là est l’insurmontable culpabilité du pays, qui a tracé depuis 25 siècles l’horizon d’attente de l’Occident et dont on attend maintenant seulement qu’il réussisse à faire payer des impôts aux armateurs et à l’Eglise. Détruire le Parthénon, c’est d’abord s’inscrire dans le grand mouvement de déconstruction des académismes, et c’est enfin détruire l’étalon auquel se mesurent les insuffisances, les pauvretés, les humiliations du pays.
Bien sûr, derrière les deux explosions qui détruisent le Parthénon, on devine en filigrane la destruction par les talibans des Bouddhas d’Afghanistan, en mars 2001, et surtout le 11 septembre 2001, qui a visé les constructions mythiques de la civilisation américaine. En outre, le temple est détruit non seulement par les charges de plastic, mais aussi, symboliquement, par les grues et les échafaudages installés pour le réparer et l’entretenir sans cesse. L’écroulement du temple emporte avec lui l’Odéon romain, donc deux civilisations que réunit l’historicisme occidental. En revanche, le nouveau musée reste intact et ses vitres reflètent « le ciel désormais vide ». Même si l’épilogue précise que le temple va être reconstruit, à ce moment-là du roman, le lecteur se dit que le souvenir de l’Acropole sera maintenant réduit à une construction intellectuelle. Mais il me semble qu’actuellement, alors que le Parthénon dresse encore « son armature de marbre pentélique », c’est déjà sans doute une construction symbolique que nous projetons sur lui. Chaque chapiteau, chaque triglyphe, par la conjonction de sa beauté et de son usure, révèle à la fois l’humain qui l’a taillé et la dimension temporelle qui lui donne encore du sens. Et même s’il ne restait qu’un dessin d’architecte de ce chapiteau, ou même seulement le souvenir de ce dessin, nous projetterions encore une construction symbolique sur le rocher éclaté qui lui servirait de stèle.
Mais le plastiqueur ne pense pas exactement cela, puisque, face à la réalité du monument, il met à exécution son projet terroriste. En fait, les Grecs n’ont peut-être pas perdu, dans l’inconscient collectif, leur conception antique d’un temps cyclique : on progresse, on régresse, on détruit et on recommence. p.57 « Le parcours doit être réinventé, l’histoire doit être réécrite ». Et la confrontation, dans ces conditions, est douloureuse avec le temps linéaire chrétien ou marxiste, celui de la cité de Dieu ou des lendemains qui chantent au choix des adhésions de chacun. Si bien que le jeune Athénien sacrilège détruit le témoin de l’Age d’Or disparu pour vivre enfin sans vergogne l’Age de Fer.
L’AGE DE FER
Quand je rends visite à mes amis athéniens, dont aucun ne parle français ni anglais, et donc avec lesquels la communication est réduite à ce que mon assiduité aux cours de Martha me permet d’exprimer, ils sont soulagés de voir que, si je cours encore les musées d’Athènes, ce n’est pas le but de mon séjour, et que je préfère refaire le monde avec eux autour d’un café frappé. De même, quand nous rendons visite à nos amis de Zeugaraki, un village proche d’Agrinio, ils s’étonnent que nous soyons venus pour flâner au bord du lac de Trichonida, pour nous baigner dans les sables boueux de Missolonghi, plutôt que de partir une fois de plus vers Delphes ou Olympie. Et puis j’aime leur indulgence, leur attendrissement incrédule, quand le professeur de grec ancien que j’ai été annone maladroitement ses phrases de grec moderne, risque un subjonctif, hésite sur une terminaison, assume un accent détestable, et s’étouffe en essayant de restituer les consonnes aspirées. Brutalement, nous cessons d’être les admirateurs décalés d’un temps qui n’est plus le leur, nous leur donnons notre amitié et notre admiration pour la résistance dont ils ont été capables, pour la transmission qu’ils ont assurée malgré tout. Il n’est guère supportable que leurs visiteurs admirent le nouveau musée de l’Acropole et les efforts accomplis pour la perpétuation des jeux olympiques, alors qu’ils ignorent leur littérature contemporaine et le cinéma d’Angelopoulos, même couronné à Cannes.
