Dans le bref trajet qui me conduit à Bruxelles, je lis le Saint Paul de Patrick Kéchichian. Mais est-ce bien l’endroit pour profiter pleinement de cet exercice d’admiration et de méditation, d’éloge et de fidélité à une parole entendue ? Il y a une science singulière dans la méthode d’approche du récit et de la critique chez Kéchichian. Elle impose un retrait, un silence et même une conversion du regard et de la voix. Le chemin tracé n’est pas celui de l’historien ou du théologien. Il ne paraphrase pas un dogme mais témoigne doublement. Il témoigne d’abord sur Saul qui, se découvrant Paul, meurt et ressuscite pour lui-même : Ce qui est alors donné à Paul, jeté à terre et aveuglé, c’est la grâce de l’immédiate intelligence de la Mort et de la Résurrection de notre Seigneur Jésus-Christ. Il témoigne aussi sur la foi de Patrick Kéchichian et sur la prière qui est l’envers d’une cérémonie du chagrin. Cette anthologie des écrits pauliniens nous annonce l’essentiel : quand l’éclair d’un signe déchire la trame usée du monde, nous sommes mis en demeure d’être là, dans l’Ouvert, dans une parole qui s’écoule en son origine.
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Qui sont mes rivaux, mes persécuteurs tenaces ? Si le désir m’est bien suggéré, par les neurones miroirs et par la propagande du dehors, je tente d’échapper au désir mimétique et à la rivalité qui en résulte. J’y échappe par une indifférence totale vis-à-vis des modes et des manies sociales. Mon isolement, mon détachement (sauf en ce qui concerne mes proches sur qui je veille muettement jour et nuit), mon expérience intérieure et ma vision panoramique m’évitent toutes les pathologies de la relation. Je suis sans doute trop inactuel pour aliéner ma liberté. Et puis dans le monde renversé que je tente de m’approprier, je sais que je dois sauver ma vie en la perdant.
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Dieu est un nom imprononçable et abstrait. Trop abstrait pour être… catholique ! Celui qui m’habite et me questionne, celui qui me sauve et que je dois sauver, celui enfin qui s’est livré aux hommes pour sauver le Dieu amour, c’est le Christ. La parole de Dieu s’est incarnée en Christ. Ma foi grandit quand je parviens, tant bien que mal, à imiter la face visible de ce Dieu qui a parlé aux hommes.
Je suis connu de Lui. Et je sais que, quand je pleure, il pleure avec moi. Quand je souffre, il souffre avec moi. Il souffre de la souffrance du lépreux, de la souffrance de l’aveugle, de toutes les souffrances.
Il porte ce que nous portons, incapable de guérir notre monde inguérissable. L’acte de l’homme tente, tout le temps, Dieu à ne plus être le Dieu d’amour (Jacques Ellul).
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La passivité politique et les compromissions mondaines font des chrétiens d’Europe des adorateurs fatigués de substituts de Dieu. C’est une chrétienté politique qu’il faut restaurer. Comme Barbey d’Aurevilly, j’ai parfois d’aristocratiques nostalgies de croisés.
Et pourtant, j’entends bien que Dieu nous libère de la volonté de puissance. Jean-Luc Marion ne cesse de nous le rappeler dans son livre d’entretiens avec Dan Arbib : La rigueur des choses (Flammarion). Et si je me sens plus proche d’un René Girard que d’un Charles Maurras, je n’oublie pas que le thomisme et le maurrassisme étaient perçus, avant la rupture entre l’Eglise catholique et l’Action française en 1926, comme les deux piliers d’un même édifice.
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La sortie de soi par haine de soi, par renonciation à soi et à sa culture est devenue la règle de l’adhésion moderne à une altérité douteuse. Le converti (au multiculturalisme notamment) est un masochiste qui sombre dans l’engagement vertueux des milices du bien. Ces milices du bien ont trouvé un écho dans la lettre-pétition d’Annie Ernaux contre Richard Millet (Le Monde, 11 septembre 2012). Les censeurs, cachés derrière des causes soit disant humanistes, sont dorénavant partout. Ils vivent du ressentiment et du chantage permanents et ne prennent évidemment plus le temps de lire les livres qu’ils critiquent. Patrick Besson sera un des seuls à dénoncer avec humour cette affligeante « liste Ernaux » dans l’hebdomadaire Le Point (20 septembre 2012). Il n’y a aucun Besson dans la liste Ernaux. Les Besson et la délation, ça fait deux.
Mais après tout, être lynché par des écrivains du social, gavés de reconnaissance et de prix littéraires, n’est-il pas un honneur ?
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L’église catholique est la seule chose qui épargne à l’homme l’esclavage dégradant d’être un enfant de son temps (Chesterton). Ils ne sont pas enfants de leur temps la plupart des poètes que je lis. Mais décalés et en croisade eux-aussi contre la France potagère. Cette France, pitoyable province de la mondialisation, docile aux slogans de la propagande progressiste est atteinte de millénarisme laïc. Une République démocratique conduit fatalement au socialisme d’Etat et l’égalité de droit est source de mimétisme et d’antagonisme. Mais à quoi bon croiser le fer avec la société du festif et avec ses agents ? Il n’y aura jamais de guérison du corps social, mais à l’inverse, il y aura toujours l’espoir d’une Rédemption.
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Le social aujourd’hui, c’est un appel au juridique pour garantir une équitable et lamentable distribution de la jouissance.
