Majestueuse, suave, théâtre de l’intime ou âme du dehors, elle détache déli­cate­ment, sub­tile­ment, avec cette lenteur qui donne – juste­ment – cette majesté à ses textes d’auteur-compositeur-interprète, dans un souci de clarté de dic­tion comme dans une vig­i­lance soupe­sant le poids, l’équilibre, la teneur de chaque mot, choisi avec minu­tie, pour ses sonorités, ses sig­ni­fi­ca­tions, tout ce qui fait la pro­fondeur de l’univers de Bertrand Belin égrenant ain­si au fil de ses chan­sons comme de sa prose d’écrivain égale­ment des thèmes déclinés dans un présent à la fois con­tem­po­rain dans sa nou­veauté et intem­porel dans son inac­tu­al­ité, entre clas­si­cisme de la forme et moder­nité des trou­vailles lan­gag­ières, dont le titre qu’il a par ailleurs inter­prété avec Camélia Jor­dana, Le mot juste égale­ment inti­t­ulé Le beau geste, donne une clé, une entrée, un regard sur la créa­tiv­ité de l’artiste aux mots pré­cis, témoins, exacts, pour mieux exprimer des désirs, des élans, des gestes dans leur spon­tanéité par­fois con­trar­iée, leur fron­tière soudain atteinte, cette splen­deur, cette mag­nif­i­cence, cette trou­blante et fasci­nante beauté qui dépasse leurs auteurs, leurs acteurs, leurs pro­tag­o­nistes mêmes, pour dire ain­si la rup­ture mal­gré soi, le départ déchi­rant, l’adieu solen­nel : « Il n’y a rien pour une fête ici / Seule­ment le beau geste / Seule­ment le mot juste / Soigne tes adieux / Tu veux ? »

« Je viens d’une longue lignée d’ivrognes / Trou­bles fêtes / Gâcheurs de noces / Épou­van­tails d’abris-bus / Maîtres de chiens / Desquels j’ai hérité / De tout et de rien » : de cette noble généalo­gie de « Seigneurs de châteaux ren­ver­sés » et autres « Chers à dédales », de laque­lle, Bertrand Belin a tiré l’alcool fort, le suc quin­tes­sen­tiel de sa pre­mière chan­son,  Que dalle tout, de son dernier album stu­dio, Tam­bour Vision, dans lequel peut-être l’homme se dévoile un peu plus der­rière l’artiste, témoignant d’histoires brisées et anec­dotes indignes, dont, mag­nifique para­doxe, le cise­leur des ter­mes affûtés a porté à terme cet enfant musi­cal qui, sans rou­gir, tient tant d’une forme d’aristocratie par le style épuré que d’un genre pop­u­laire par l’accent de vérité dont il ser­tit l’ensemble des chan­sons de cette œuvre majeure qui sem­ble sédi­menter tous les paysages accostés, tous les per­son­nages abor­dés, entre brume vague et sil­hou­ettes frag­iles, depuis son pre­mier album éponyme où déjà Por­to, T’as le vin t’as pas le vin ser­vaient d’habitudes quo­ti­di­ennes en toile de fond, d’où au fil des orches­tra­tions suiv­antes se sont dégagés des cro­quis, des esquiss­es, des tableaux, dont lui seul est le pein­tre, avec ses fig­ures locales tatouées sur la peau et ses écorces de peaux dévêtues au fur et à mesure d’une quête toute de poésie comme autant de signes d’une mue sans fin d’où l’on ignore quel rep­tile ram­pant ou quel oiseau de méta­mor­phose naî­tra encore de ce digne héri­ti­er d’ « d’une longue lignée de zéros, de uns / Sen­ti­men­taux, san­guins / Charmeurs de serpents »…

Que Dalle Tout, dans l’al­bum Tam­bour Vision disponible ici : https://Cinq7.lnk.to/Tambour-VisionYD, réal­i­sa­tion : David Cou­li­au & Yann Garin (CIVILIANS), mon­tage : David Couliau.

Masque révéla­teur ou vis­age sans cesse redess­iné ain­si, c’est cette orig­i­nal­ité de la per­son­ne, en tout un cha­cun, du per­son­nage de l’idiot à la per­son­nal­ité fon­da­trice, au sin­guli­er comme au pluriel, qu’annonçaient déjà les précé­dents con­tours de Per­sona, où de glisse­ments con­sen­tis en aspi­ra­tions redressées, c’est der­rière l’autoportrait encore, le miroir ten­du à ses audi­teurs d’une musique secrète, dans sa sim­plic­ité de cama­raderie imposée pour un tra­vail ou dans sa superbe pro­fu­sion d’Opéra dont il serait le chef d’orchestre, hier, allu­sion peut-être au mir­i­fique Con­cert à Saint Quentin de Bertrand Belin et des per­cus­sions claviers de Lyon, dont les notes, les accords et les har­monies servi­ront d’écrin au chef d’œuvre révélant une matu­rité imposante tant dans les lignes mélodiques que dans les lignes d’écriture : grandiose atteint dont nom­bre de signes précurseurs ont sig­nalé le tra­vail obstiné, insis­tant, éper­du, de La per­due à Cap Waller, en pas­sant par l’expressionisme d’Hyper­nu­it et la tra­ver­sée de Parcs, saisons inter­mé­di­aires à pos­tuler la magie du soir et l’éclat du jour…

