L’automne
L’automne arrive trop tôt.
Les pivoines sont toujours en fleurs, les abeilles
construisent toujours un État idéal,
quand soudain dans les champs luisent
les froides baïonnettes de l’automne et se lève
le vent.
D’où vient l’automne, pour quoi détruit-elle
les rêves, les pergolas vertes et la mémoire?
Une puissance étrangère entre dans la forêt qui se tait,
la colère s’approche, la peste rampe
et la fumée des incendies, les cris rauques
des Tatares
L’automne arrache aux arbres leurs feuilles, leurs noms,
Leurs fruits. L’automne efface les traces et les frontières,
éteint les lampes, les bougies, les cierges; la jeune
automne aux lèvres pourpres pose un baiser
mortel sur les créatures vivantes et vole
la vie.
Les sèves coulent et le sang de l’offrande coule,
coule l’huile, coule le vin, les fleurs coulent,
les fleuves jaunes gonflés de charognes,
la malédiction coule, la boue, la lave,
l’avalanche
Essouflée l’automne court et des couteaux
bleus brillent dans son regard vide.
Elle coupe les noms comme les herbes d’une faucille
tranchante et il n’y a pas de pitié dans son feu,
son haleine. Marche l’anonyme, la terreur, l’armée
rouge.
∗∗∗
Essaie de chanter un monde estropié.1lecture par l’auteur à écouter ici
Souviens-toi des longs jours de juin
des fraises et des gouttes de vin rosé.
Des orties qui envahissaient méthodiquement
les demeures abandonnées par les bannis.
Tu dois chanter un monde estropié.
Tu as regardé d’élégants yachts et des bateaux
l’un avait devant lui un long voyage
seul le néant salé attendait l’autre.
Tu as vu les réfugiés partir vers nulle part,
tu as entendu les bourreaux chanter de joie.
Souviens-toi des instants où vous étiez ensemble
dans une chambre blanche où ondulait un rideau.
Reviens en pensées au concert où éclatait la musique.
À l’automne, tu as ramassé des glands au parc
alors que les feuilles tournoyaient sur la terre blessée.
Chante un monde estropié
et la plume grise perdue par une grive
et la délicate lumière qui erre et disparaît
et revient.
∗∗∗
Les nouvelles expériences
Nous avons fait de nouvelles expériences—
joie, amertume de la défaite, tristesse,
regain d’espoir –
de nouvelles expériences qu’on retrouvera
peut-être aussi dans des mémoires datant
du dix-neuvième siècle.
Qu’ont-elles donc de nouveau ?
L’amitié ? La tendresse ?
Les liens entre les gens ?
Le courage libéré pour un instant puis
renroulé comme une bannière.
Un battement de cœur ? Cet instant, au petit matin,
Où il nous semblait
être vraiment ensemble, délivrés non seulement
de la peur, mais de la séparation ?
Le son des cloches d’église, léger
et pur comme le chant de la libellule ?
Survivre à l’émiettement ? À la connaissance ?
Aux points d’interrogation ?
∗∗∗
La pluie tiède
Un soir, dans une ville inconnue, je marchais
dans une rue qui n’avait pas de nom.
Je m’enfonçais de plus en plus dans l’étrange,
dans l’épais printemps, sur des marches de pierre.
Une pluie tiède tombait et les oiseaux chantaient
doucement, la tendresse était dans leurs voix lointaines.
Les sirènes des bateaux pleuraient dans le port,
disant adieu à la terre familière.
Dans les fenêtres grandes ouvertes des maisons
se tenaient les figures de mes rêves et des tiens,
et je savais que j’allais vers l’avenir dans une époque
révolue, tel un pèlerin à Rome.
∗∗∗
Poème rapide
J’écoutais un chant grégorien
dans une voiture qui filait
sur l’autoroute en France.
Les arbres étaient pressés. Les voix des moines
louaient un Seigneur invisible[à l’aube, dans une chapelle tremblante de froid].
Domine, exaudi orationem meam,
imploraient des voix masculines aussi calmement
que si le salut poussait au jardin.
Où allais-je ? Où le soleil se cachait-il ?
Ma vie déchirée gisait de chaque côté
de la route, fragile comme une carte routière.
En compagnie des doux moines
j’allais vers les nuages, gris,
lourds, et impénétrables,
vers l’avenir, vers le précipice,
avalant les dures larmes de la grêle.
Loin de l’aube. Loin de chez moi.
Au lieu de murs – une mince tôle.
La fuite au lieu de la vigilance.
Le voyage au lieu de l’oubli.
Au lieu d’un hymne – ce poème rapide.
Devant moi
courait une petite étoile fatiguée
et luisait l’asphalte de la chaussée,
indiquant où se trouvait la terre,
où se cachait la lame de l’horizon,
et où était la noire araignée du soir
et la nuit, veuve de nombreux rêves.
Terre de feu, 1994
Les textes en polonais sont accessibles sur le site https://poezja.org/wz/Zagajewski_Adam/
Présentation de l’auteur
Notes