Jean-Claude Pirotte n’en avait jamais fini avec son enfance. Enfance détestée ? Enfance où poésie et musique se penchaient maternellement sur lui, à défaut d’une mère aimante et proche.
J’ai plus de septante ans je rêve
comme un vieux gamin de sept ans,
a‑t-il confié en soupirant dans Gens sérieux s’abstenir. Ces soupirs, ces souvenirs sans doute d’anciennes souffrances, il les a mis en mots et en musique. Lui, « l’immature », de fugue en exil, de fuite en nostalgie, est « revenu de tout / sans être allé nulle part » (Faubourg), s’accrochant à des complaintes quasiment intemporelles comme à des bouées de sauvetage. Dans ses logis de passage, il allait « ouvrir la porte du grenier » pour « laisser les fantômes descendre », fuyant « les grandes personnes » qu’il trouvait toujours assommantes, sans trop savoir quelle était la part du songe et celle de la réalité. Mais il était une compagnie sur laquelle il pouvait compter à coup sûr :
l’enfant que je fus le savait
la mort était sa partenaire
non pas terrifiante elle avait
toujours plutôt la tête en l’air (A St Léger suis réfugié)
Cette familiarité avec la mort ne date pas de la maladie cruelle qui l’a emporté. Elle est tout aussi ancienne que le sentiment de la durée et du temps sans pitié que le poète éprouve depuis l’enfance :
faire allégeance au temps
est tout ce qui importe (Une île ici)
Pas de révolte, pas d’aventure extraordinaire, mais des rêveries, des flâneries, et l’écriture des poèmes. « Chaque nuit j’écris sous la lampe et l’ombre va et vient lentement autour de la table… » (Faubourg) Cette ombre qui rôde ne porte pas de masque monstrueux, elle suit bien fidèlement les allées et venues de la plume sur le papier comme les errances et les exils d’une vie « à l’envers », « très fantomale en somme » (La vallée de misère). Et les poèmes ne cherchent pas l’évasion ; « l’anodin, le banal, la déroute quotidienne, voilà l’essentiel » (Un Voyage en automne). Ainsi, la métrique si souvent régulière, les rimes même, sont une forme de résistance « au vide obscène des poèmes », à la dérive qui menace de tout emporter. L’écriture cependant ne peut cacher tout à fait l’hésitation, l’ennui, le doute incurables, avec cette claudication sourde ou voilée entre gaieté et tristesse, bonheur et malheur, dont le poète fait parfois même un sujet de poème :
ce n’est pas que je sois gai
ce n’est pas que je sois triste
c’est que je suis rien du tout
si possible moins encore (Faubourg)
La musique seule devrait rester le témoin de la sempiternelle question : « Ai-je vécu ? », aucun poème ne pouvant en dire plus, aucun poème ne « guérissant rien ». « En vérité seule compte la musique, elle est le style même, et sa lumière », dit-il dans Un Voyage en automne. Musique d’une « élégie grise et rose » ou « prière sans mots », « chant à peine modulé » qui vient doucement visiter l’âme à l’improviste.
Il y a deux cents ans
que je rimaille ainsi
plaisante-t-il dans Ajoie, sans se faire d’illusion (« personne ne m’entend ») et en persévérant malgré tout, « contre l’évidence et le monde. »
Jean-Claude Pirotte a maintenant fini de « décéder à petit feu. » Il a rejoint « l’enfance absolue » qui le hantait. Il demeurera toujours pour nous l’envoûtant réconciliateur de l’éphémère et de l’éternel.
