Cinq cents pages de textes retrouvés de Jean Grosjean et réunis par son ami Jacques Réda, Une voix, un regard (Gallimard) nous offre la possibilité remarquable de parcourir le chemin littéraire et spirituel suivi par Jean Grosjean de 1947 à 2004. Toutes les faces de cet écrivain qui aura marqué la deuxième moitié du XXème siècle nous apparaissent en lumière : le traducteur, le prosateur, le lecteur et critique, le poète bien sûr.
Peut-on parler d’une évolution ? On est tenté d’en chercher une au fil des textes présentés chronologiquement dans chaque rubrique. Cependant, c’est la grande constance de cette pensée inspirée qui me frappe avant tout. Fidèle à la terre d’Abraham et à la Bible, Jean Grosjean a su traduire les psaumes, l’évangile de Jean, tant de textes anciens, dans cet esprit universel et intemporel qui fut le sien tout au long de sa vie. La simplicité des traductions n’a d’égale que la grandeur majestueuse des textes. Ainsi, ce final du psaume 82 :
« Je disais : Vous êtes des dieux,
Vous êtes tous fils du Très-Haut.
Eh bien, vous mourrez comme l’homme,
Vous tomberez comme les princes. »
On le sait, la prose de Jean Grosjean était toute tissée des fils d’or de la poésie, elle s’entrelaçait avec l’écriture des vers comme dans une tapisserie sacrée. Ainsi, dans ce début de Jonathan, paru dans la NRF en 1993 :
« Une hirondelle s’attarde en l’air pour voir plus longtemps que moi le soleil me préférer l’ombre. Les feux du soir s’éteignent à l’horizon comme les paroles des anciens sur les seuils. Que pouvions-nous faire d’autre ? »
Son regard critique était libre, aigu, généreux. Il avait le génie des phrases éclairantes, qui synthétisent en quelques mots les qualités d’une œuvre, l’originalité d’un poète ou d’un penseur. À propos de Pierre Oster, il nous donnait en 2003 une vue générale de la poésie qui mérite d’être méditée, tant elle est juste et stimulante :
« Les poètes qui s’éprennent de la beauté la cachent souvent derrière des tueries épiques ou des désespoirs élégiaques, mais ceux qui préfèrent la vérité ne la montrent qu’à travers de faciles désordres ou des hideurs épatantes. C’est qu’on ne peut que voiler ce qu’on révère. Or le voile que déploie Pierre Oster a une transparence qui émeut tant elle nous met presque en tête à tête avec l’univers. »
Le parcours poétique de Jean Grosjean révèle sans doute plus d’évolutions, depuis Apocalypse ou Terre du temps jusqu’ aux derniers volumes, dont le charme tient à si peu de mots, à un chant crépusculaire comme sur un parvis encore dans la brume.
Mais on admirera dès 1962, dans la NRF, ses « élégies mineures » qui semblent présager déjà La rumeur des cortèges et Les vasistas.
Les nuées stagnent sur le pays.
Je traverse les champs.
Je traverse mes jours dont luisent
quelques-uns faiblement.
Qu’au moins fleurisse à ma rencontre
le merisier des lisières.
S’il restait les mains vides
d’où nous viendrait de reprendre âme ?
C’est ce marcheur infatigable qui fut pèlerin de vérité que nous avons pour compagnon dans ce livre. Sa voix vibre dans une tonalité unique, elle porte le message de l’éternel, celui de ce Dieu incarné sans qui l’humanité n’aurait pas de sens. « Ne rien créer », disait-il en 1956, « Seulement détecter les connivences entre le mot et l’être. » Jean Grosjean les a détectées et transmises admirablement.
« Notes sauvegardées », le volume de Philippe Jaccottet, Taches de soleil, ou d’ombre (Le Bruit du temps), vient achever la série des volumes parus autrefois chez Gallimard, La Semaison (2 volumes) et Observations et autres notes anciennes. On retrouve, de 1952 à 2005, le poète en voyage, lecteur et mélomane, rêveur et guetteur d’invisible. Certains textes, plus longs, parlent de malheurs : mort de son beau-père en 1966, mort de sa mère en 1974…Relisant les épreuves de Chants d’en bas, le poète médite sur son écriture et nous livre un précieux aveu sur sa recherche de la vérité de l’expression, qui n’est autre que le signe de sa soif intense de la Vérité. Il revient sur la mort de sa mère et écrit :
Même si je viens d’écrire que je devrais veiller plus sévèrement que jamais à la propriété, à la justesse de mes mots, je dois céder aux images si elles me viennent sans que je les aie cherchées, ni même attendues. Je dirai donc aussi que c’était, ce cadavre blanc et si extraordinairement long, mince et raide, comme un couteau qui se serait inséré dans le corps du jour, une lame glacée dont celui qui la tenait ainsi immobile ne pouvait pas être visible, d’aucune façon.
Ainsi, Philippe Jaccottet nous est particulièrement proche dans ces pages où il ne se dérobe pas à ces face à face, à ces contradictions qu’il devine en lui-même comme en chaque être humain. Loin de la « foire aux vanités » littéraire (la page sur le salon du livre de Francfort est éloquente à ce sujet), il nous fait part de ses admirations de lecteur, par exemple à propos de la collection de Pierre Leyris, « Domaine anglais » :
Il me semble que personne, en France, n’est capable d’écrire comme cela – avec cette force concrète et surtout cette apparence de naturel.
Ce sont les impressions fugitives, les notations les plus terrestres ou aériennes qui, dans ces volumes de notes, resteront comme le témoignage le plus pur de cette recherche d’une écriture « concrète ». Ce sont ces passages de nuages et de lumières, traversant le poète, qu’il a le génie de retenir dans ses filets de mots presque impondérables :
Marche des nuages les uns au-dessus des autres, régulière, lente, ces fruits blancs gonflés des graines de la pluie, éclairés, rosis, mûris par le soleil.
Le premier matin où flambe la blancheur de l’automne, dans l’air rafraîchi ; l’un des moments de l’année les plus aigus et les plus doux. Le ciel est comme une gloire pâle et aveuglante posée sur les feuillages de l’étendue et la voilant à demi.
La poésie de Philippe Jaccottet dépasse ainsi toutes les définitions formelles de prose et de vers, elle n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle se fait discrète et puissante comme la lumière qui l’habite. D’où vient que cette lumière lui semble comme à nous avoir quelque chose de « sacré » ? Cela pourrait s’appeler la grâce. Sans nommer le semeur de sa « semaison », Philippe Jaccottet nous en aura fait sentir la présence.
Chronique du veilleur
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