Béatrice Douvre a traversé le ciel de la poésie comme une comète de feu et nous en sommes toujours éblouis. En 2000, les éditions Voix d’encre avaient publié la quasi-totalité de ses poèmes, avec une préface de Philippe Jaccottet.
Mais il restait un nombre considérable de pages inédites, et notamment le Journal de Belfort où Béatrice Douvre parle de ses 6 derniers mois d’existence, brusquement interrompus le 19 juillet 1994, à l’âge de 27 ans. Il faut donc se féliciter que cette édition, réalisée par Jean-Yves Masson et Philippe Giraudon, pour leurs excellentes éditions La Coopérative, nous fasse découvrir le monde le plus intime de ce poète, un univers intérieur vertigineux.
Comment en parler ici, sinon avec ces phrases fulgurantes, tranchantes comme des épées, que Béatrice jette sur la page :
Je suis perdue, les chemins croisés meurent autour de moi, je n’ai plus qu’un amour, blessé, mélancolique. Je veux le merveilleux dans des bras de velours, l’attente brève, l’affolement limpide, et le baiser des lèvres pures.
Béatrice Douvre, Journal de Belfort, Editions La Coopérative, 20 euros.
Une extraordinaire crucifixion s’impose d’emblée : pureté et sensualité, « folie » et lucidité aiguë, affections et sexualité troubles… Mais surtout, sur ce visage dont la photographie ouvre le volume, on voit la braise le consumant, le regard déjà parti vers un autre ciel, la maladie opérant ses ravages :
Je suis l’anorexique aux lèvres refusées, dans le miroir et la balance, l’enfer glacé des sables. Je me suis retournée sur mon désir, j’y ai vu un désert épineux, un dieu mort parmi les ronces. Rien n’éclairait, que la noire lune sur une enfance immatérielle. Mais les chevaux trébuchaient dans les neiges roses de l’aurore, le corps se donnait aux équilibres fulgurants, aux danses, aux rythmes désenchantés.
L’enfance est toujours là, où tout s’est semé, creusé déjà en abîmes, au contact des chevaux, dont « le pas noir » martèle le désir.
Je me rappelle mon enfance auprès des chevaux bruns qu’on entraînait debout sur les selles humides.
Et déjà, la menace avançait ses griffes, la « passante du péril », comme elle se nomme, faisait face au plus tragique, à la mort prochaine, enfermée à la fin dans un amour impossible pour un homme se dérobant sans cesse, la refusant pour courir auprès des garçons :
J’ai adoré ma sépulture, je l’ai creusée dans la terre meuble et verbeuse. J’ai suicidé ma spiritualité en m’alitant sur des lits blancs froissés, j’ai foré mon enfance, y dégageant une mémoire perdue.
Quelles plaintes amoureuses peuvent-elles être plus splendides et plus déchirantes que les siennes ?
Je pars aux pays de neige, fendre le froid qui me maintient. Mes seins de glace que rien ne réchauffe, mes cuisses fermées aux dents de l’amour, je me vêts pour le séduire, il me regarde comme une statue pure du péché de chair, pure de non-vouloir.
Et quand le sacrifice se fait total, alors les phrases se bousculent et nous bouleversent par leur poids de chair, de souffle et de sang :
Il m’embrasse, sa chaude langue me fait jaillir de mon néant, je suis à la vraie vie, vraie vivante. Mon écriture se desserre, exalte les matinaux et poursuit l’invisible à ses côtés. Ahmed, ton ami te préfère, il dort sur ton torse froid, il a ta langue et ton sexe, moi j’ai la tendresse amoureuse. Socle splendide où déposer sa virginité, dieux assis qui tournoient dans l’air printanier, tenant des saphirs dans leurs mains pour tout regard.
Les 37 poèmes en prose qui suivent ce journal disent la même soif, le même ennui de vivre, le même « vide exténué » de l’âme. Les phrases sont seulement plus vibrantes encore, d’une dureté de diamant, coupante et scintillante, animées de souffles d’une fraîcheur inouïe, entre visions d’extase et râles d’agonie.
Les 12 derniers poèmes, de juillet 1994, font entrer plus de vides, font entendre une voix plus défaillante, apercevoir d’ultimes blessures. On les lira comme un adieu, où le poète semble déjà détaché de cette argile humaine où ses larmes ont tant coulé, déjà rentré dans le ciel d’où cet ange étrange, « un charbon sur la bouche », était descendu, un jour d’avril, parmi nous :
Tu gis sur le chemin trempé
Et de pleurs tu défailles
Maintenant brille d’obscures larmes
Tu acceptes la peur immaculée de vivre
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