Dans le chapitre intitulé Découverte qui consigne les « proclamations des saboteurs esthétiques d’antiquités », le terme « esthétiques » renvoie au fait qu’en détruisant le Parthénon le plastiqueur ne détruise pas seulement une ruine, un vestige, ni même un symbole, mais qu’il détruise une œuvre d’art. Là, on n’est plus seulement dans la question du décalage historique propre aux rapports des Occidentaux avec la Grèce. On touche à la tradition surréaliste ou dadaïste, et surtout à la crise de la représentation qui a nourri l’art du XXème siècle. Car la Grèce ne souffre pas seulement de problèmes socio-économiques, comme tous les autres pays, à des degrés divers, elle souffre aussi de ne pas pouvoir vivre elle aussi son postmodernisme, parce que les œuvres du passé qu’il lui faudrait pour cela contester, piétiner et même raser, ne lui appartiennent plus. Les artistes et plasticiens grecs envahissent les galeries, mais restent à la porte des grands musées traditionnels et des sites archéologiques qui drainent le plus grand nombre de touristes.
Il n’est donc pas innocent que le jeune homme se réfère aux imprécations dadaïstes, parce que, même s’il est très irritant de le reconnaître, les interrogations des artistes précèdent presque toujours d’une génération les problèmes sociétaux auxquels un pays va se heurter. Là peut-être est une clé de ce récit, comme un palimpseste sur lequel s’inscrivent, dans un ordre variable, à la fois les propos de Yorgos Makris en 1944, les commentaires 20 ans plus tard des écrivains qui l’ont connu, ceux d’une femme juste après l’explosion, le monologue du plastiqueur, le témoignage du gardien, et celui d’un soldat du peloton d’exécution qui abat le jeune homme, tous englués dans des situations sociales, professionnelles et psychologiques très diverses.
Quant à la citation de Giorgio Agamben à la dernière page, elle offre aux Grecs, comme à tous les autres destinataires, un nouveau défi : « La profanation du sacré est la tâche politique de la génération qui vient ». Alors je pense que la tâche est considérable, et la destruction du Parthénon ne serait qu’un épisode minuscule, en ces temps où les hommes sont plus que jamais avides de sacré, de religiosité, de fétichisme, de messianisme, de ré enchantement, de contes et de story telling, où l’on assiste impuissants à une sacralisation du moi, de l’individu, et de l’identité des individus et des groupes, où l’on mythifie les acteurs, les films et même les marques de baskets. Alors, faut-il concevoir la destruction du Parthénon comme la profanation d’un espace sacré, dédié à des dieux peu indulgents pour l’hubris des hommes ? Ne serait-il pas plutôt, dans nos représentations, le dernier temple de la raison, dans lequel, comme à l’Académie, nul ne peut entrer s’il n’est géomètre ? Je suis évidemment plus indulgente que Christos Chryssopoulos pour les hordes de touristes qui viennent gratter sur la colline épuisée un peu de poussière de philosophie dans une époque saturée d’idéologies, un peu d’équilibre au milieu des instabilités du monde, un peu de rationalité dans les incohérences de nos sociétés, bref, quelques racines ténues pour concevoir une Europe dont nous accepterions encore les références.
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LE PARTHENON ET L’EUROPE
Si le personnage principal de ce roman choisit de pulvériser le Parthénon, c’est, comme nous l’avons dit hier soir, une sorte d’œuvre d’utilité publique : il faut alléger la charge symbolique qui pèse sur la Grèce. Il serait facile de dire pourquoi le Parthénon ne mérite pas forcément la dimension symbolique qu’on lui prête, et en particulier sa fonction de témoin de la naissance de la démocratie, lui qui fut d’abord un temple à l’intérieur duquel le peuple ne pénétrait pas, puis, entre autres, une église, une mosquée et une poudrière, et qui était toujours aussi imperturbable en 1967. Cette année-là, la petite étudiante que j’étais et qui venait voir les marbres de l’Acropole, s’est heurtée au silence plombé de la dictature et est repartie à jamais séduite par l’élégance des objets cycladiques et l’originalité incroyable des trésors de Mycènes. On remettait à plus tard les émotions démocratiques. Pourtant, une fois les dictateurs chassés, il est bien évident que ce que nous voyons dans le Parthénon, c’est un symbole européen, et donc le temps mythique de la démocratie, et, avec elle, l’extension de la pensée rationnelle à l’universel humain. Alors parlons d’Europe, et d’abord du mot lui-même et de son origine.
Parmi les ramifications du mythe d’Europe, la plus répandue, raconte qu’une princesse phénicienne repérée par la concupiscence quasi strausskhanienne de Zeus qui se transforme en taureau blanc, est enlevée et conduite en Crète sur l’animal fougueux. Qu’il s’agisse d’Europe, de Danaé (Persée), de Léda (Hélène), ou de Sémélé (Dionysos) quatre des maîtresses de Zeus, on attendait surtout d’elles qu’elles donnent naissance à des héros fondateurs. Celle-ci donne le jour à Minos, Sarpédon et Rhadamante, puis Zeus la marie au roi de Crète Astérion. C’est cette Europe que nous voyons sur les pièces de 2 euros grecs.
