Chronique du veilleur (24) – Albert Py, Ultima Thulé

Albert Py  est né à Bienne, en Suisse, en 1923. Il a fait une carrière brillante de professeur à l’Université de Genève, a écrit une œuvre critique importante. Mais connaît-on bien l’œuvre poétique de cet homme, qui fut couronné par le célèbre prix Schiller ?

Ultima Thulé  est le fruit du pieux travail de sa fille Aude qui, après la mort de son père en 2013, a rassemblé les centaines de feuillets griffonnés au crayon pendant les 10 dernières années de vie de cet homme, qui avait confié à l’écriture poétique ses douleurs, ses angoisses, ses méditations de paralysé et de souffrant.

Albert Py Ultima Thulé Editions Eliane Vernay

Albert Py, Ultima Thulé, Éditions Eliane Vernay

Poèmes laconiques et litaniques, Ultima Thulé est un immense chant d’agonie qui touche dès la première page ce qui, en nous, est le plus profondément inscrit : la peur de la mort, des ténèbres, de la lente descente vers l’abîme. Mais il y a aussi toutes les pages où la sérénité tâche de vaincre les affres sans fin ressassées, et comme l’apprentissage de la vie éternelle. Cet apprentissage ne saurait se passer de mots : il semble les choisir délicatement, les polir, les ajuster parfaitement à ce qui se passe dans le plus intime. C’est alors que la simple inscription des vers se révèle déjà une victoire admirable de ce que peut l’homme qui sait qu’il meurt, comme le soulignait Pascal dans les Pensées.

A l’entrée de la mort
j’ai tendu des antennes
où j’entends que se prennent
encor les derniers mots

je les mets dans mes stances
plus proches du silence.

Dans ces « stances », c’est tout l’être qui se dresse. La « vallée basse » se découvre à sa vue, la vallée où tous les morts l’attendent. Albert Py se sent déjà de leur innombrable communauté, mais il reste encore un peu sur ce seuil où les mots du poème disent tout son courage d’écrire, toute sa grandeur de « roseau pensant ».

« La vie avait des mots très simples », écrit-il, « ma pauvreté les réapprend / pour une prière muette. » La prière, en effet, n’est-elle pas toujours présente, et sa récompense : la communion ?

J’aurai communié
sous l’espèce des mots,
la vie qui se retire
les remet au silence
qui était leur substance ;
me sera-t-il donné
humblement, à l’extrême,
d’en goûter l’onction ?

Ainsi, jour après jour, nuit après nuit, le poète égrène le rosaire très secret des prières-poèmes, écoute en lui ce souffle qui le maintient encore un peu en vie et qui déjà le relie à l’autre souffle, celui du bel invisible. Des lueurs lui parviennent, elles le réchauffent et lui parlent de ce royaume, si proche maintenant,  de la pleine lumière.

Intervalles de lumière
dans les trouées de mon corps
enfin je me reconnais
au miroir de la misère
et j’ai froid de ma vie.

De quel corps me dévêtir
pour que le sommeil me vienne
de quelle vie me revêtir
pour entrer dans ma vie

par la naissance nouvelle
dont elle doit me vêtir ?

Vers la fin, alors que les feuillets ne sont presque plus lisibles, Albert Py peut conclure :

Bienheureuse défaite
par qui je me refais
à chaque pas de ma chute
sur la ruine d’un corps

immensité du silence
et désert du temps.

Un mot suffit à la vie
ai-je su le dire
et le donner à entendre
au plein de l’absence ?

L’émotion qui nous étreint est la plus juste des réponses