Et dire que « Gaby, Oh ! Gaby » fut une dernière cartouche, une ultime tentative de chercher un succès public qui manquait encore à Alain Bashung, malgré ses premières explorations dans les contrées d’un rock revisité dès ses albums initiaux, qu’il s’agisse des clichés de Romans photos ou des jeux de Roulette russe !
Il y avait déjà dans les chansons du deuxième album, la confidence des eaux troubles de l’intime, que cela soit « Je fume pour oublier que tu bois » ou « Bijou, Bijou », co-écrites avec Boris Bergman, dans lesquelles la sincérité de l’impudeur des sentiments touche au sublime, mais le retentissement populaire n’était pas encore au rendez-vous, quel que soit l’art du parolier de jouer avec les mots ou les calembours et le prisme de l’interprète à habiter ces textes surréalistes… Ce qui va permettre à Alain Bashung de décrocher le graal de l’engouement du public, ce sera moins la production de « Gaby » que la modernité du texte de Boris Bergman, qui s’appelait dans ses premières ébauches « Max Amphibie », dans lequel il glisse le gag provocateur : « Alors à quoi ça sert la frite si t’as pas les moules / Ça sert à quoi le cochonnet si t’as pas les boules » !
Alain Bashung, Gaby, oh Gaby, tiré de l’album Confessions Publiques (1995), live de 2012.
L’histoire d’Alain Bashung aurait pu rester, alors, celle d’un malentendu, et le chanteur aurait réinterprété toute sa vie ce thème sans en faire totalement le tour, mais déjà « Vertige de l’amour », toujours composé avec le texte malicieux de Boris Bergman, écarte sur l’album au titre décalé de Pizza toute velléité de circonscrire, de délimiter comme une figure de nouveau jouet à la mode : « J’m’écris des cartes postales du front / Si ça continue j’vais m’découper / Suivant les points, les pointillés / Vertige de l’amour »… Celui qui affirma : « Jouer avec mes blessures, c’est la seule chose que je puisse faire… », osera alors aborder celui dont il deviendra l’égal, Serge Gainsbourg, pour mieux saborder le confort d’un succès de tel quiproquo, et Alain et Serge écrivirent ensemble l’un des albums à l’humour noir le plus tranchant de l’histoire du rock français, si ce n’est du rock tout court, dont les paroles de « J’croise aux Hébrides » marquent cette volonté d’échapper au formatage du premier tube dès les formules introductrices de la présentation du maître-chanteur en parodie autodestructrice : « Je dédie cette angoisse à un chanteur disparu / Mort de soif dans le désert de Gaby / Respectez une minute de silence / Faites comme si j’étais pas arrivé » !
Trop en avance sur son temps, l’album expérimental en zones aventureuses obtiendra un accueil critique dithyrambique mais sera peu vendu… Dès lors, l’artiste conscient de la nécessité de se renouveler, de changer la forme mais non le fond, de trouver de nouvelles figures périlleuses, présentera modestement son disque successeur sous le titre de Figure imposée, dont le refrain de la chanson sur fond de rupture amoureuse « Élégance » ne dévoile-t-il déjà la volonté d’un dandysme romantique, si ce n’est de rencontrer d’autres paroliers pour aborder d’autres territoires littéraires : « Échantillon décolleté en V / Pourquoi m’as-tu quitté ? / Flèche assortie / Seule particularité élégance » ? Délaissant la posture ironique, pour mieux chercher des échappées d’implicite et des collages avant-gardistes de métaphores oniriques, peu à peu, de Passé le Rio Grande à Chatterton, l’univers d’Alain Bashung, tracé au fil des coupures et remontages des textes successifs, verra Boris Bergman passer la main à Jean Fauque qui sera l’écrin de la réinvention de cette voix de crooner ténébreux en hautes terres où se hisser…
Alain Bashung, J’croise aux Hébrides, de l’album “Play Blessures” (1982).
L’album de la maturité de cette deuxième collaboration fondatrice d’une épure essentielle dans l’écriture tant musicale que textuelle verra alors le jour, ce sera Fantaisie militaire, auquel suivra son pendant plus sombre : L’Imprudence ! De « l’ode à la vie » à l’éloge de la prise de risques, le travail minutieux au tamis des poèmes où les mots filent comme les fusées des nappes sonores, ces habits virtuoses du décor acoustique de cinéma aux rêves inassouvis et aux fantasmes ardents, dont Alain Bashung est devenu le chantre, depuis l’hymne au désir féminin co-écrit avec un autre associé de talent, Pierre Grillet, « Madame rêve », dans l’album prémonitoire de cette métamorphose, Osez Joséphine, en invitation à aller plus loin sur le chemin de la création pour cet arpenteur infatigable… Véritable hymne à l’amour que cette fantasmagorie d’un « soldat sans joie » qui retrouve, par-delà les épreuves et les tourments, le goût du vrai dans la célébration de l’être aimé que suggère « Angora » : « Angora / Sois la soie / Sois encore à moi »…
Alain Bashung, Madame rêve, 1992.
Alors enfin tel qu’en lui-même, mais drapé de toutes les figures qui font son imaginaire, selon le titre anaphorique « Tel », l’artiste se verra rattrapé par la vie, mais la quittera alors en grand monsieur, avec la superbe de l’apothéose de la dernière tournée de l’album Bleu Pétrole à travers lequel son écriture croise celle du discret et énigmatique Gérard Manset, dont les titres offerts à l’interprète de génie semblent autant d’intuitions de la fin à venir, sort scellé de notre finitude, comme dans les images de « Comme un lego » dans lesquelles Alain Bashung a apporté quelques ratures-signatures : « Car si la terre est ronde / Et qu’ils s’y agrippent / Au-delà c’est le vide / Assis devant le restant d’une portion de frites / Noir sidéral et quelques plats d’amibes » ! Sa disparition en apothéose dans cette mort en artiste laisse une absence dont les chanteurs successeurs sont les héritiers intimidés, et il faudra attendre de fouiller des bandes sonores de chansons en gestation pour que surgisse tout un pan encore inconnu de son œuvre alors en cours que l’heure était venue interrompre, dans un album posthume, En amont, dont la poésie partagée avec Dominique A du titre « Immortels » semble caresser l’espoir d’avoir, justement, vaincu ce temps : « Mortels, mortels, / Nous sommes immortels / Je ne t’ai jamais dit / Mais nous sommes immortels »…
Alain Bashung, Immortels, album En amont, 2018.
Image de une : album La nuit je mens, Universal Music Group.
Alain Bashung, La Nuit je mens.
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