Et le continent européen dans tout cela ? Au-delà des savantes batailles étymologiques, il faut se contenter d’une aire géographique définie par l’arrivée d’Europe en Crète, et de celle de ses frères Cadmos à Thèbes (le pays d’Oedipe), et Thasos à Olympie. Tout le monde a eu un avis sur la question du territoire, à commencer par Hérodote, Hippocrate puis Aristote. Dans le contexte des guerres médiques, parler d’Europe, c’était surtout définir une opposition à la Perse, et donc à l’Asie. Les hypothèses les plus récentes supposent que le mythe se serait constitué en récit des origines du continent européen, d’une part parce que les Doriens auraient pillé les Phéniciens et enlevé leurs femmes, et surtout à cause de l’expansion phénicienne en Crète puis en Thrace et en Béotie. Bref, établir un rapport direct entre la séduisante jeune Tyrienne et le continent européen est un exercice historique délicat, souvent au service d’un projet esthétique ou politique.
De même, le rôle que l’on donne à la jeune fille lors de son enlèvement suggère tantôt la figure de la victime, tantôt celle de l’aventurière, tantôt celle de l’amoureuse qui abolit les frontières. Et l’on y retrouve ce cocktail de violence, de séduction, d’amour et de travestissement qui traverse notre patrimoine artistique et nos structures mentales. Tout cela contribue bien sûr à la charge symbolique attachée à la Grèce, représentée par la silhouette du Parthénon, comme un nouvel omphalos, un nombril de la civilisation occidentale.
C’est ainsi que le mythe accomplit sa triple fonction : il est muthos donc il raconte, il est étiologique donc il explique le « temps fabuleux des commencements » (Mircea Eliade), en même temps qu’il fige et justifie des rôles au sein de la société (ici les rôles attribués à la jeune fille) et des comportements communautaires (ici l’appropriation d’un territoire). Tout mythe est un discours prélogique, qui assure la cohésion du groupe et qui justifie l’ordre naturel et social. En cela il est profondément conservateur. Le mythe a toujours quelque chose à voir avec l’existence du mal, comment le mal est advenu, comment on l’a affronté, vaincu ou rendu supportable. En même temps, il prête sa flexibilité à toutes les réappropriations, dont celle de Christos Chryssopoulos, qui, de toute évidence, affronte dans tous ses ouvrages les démons actuels de la Grèce et de l’Occident, sous une forme plus ou moins dystopique, toujours sombre. Que dire des liens entre…
LE PARTHENON ET LA DEMOCRATIE
Si ce n’est pas du côté des origines de l’Europe qu’il faut chercher la plus grande force du symbole athénien, c’est plutôt vers les origines de la démocratie qu’il convient de se tourner. Pour faire simple, je dirai d’abord que la cité athénienne a tout inventé dans ce domaine (à l’exception de la séparation des pouvoirs qu’il faut chercher du côté de Montesquieu, 23 siècles plus tard). Elle a inventé les moyens de son fonctionnement (la citoyenneté, les assemblées avec prise de parole, les modes de recrutement, le financement public, l’existence des droits et des devoirs), elle a inventé les limites du pouvoir (l’annualité, la collégialité, la docimasie/examen moral préalable à l’entrée en fonction avec prestation de serment, la reddition des comptes en fin de mandat, et l’ostracisme = exil de 10 ans sans perte des biens ni de la citoyenneté pour quiconque apparaissait susceptible d’établir la tyrannie à son profit). Remarquons qu’avec l’ostracisme, auquel peu d’hommes politiques ont échappé, on inventait aussi la démagogie, tandis que les sophistes inventaient le pouvoir des élites par la rhétorique.