- Chronique du veilleur (56) : Rûmî - 6 novembre 2024
- Chronique du veilleur (55) : Yves Leclair - 6 septembre 2024
- Chronique du veilleur (54) : Jean-Marie Corbusier - 6 mai 2024
- Chronique du veilleur (53) : Jacques Robinet - 6 mars 2024
- Chronique du veilleur (52) : Gilles Baudry - 1 novembre 2023
- Chronique du veilleur (51) : Olivier Noria - 5 septembre 2023
- Chronique du veilleur (50) : Gérard Pfister - 29 avril 2023
- Chronique du veilleur (49) : Anne Goyen - 1 mars 2023
- Chronique du veilleur (48) : Gustave Roud - 28 décembre 2022
- Chronique du veilleur (47) : Jean-François Mathé - 30 octobre 2022
- Chronique du veilleur (46) : Paul de Roux - 29 août 2022
- Chronique du veilleur (45) : René Guy Cadou - 6 mars 2022
- Chronique du veilleur (44) : Max Alhau - 30 décembre 2021
- Chronique du veilleur (43) : Jean-Pierre Lemaire - 1 novembre 2021
- Chronique du veilleur (42) : Jean-Marc Sourdillon - 2 mai 2021
- Chronique du veilleur (41) : Jean-Pierre Vidal - 5 janvier 2021
- Chronique du veilleur (40) : William Cliff - 6 septembre 2020
- Chronique du veilleur (39) : Christine Givry - 6 mars 2020
- Chronique du veilleur (38) : Jacques Robinet - 5 janvier 2020
- Chronique du veilleur (37) : Béatrice Douvre - 6 novembre 2019
- Chronique du veilleur (36) : François de Cornière - 4 juin 2019
- Chronique du veilleur (35) : Didier Jourdren - 3 février 2019
- Chronique du veilleur (34) : Judith Chavanne - 3 décembre 2018
- Chronique du veilleur (33) : Béatrice Libert - 3 juin 2018
- Chronique du veilleur (32) : Guillevic - 6 avril 2018
- Chronique du veilleur (31) – Mireille Gansel, Comme une lettre - 18 octobre 2017
- Chronique du veilleur (30) – Pierre Dhainaut, Un art des passages - 2 septembre 2017
- Chronique du veilleur (29) – Jean-Marie Corbusier, Le Livre des oublis et des veilles - 1 mai 2017
- Chronique du veilleur (28) – Stéphane Bataillon, Où nos ombres s’épousent, Vivre l’absence - 28 mars 2017
- Chronique du veilleur (27) – Jean-Claude Martin, Que n’ai-je - 20 janvier 2017
- Chronique du veilleur (26) – Michel Monnereau, Je suis passé parmi vous - 21 novembre 2016
- Chronique du veilleur (25) – Marc Baron, Dans le chemin qui s’ouvre - 23 septembre 2016
- Chronique du veilleur (24) – Albert Py, Ultima Thulé - 30 juin 2016
- Chronique du veilleur (23) – Michael Edwards, L’infiniment proche - 2 mai 2016
- Chronique du veilleur (22) – Béatrice Douvre - 20 février 2016
- Chronique du veilleur (21) – Alain Suied, Le Visage secret - 8 janvier 2016
- Chronique du veilleur (20) – Jacques Robinet, Feux nomades - 16 novembre 2015
- Chronique du veilleur (19) – Une anthologie de la poésie chinoise en pléiade - 1 mars 2015
- Chronique du veilleur (18) – Jean-Claude Pirotte - 1 février 2015
- Chronique du veilleur (17) – Max de Carvalho, Les Degrés de l’incompréhension - 22 décembre 2014
- Chronique du veilleur (16) – Marwan Hoss, La lumière du soir - 13 octobre 2014
- Chronique du veilleur (15) – Gérard Pfister, Présent absolu - 21 juin 2014
- Chronique du veilleur (14) – Pierre Chappuis, Entailles - 25 mai 2014
- Chronique du veilleur (13) – Josette Ségura, Dans la main du jour - 29 mars 2014
- Chronique du veilleur (12) – Monique Saint-Julia, Je vous écris - 31 janvier 2014
- Chronique du veilleur (11) – Anise Koltz, Galaxies intérieures - 6 janvier 2014
- Chronique du veilleur (10) – Claude Martingay, Les quatrains du silence - 25 octobre 2013
- Chronique du veilleur (9) – Yves Namur - 14 septembre 2013
- Chronique du veilleur (8) – Philippe Mac Leod, Le vif, le pur - 18 juillet 2013
- Chronique du veilleur (7) – Autour de Jean Grosjean et de Philippe Jaccottet - 10 mai 2013
- Chronique du veilleur (6) – Alain Suied, Sur le seuil invisible - 22 mars 2013
- Chronique du veilleur (5) – Thierry Metz, Tel que c’est écrit - 26 janvier 2013
- Chronique du veilleur (4) – Georges Bonnet, Entre deux mots la nuit - 16 novembre 2012
- Chronique du veilleur (3) – Janine Modlinger - 7 septembre 2012
- Chronique du veilleur (2) – Gilles Baudry - 16 juin 2012