Chronique du veilleur (4) – Georges Bonnet, Entre deux mots la nuit
Georges Bonnet a publié de nombreux livres de poèmes à partir des années 80, une fois sa retraite d’enseignant prise. Livres d’une sensibilité rare, où il s’est affirmé comme un véritable maître de climats et d’atmosphères, artiste de l’infime, en sympathie avec le plus humble. Dans les années 2000, il a commencé à publier des romans poétiques et des nouvelles, chez Flammarion (Un si bel été, Un bref moment de bonheur) et au Temps qu’il fait, le dernier livre en 2010 (Chaque regard est un adieu).
Aujourd’hui, les éditions de L’Escampette font paraître son livre le plus autobiographique et le plus intensément tragique : Entre deux mots la nuit. Il s’agit de son épouse entrée dans une résidence pour gens âgés et dépendants, atteinte d’une maladie proche de celle d’Alzheimer. Le livre fait se succéder des phrases de prose, des fragments de jours, des instants passés là. « La tendresse toujours, inépuisable issue. Je lui dis mon amour, et les mots n’ont pas d’âge. »
Georges Bonnet accompagne cette lente marche vers l’absence et la détresse d’un corps « abandonné », jusqu’au moment où « les mots sont désormais trop lourds pour elle ». Il dit les promenades dans le jardin, les somnolences puis les réveils dans le fauteuil, les allées et venues des sœurs soignantes, la fenêtre de la chambre où « le paysage se pose dans l’instant ». Il regarde cette femme qui s’éloigne et qui lui fait écouter un silence qu’il n’a jamais jusqu’alors entendu. Ils évoquent le passé mais bientôt « c’est un brouillard qui se lève » au fond d’une mémoire épuisée. « Elle veut me parler, mais tout vacille, devient lointain. Elle se tait. Quelque chose en elle s’éteint, qu’elle ne comprend pas. »
Le poète la revoit « en robe légère, coiffée d’un chapeau de paille(…) à la saison où elle ouvrait les portes et les fenêtres aux lilas blancs. » Tout se referme à présent.
« Nous sommes face à face dans la clarté de l’instant.
L’instant accueilli, l’instant rendu au temps.
Sur les platanes, des feuilles jaunies frissonnent, chacune dans son attente. »
Ce livre est d’une intensité poignante, il déborde d’humanité sans aucune sensiblerie ni facilité. Bien au contraire, il affronte l’indicible d’une manière très rarement vue jusqu’ici en littérature, avec des mots de poète certes, mais qui ne pèsent pas leur poids de mots, tant les vibrations qu’ils propagent sont vives, directement ressenties par le cœur. La pudeur et le courage de l’auteur ajoutent encore à la beauté tragique de ce texte.
« Elle sait ce qui se passe autour des choses.
Je reste à l’écart de ce que je ne saurais comprendre et voir. »
C’est dans cet « écart » que se situe l’écriture singulière de ce grand livre et cet « écart » est d’abord et surtout une écoute. L’amour est partout ici, il règne doucement, sans parler, « peut-être qu’aimer est son dernier cordage », suggère le poète. « Nous buvons à la même blessure. » Communion sublime que deux êtres peuvent vivre, l’un à côté de l’autre, déjà presque au bord de la mort ! « La splendeur du vide » est là, toute proche, pour eux. On ne referme pas ce livre- qui est plus qu’un livre- intact.
C’est une grande leçon que Georges Bonnet nous offre ici, un cadeau que seuls les très grands poètes peuvent préparer avec leur souffle et leur sang, pour toute l’humanité.