En fait, rien de tout cela n’a fonctionné, pas même jusqu’à Philippe de Macédoine, pas même jusqu’à la fin de la guerre du Péloponnèse, pas même dix ans ! Quand on parle de la démocratie athénienne comme d’une exception historique, on devrait plutôt parler d’une anomalie lexicale ! Il s’agissait d’une citoyenneté qui excluait les esclaves et les femmes, donc 1/10ème des habitants de l’Attique seulement étaient citoyens (cependant on donnait aux étrangers le statut de métèques, terme devenu péjoratif mais qui signifiait que l’on avait changé de maison). Et surtout, ce régime qui avait inventé à la fois les règles et les garde-fous, a été continuellement dans les mains du stratège Périclès, reconduit jusqu’à sa mort, ce qui évoque plus les démocraties de l’ancienne Europe de l’Est que celles de l’Europe occidentale. Quant à l’Acropole, elle doit sa beauté et sa pérennité à l’argent du trésor de la ligue que les cités (grecques et ioniennes, 200 sauf Sparte) avaient constitué pour se défendre contre les Perses (200 navires et 40 000 marins, à fournir en nature ou en impôts en monnaie d’Athènes) et que Périclès avait en quelque sorte confisqué en le rapatriant de Délos à Athènes. C’est ainsi qu’1/60ème de l’or collecté fut consacré au Parthénon, sous le prétexte qu’il avait été endommagé en 480. Vous pourriez m’objecter que la politique expansionniste et l’exploitation des richesses des territoires dépendants ou colonisés avaient encore de beaux jours devant elles dans les démocraties à venir.
Il n’en reste pas moins, et c’est là tout l’enjeu de notre propos, que cette démocratie instaurée sur un territoire minuscule, confiée à un stratège inamovible, et capable de condamner Socrate, a pourtant traversé la pensée occidentale comme une sorte de fil rouge. Revenons un instant en amont pour mieux faire apparaître ce que j’appelle le fil rouge. On a parlé de miracle grec. Bien plus logiquement, on peut supposer que là aussi il y a eu un fil rouge et qu’il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans le souvenir d’une Atlantide radieuse dans l’inconscient collectif (et peu importe que le récit des origines renvoie à Thira, au palais de Cnossos dépourvu de remparts et orné de princes qui portent des fleurs et de dauphins bondissants, à une île de l’Atlantique ou à un territoire totalement imaginaire comme l’affirme Pierre Vidal-Naquet, ce qui compte c’est sa persistance en tant que cité idéale dans la mémoire collective). Il n’y aurait pas eu de démocratie athénienne sans l’approche scientifique et cosmographique des philosophes présocratiques (Thalès, Héraclite, Parménide, Xénophane de Colophon…) qui se libéraient des théogonies et proposaient une physique propice à l’émergence d’un monde plus égalitaire, tant il est vrai que le microcosme humain se calque sur les structures qu’il prête au macrocosme universel (Anaximandre : sphéricité de l’univers et terre comme une colonne tronquée équidistante de tous les points de la sphère ≠ cosmogonie très hiérarchisée : ciel-dieux / terre-Hommes / Tartare-morts, et mythe des âges avec tripartition fonctionnelle de Dumézil). Il n’y aurait pas eu non plus de démocratie athénienne sans la familiarité qu’avaient les Grecs avec Ulysse, sa double postulation vers le mensonge et vers la puissance d’analyse, donc vers les deux aspects du discours, son goût pour l’argumentation, son éloquence, sa préférence pour la réflexion et la persuasion dans un environnement pourtant très guerrier, sa curiosité intellectuelle (symbole de la libido sciendi pour Dante). Tout cela appartenait à l’inconscient collectif des Athéniens.
A cela il faudrait bien sûr ajouter des causalités économique et historiques, la colonisation, le développement de la notion de cité en Ionie et en Italie du sud, loin d’Athènes, le rôle et la personnalité des réformateurs (Solon, Clisthène, Périclès). Mais c’est tout de même une constante universelle qui fait que, à un moment donné, de la conception physique que l’on se fait de l’univers dépendent les conceptions religieuses et philosophiques, qui elles-mêmes encadrent les domaines d’application que sont la politique, les sciences, l’histoire (parce qu’elle est liée à la conscience politique et qu’elle suppose la substitution d’une causalité humaine à une causalité divine), la médecine (qui suppose elle aussi des classifications et des causalités naturelles et non plus surnaturelles). A ces domaines d’application il convient d’ajouter l’art, en particulier au Vème siècle la tragédie, ce grand rite démocratique, financé par la cité et les impôts, où se conceptualisaient les grandes oppositions entre le juste et l’injuste, la justice des dieux et celle des hommes, l’amour et la passion, la fatalité et la liberté, le pouvoir et la responsabilité, c’est-à-dire le dialogue citoyen. C’est aussi au théâtre que se met en place le rôle cathartique de la parole et que cohabitent harmonieusement les exigences de la raison et la permanence du sacré.