Et puis, l’addiction à l’objet et à sa consommation correspond à l’impératif absolu de nos sociétés qui consiste à produire de la richesse matérielle à l’infini. Cet impératif s’est substitué à l’Absolu, autrement dit à produire de l’amour à l’infini.
Or, le plus pur d’un amour, le plus désintéressé, le plus durable, n’est-il pas celui du créateur pour ses créatures, afin qu’elles accèdent – ces créatures – à la liberté et à la souveraineté ?
Cet amour là, qui a pour point d’appui le langage poétique, espère tout, supporte tout, excuse tout.
Moi aussi je suis père, et sans agir, je suis déjà agi par cet amour là pour mes enfants. Ce savoir là n’est pas un AVOIR ni même une projection. C’est un état permanent de veille. Je veille et déjoue l’angoisse grâce à l’espérance.
Le père messager, autrement dit le Verbe ou encore le langage poétique dit, dans un acte de foi et de confiance radicale, la chose suivante : vous êtes nées pour accéder à votre propre langage, à vos propres sensations et vous ne me devez rien, d’ailleurs je suis là sans être là, présent et en retrait, dans un amour qui aime sans retour, sans détour, tourné toujours vers le miracle et la beauté de chaque naissance.
On ne négocie pas, en effet, ses passions. Autrement dit, on peut déjouer les incitations à parler au nom d’une communauté.
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Le Dieu vivant veut la vie, il la veut tellement qu’il a renoncé à sa toute puissance en faveur de la liberté humaine. La pensée, selon laquelle Dieu ne peut nous aider mais c’est nous qui devons l’aider, Hans Jonas, auteur notamment du livre : Le concept de Dieu après Auschwitz (Rivages), la défend après avoir lu le témoignage d’Etty Hillesum : Une vie bouleversée (Seuil). Cette jeune juive hollandaise se présenta, volontairement, au camp de Westerbork en 1942 pour y partager le destin tragique de son peuple et elle fut gazée, à Auschwitz, en 1943. Pour elle, Dieu n’a pas à nous rendre des comptes pour les folies que nous commettons :
(…) Je vais dans tous les lieux de cette terre où Dieu m’envoie, et je suis prête à témoigner dans chaque situation et jusqu’à ma mort, que ce n’est pas la faute de Dieu si tout en est arrivé là, mais la nôtre (…) Et si Dieu ne continue pas à m’aider, alors c’est à moi qu’il revient d’aider Dieu, aussi bien que possible (…) C’est nous qui devons t’aider, c’est nous qui jusqu’au dernier devront défendre ta demeure au-dedans de nous.
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Quels sont les espaces éditoriaux qui s’ouvrent généreusement à ce que j’écris ? A qui s’adressent mes poèmes et mes critiques et quels risques prennent-ils à aimer sans retour ? J’ai eu de la chance. Celle déjà d’avoir toujours lu librement, sans contrainte scolaire ni professionnelle, celle aussi d’avoir été accueilli dans le non retour sur investissement du don. Si le Christ me suffit pour rester chrétien, ma tonalité interne dépend de l’écoute que l’on accepte ou non de m’accorder. Mais moi qui suis si peu, et depuis si longtemps, en accord avec mon époque, c’est toujours la radicalité du retrait qui fait ma propre actualité. Aussi, restant a‑collectif et a‑hypnotisable, je n’ai pas été surpris par le silence qui a entouré mes derniers recueils poétiques.
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Nous avons tellement déconstruit, tellement renversé de colonnes et tellement cédé aux chants lancinants des sirènes nihilistes qu’il se pourrait que la beauté redevienne une idée neuve dans la poésie contemporaine. Les catalogues des éditions Ad Solem, des éditions de Corlevour, d’Arfuyen… signent une reprise d’initiative qui résiste à la dépréciation générale et au désenchantement.
Ce retour au centre, c’est-à-dire à l’âme, à ce qui au-dedans de nous appelle et reçoit, je l’entends magnifiquement dans ces Psaumes de l’espérance (Ad Solem) de Gérard Bocholier.
Le chrétien sait qu’il sera tout quand il consistera à n’être plus rien, rien que la vérité invérifiable de ce qu’il écoute, de ce qu’il voit. Le psalmiste s’efface mais ne se détourne pas de l’impossible. Il s’efface pour mieux entendre avant d’écrire. Bocholier définit le psaume comme un prélude lyrique de la prière. Ce recueil, dans lequel des quatrains se succèdent en figurant le temporel et l’éternel, le visible et l’invisible est bien l’œuvre d’un psalmiste :
Psalmiste et non poète. C’est dire à quels renoncements il faut consentir. Ecrire un psaume impose plus que de l’humilité et de l’obéissance à la Parole. Il s’agit bien d’effacement.
La beauté surgit dans le tremblement et dans l’espérance. Elle déplace l’attente et figure l’instant. Il s’agit bien d’écouter le monde se vider (se vider de toutes les valeurs qui se sont fardées des attributs divins) afin de mieux sentir la présence dans l’absence et le mystère de l’incarnation. Ce que refuse cet exercice spirituel, c’est un monde sans grâce qui n’est plus que la projection de nous-mêmes. L’intrigue de l’infini nous sollicite quand la beauté ne fait plus question : La question et la réponse / Ne font qu’un dans la lumière / Qui a inondé l’auberge / A la fraction du pain / Tu ouvres le crépuscule / A notre désir d’aveugles / La nuit que tu transfigures / Nous donne à voir l’invisible.