« Nous n’avons fait que fuir / Nous cogner dans les angles / Nous n’avons fait que fuir / Et sur la longue route / Des chiens resplendissants / Deviennent nos alliés »
cette strophe de vers libres qui ouvrent et clôturent le poème-chant de Bertrand Cantat accompagné des musiciens de Noir Désir donne le ton à ce cri poussé par le chanteur et ses compagnons d’art, puisque l’ « art » invoqué dans un des passages de cette longue complainte à la lucidité féroce de notre condition d’hommes modernes se fait le manifeste d’un engagement créateur qui sourd dès ses premières lignes, tant mélodiques que textuelles : « On a l’art du ruisseau / On a l’art de la plaine / On a l’art des sommets / On l’art des centaines de millions de combattants de la petite vie qui se cognent aux parois »
Noirs désirs, Nous n’avons fait que fuir, extrait d’un concert unique à Montpellier. Anne Lemperle.
Le regard jeté sur nos sociétés à la dérive, tel qu’il transparaît dans son évocation des « carcans » et des « parois », prend une résonance prémonitoire, à l’heure du confinement généralisé face à une crise pandémique ainsi qu’aux moments de débâcle des projets néo-libéraux relayés par des forces de l’ordre éborgnant les opposants du peuple, dans sa vindicte contre les pouvoirs déjà à l’œuvre : « Un cortège se met en route, une kyrielle d’assassins, tous insectes de proie. Ils marchent ils avancent ils signent du bout des lèvres leur projet pour le siècle qu’on lit les yeux crevés. » Et que dire alors des alertes « rouge » ou « bleu ciel » invitant au repli chez soi comme un sauve-qui-peut désespéré : « Alerte ! Tous aux abris, aux caves ventres chauds qui te protégeront, retourne chez ta mère… » ?
Le leitmotiv de ce poème choral, la perte de la langue, s’avère également bien plus qu’une métaphore littéraire, elle exprime un sentiment d’impuissance, un constat d’échec tant personnel que collectif à trouver un langage commun, que l’apostrophe répétée maintes fois exacerbe en question sans réplique : « Keskya tu dis rien ? Tu as perdu ta langue ? » On songe au départ pour l’Afrique et au vœu de silence d’Arthur Rimbaud comme on songe à la déperdition de sens et au bâillon sur la bouche de ces « millions de combattants de la petite vie » que nous sommes tous, pris en étau, « martelés », « enclumés », ayant perdu jusqu’à la capacité au rêve face à la désillusion de notre temps…
Bertrand Cantat, Noirs désirs, Nous n’avons fait que fuir, éditions verticales.
C’est alors l’image de l’horizon, cette perspective souhaitée des utopies, cette reconquête plus humaine des travailleurs, dans les impasses des jours de labeur comme dans les espérances éprouvées par chacun, qui a résonné, lors de l’improvisation de ce poème musical, le soir du 21 juillet 2002, dans le cloître du couvent des Ursulines, lors du festival de Montpellier-Radio France, en aspiration fervente à une liberté dont le parolier pressentait peut-être déjà la rareté, à travers le conflit entre le droit de rêve plus fort que l’amertume et le devoir de renoncement contrit plus fréquent que l’espoir, dans ce salut du poète aux compagnons de lutte : « J’aperçois des caboches saturées de limaille qui replongent leurs yeux au cœur de l’horizon. » confrontés à leur tour au sarcasme de l’injonction à rentrer dans le rang : « Tiens-toi bien à ta barre, l’horizon c’est des conneries inventées par les utopistes si tu veux la porte elle est là, des millions de gueules grandes ouvertes qui ont plus faim que toi, mais qui sont pas plus forts que toi, car si tu collabores, car si tu persévères, nous te protégerons de notre bras armé. »
Cet éclat nécessaire de l’idéal au cœur du regard, ni à tourner en dérision, ni à dévoyer, tel est l’éveil à la possibilité d’un élargissement des espaces auquel nous invite ce chef d’œuvre de récital de concert digne des plus belles chansons de Léo Ferré. Le penseur Joël Gayraud, conscient qu’il s’agit d’une lueur dans la nuit, en analyse également, dans L’homme sans horizon, l’enjeu pour mieux ouvrir les yeux dessillés à – l’improbable mais encore possible – horizon des utopies concrètes : « Or, tant qu’il n’y a pas de lumière, il n’y a pas d’horizon. L’humanité n’en continue pas moins de tourner en rond dans la nuit, consumée dans une errance aveugle. Et si jamais la lumière reparaît, à la faveur d’une révolte inattendue, comme le soulèvement zapatiste de 1994, ou d’une catastrophe qui dessille les yeux et ouvre les consciences, comme s’il s’en abat de plus en plus fréquemment sur une planète devenue inhabitable, une double tâche s’annonce alors, non dépourvue de difficultés: recouvrer pleinement la vue, c’est-à-dire la capacité d’appréhender l’horizon en tant qu’horizon utopique; reconnaître pour tel un horizon inconnu, différent dans les linéaments de celui qui a été défait par l’histoire. Et ne pas lui tourner le dos en le déclarant indigne des horizons perdus. » Horizon(s) à venir chercher alors, à quérir, et où se retrouver enfin !
Noirs désirs, Le Vent nous portera, Clip Officiel.
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