Revenons en aval à notre fil rouge européen, pour dire que, de la même façon, et sans vouloir simplifier ni systématiser à outrance, la démocratie athénienne a constitué une sorte d’horizon de référence dans l’inconscient collectif des peuples et surtout des lettrés. Quand je parle de fil rouge ou d’horizon d’attente, vous remarquerez que j’évite soigneusement de parler d’héritage, qui est un terme plus lourd, trop connoté, qui exigerait un développement beaucoup plus long.
Disons que, sur le chemin qu’ont emprunté les démocraties modernes, même imparfaites et fragiles, on peut pointer des jalons : d’abord la première Renaissance du XIIème siècle avec la fondation des universités et la naissance de la scholastique; l’enseignement persistant d’Aristote et de Ptolémée ; puis la mise en place d’une nouvelle physique moins géocentrique ; le développement des sciences, et en particulier les probabilités sans lesquelles nos systèmes d’assurances sociales auraient été inimaginables au sens propre ; l’urbanisme qui nous a fait passer des villages concentriques autour des églises à un recentrage autour des bâtiments républicains (urbanisme <urbs/orbis et town/zaun < palissade circulaire/zonè) ; autres domaines d’application, l’histoire, la philosophie, la médecine, les sciences humaines… Mais n’oublions pas que, jusqu’au XVIIIème siècle, la démocratie est considérée comme une utopie, et le plus souvent une utopie dangereuse. Il s’agit donc seulement d’une permanence de la mémoire collective.
FAUT-IL DETRUIRE LE PARTHENON ?
Christos Chryssopoulos écrit (p.54) « Nous avons l’impression d’être à la fois des nains et des géants. Quand nous nous sentons des nains, nous nous racontons que les autres ont peur de nous à cause de lui, là-haut. Et quand nous nous sentons des géants, c’est pareil : c’est encore là-haut que nous portons nos regards emplis d’espoir ». C’est un détournement très original de la phrase attribuée à Bernard de Chartres et si souvent reprise à toutes les époques par les scientifiques, qui parlait des « nains assis sur les épaules de géants » afin de montrer la nécessité de connaître les grandes œuvres du passé pour progresser intellectuellement. Selon la phrase du XIIème siècle, c’est parce que le savoir est cumulatif qu’il faudrait conserver le Parthénon. Celle de Christos Chryssopoulos arrive à la même conclusion, sauf qu’elle est bien plus drôle, elle nous fait descendre du sublime au registre héroï-comique, avec des Athéniens accrochés à leur Parthénon, aussi bien dans la peur que dans l’espérance, comme une fanfaronnade. Et c’est justement cela qui décide le plastiqueur à commettre la suprême transgression pour voir comment ce sera après.
Je serais tentée de dire que, s’il ne restait du Parthénon que sa trace dans la mémoire des hommes, alors on pourrait observer que, comme on est passé de la philosophie présocratique du VIème siècle, tout entière occupée de physique et de cosmographie, à la philosophie socratique qui prend l’homme comme objet d’étude et s’intéresse à la morale, de la même façon, on serait passé d’une mémoire archéologique, pétrifiée, concrète, à une espérance vivante, humaine, certes fragile mais plus inaccessible aux bombes. Car, si l’on quitte un instant le point de vue grec, ne faudrait-il pas reconnaître que ce n’est pas la matérialité du Parthénon qui a soutenu cet espoir d’une vie meilleure, dans les huit derniers siècles de la civilisation occidentale ? Et que tant que l’on n’aura pas détruit toutes les bibliothèques, toutes les photos de Schliemann, d’Evans et de Marinatos, tous les Bailly qui sommeillent dans les greniers, jusqu’à la moindre copie de version grecque, jusqu’au dernier épitomé de mythologie, jusqu’au dernier manga inspiré de l’Iliade ou de l’Odyssée, les terroristes peuvent plastiquer vainement toutes les colonnes doriques, ioniques et corinthiennes ! Le virus de la paix qui sommeille sous les ruines de Cnossos, le virus de l’argumentation qui sommeille dans les réécritures de l’Iliade, la fascination pour les modules géométriques et arithmétiques de l’architecture, les rêves de démocratie, la rationalité de l’histoire et de la philosophie, la passion des Romains pour un droit institutionnalisé, tout cela continuera à nourrir une forme d’espérance, un terreau fertile pour assimiler les nouveautés et pour digérer les catastrophes, pour patienter dans les récessions et pour imaginer l’avenir.
Alors, on acquitte le plastiqueur du Parthénon, ou on lui fait boire la cigüe ? Je vous laisse voter. Pour ma part, même pas peur !
– 29/30 mai 2012