Hyper­nu­it, dans l’al­bum Cap Waller — nou­velle édi­tion de l’al­bum disponible ici : https://BertrandBelin.lnk.to/CapWalle…

L’écriture d’envergure dans laque­lle l’écrivain s’est lancé, en par­al­lèle à sa car­rière de chanteur, dans ces objets lit­téraires au style ramassé, con­den­sé à l’essentiel, entre réc­it, essai et poésie, sem­ble avoir annon­cé plus encore la porosité des fron­tières entre les gen­res étab­lis, puisque Bertrand Belin peut se présen­ter autant comme romanci­er, poète, penseur, musi­cien, acteur que danseur, envis­ageant tou­jours une facette in-abor­dée, rec­u­lant les lim­ites figées, pour leur préfér­er les per­spec­tives ouvertes, ouvrant le grand large entre l’intériorité sondée et l’extériorité explorée… Les trois pre­miers ouvrages de la lit­téra­ture assez inclass­able qu’en a rédigée l’artiste nova­teur tien­nent autant d’un absurde évo­quant Samuel Beck­ett dans Requin dont la litanie d’une inter­minable noy­ade dans le con­tre-réser­voir de Gros­bois dit tant l’accident d’une crampe à éviter que le fac­tice d’une nature pour­tant plus forte que la volon­té de survie des humains, d’une résis­tance anachronique dans Lit­toral rivant son lecteur dans le monde mar­itime de trois pêcheurs, du côté de Quiberon, où la den­sité minérale du pro­pos n’est pas sans rap­pel­er l’énigmatique géant René Char, de la peur à con­jur­er enfin des Grands Car­ni­vores évadés d’un cirque en ville mal­gré la vig­i­lance de son per­son­nel, propageant la panique avec sa rumeur inquiète bras­sant ain­si non la seule crainte du fauve mais autant de peurs aus­si ances­trales que socié­tales dignes de la cri­tique dis­si­dente d’un Frantz Kaf­ka : « Qui a peur, à présent, d’être dévoré ? Et par qui ? »

Lit­toral de et par Bertrand Belin, accom­pa­g­né par Thibault Frisoni. Con­cert lit­téraire à La Mai­son de la Poésie, le 14 novem­bre 2016.

Dans Vrac, assem­blage de frag­ments aus­si poé­tiques que poli­tiques, Bertrand Belin affirme : « La langue n’a rien à cacher. » Il donne par ailleurs, dans des entre­tiens, l’ossature de sa pre­mière trilo­gie : « C’est quelque chose que je ressens très fort : quand j’écris, j’ai l’impression de son­der ma colonne vertébrale. Quel que soit finale­ment le sujet, quel que soit l’objet d’observation, on écrit avec des minéraux et des matières qui se sont sédi­men­tés dans le corps. Enfin, c’est mon cas en tout cas. Quel que soit mon sujet, je par­le de moi. » Sur la dimen­sion physique, cor­porelle, char­nelle d’une auto­bi­ogra­phie cachée qui se géo­gra­phie à l’os, en autant de ronces et d’épines des for­mules en plein cœur, les chan­sons appa­rais­sent comme pre­mières, des vertèbres pri­mor­diales telles les arcanes résidu­elles d’un con­ti­nent englouti qui ont rejail­li d’abord à la sur­face en par­ties émergées d’un ice­berg qui n’est autre que soi : « Il y a du silence, et de la musique, qui trans­porte des infor­ma­tions sen­si­bles, en ter­mes de tem­péra­ture, de tonal­ité. Donc dans un texte de chan­son on ne fait appa­raître que les vertèbres, on ne voit que ce qui affleure de la sur­face d’un pro­pos plus vaste qu’on ne peut pas faire entr­er entière­ment dans la chan­son. Le livre me per­met de vis­iter des recoins de ma sen­si­bil­ité que la chan­son me per­met peut-être d’explorer mais pas d’exprimer. » Sur l’établi des nar­ra­tions ou sur le dia­pa­son des ritour­nelles, entre fig­ures arché­typ­ales décrites et sil­hou­ettes énig­ma­tiques sug­gérées, quel est l’exercice le plus périlleux ? Le réc­it ou la chan­son ? Les deux, sem­ble répon­dre, éthique­ment, poé­tique­ment, pos­si­ble­ment, le chanteur-écrivain à la voix de « vœux lourds » …

Bertrand Belin avec Camélia Jor­dana – Le mot juste (le beau geste). Réal­isa­teurs : Bertrand Belin & Nico­las Ruf­fault. Pro­duc­tion exéc­u­tive : SIAM Pro­duc­tions.  Image : Denis Louis.

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Rémy Soual

Rémy Soual, enseignant de let­tres clas­siques et écrivain, ayant con­tribué dans des revues lit­téraires comme Souf­fles, Le Cap­i­tal des Mots, Kahel, Mange Monde, La Main Mil­lé­naire, ayant col­laboré avec des artistes plas­ti­ciens et rédigé des chroniques d’art pour Olé Mag­a­zine, à suiv­re sur son blog d’écri­t­ure : La rive des mots, www.larivedesmots.com Paru­tions : L’esquisse du geste suivi de Linéa­ments, 2013. La nuit sou­veraine, 2014. Par­cours, ouvrage col­lec­tif à la croisée d’artistes plas­ti­ciens, co-édité par l’as­so­ci­a­tion « Les oiseaux de pas­sage », 2017.