Cinq poèmes d’Adam Zagajewski

Par |2021-09-11T06:52:37+02:00 7 septembre 2021|Catégories : Adam Zagajewski, Poèmes|

L’au­tomne

L’automne arrive trop tôt.
Les pivoines sont tou­jours en fleurs, les abeilles
con­stru­isent tou­jours un État idéal,
quand soudain dans les champs luisent
les froides baïon­nettes de l’automne et se lève
le vent.
D’où vient l’automne, pour quoi détruit-elle
les rêves, les per­go­las vertes et la mémoire?
Une puis­sance étrangère entre dans la forêt qui se tait,
la colère s’approche, la peste rampe
et la fumée des incendies, les cris rauques
des Tatares
L’automne arrache aux arbres leurs feuilles, leurs noms,
Leurs fruits. L’automne efface les traces et les frontières,
éteint les lam­pes, les bou­gies, les cierges; la jeune
automne aux lèvres pour­pres pose un baiser
mor­tel sur les créa­tures vivantes et vole
la vie.
Les sèves coulent et le sang de l’offrande coule,
coule l’huile, coule le vin, les fleurs coulent,
les fleuves jaunes gon­flés de charognes,
la malé­dic­tion coule, la boue, la lave,
l’avalanche
Essou­flée l’automne court et des couteaux
bleus bril­lent dans son regard vide.
Elle coupe les noms comme les herbes d’une faucille
tran­chante et il n’y a pas de pitié dans son feu,
son haleine. Marche l’anonyme, la ter­reur, l’armée
rouge.

∗∗∗

Essaie de chanter un monde estropié.1lec­ture par l’au­teur à écouter ici 

Sou­viens-toi des longs jours de juin
des frais­es et des gouttes de vin rosé.
Des orties qui envahis­saient méthodiquement
les demeures aban­don­nées par les bannis.
Tu dois chanter un monde estropié.
Tu as regardé d’élégants yachts et des bateaux
l’un avait devant lui un long voyage
seul le néant salé attendait l’autre.
Tu as vu les réfugiés par­tir vers nulle part,
tu as enten­du les bour­reaux chanter de joie.
Sou­viens-toi des instants où vous étiez ensemble
dans une cham­bre blanche où ondu­lait un rideau.
Reviens en pen­sées au con­cert où éclatait la musique.
À l’automne, tu as ramassé des glands au parc
alors que les feuilles tournoy­aient sur la terre blessée.
Chante un monde estropié
et la plume grise per­due par une grive
et la déli­cate lumière qui erre et disparaît
et revient.

∗∗∗

Les nouvelles expériences

Nous avons fait de nou­velles expériences—
joie, amer­tume de la défaite, tristesse,
regain d’espoir –
de nou­velles expéri­ences qu’on retrouvera
peut-être aus­si dans des mémoires datant
du dix-neu­vième siècle.
Qu’ont-elles donc de nouveau ?
L’amitié ? La tendresse ?
Les liens entre les gens ?
Le courage libéré pour un instant puis
ren­roulé comme une bannière.
Un bat­te­ment de cœur ? Cet instant, au petit matin,
Où il nous semblait
être vrai­ment ensem­ble, délivrés non seulement
de la peur, mais de la séparation ?
Le son des cloches d’église, léger
et pur comme le chant de la libellule ?
Sur­vivre à l’émiettement ? À la connaissance ?
Aux points d’interrogation ?

∗∗∗

La pluie tiède

Un soir, dans une ville incon­nue, je marchais
dans une rue qui n’avait pas de nom.
Je m’enfonçais de plus en plus dans l’étrange,
dans l’épais print­emps, sur des march­es de pierre.

Une pluie tiède tombait et les oiseaux chantaient
douce­ment, la ten­dresse était dans leurs voix lointaines.
Les sirènes des bateaux pleu­raient dans le port,
dis­ant adieu à la terre familière.

Dans les fenêtres grandes ouvertes des maisons
se tenaient les fig­ures de mes rêves et des tiens,
et je savais que j’allais vers l’avenir dans une époque
révolue, tel un pèlerin à Rome.

∗∗∗

Poème rapide

J’écoutais un chant grégorien
dans une voiture qui filait
sur l’autoroute en France.
Les arbres étaient pressés. Les voix des moines
louaient un Seigneur invisible[à l’aube, dans une chapelle trem­blante de froid].
Domine, exau­di ora­tionem meam,
implo­raient des voix mas­cu­lines aus­si calmement
que si le salut pous­sait au jardin.
Où allais-je ? Où le soleil se cachait-il ?
Ma vie déchirée gisait de chaque côté
de la route, frag­ile comme une carte routière.
En com­pag­nie des doux moines
j’allais vers les nuages, gris,
lourds, et impénétrables,
vers l’avenir, vers le précipice,
avalant les dures larmes de la grêle.
Loin de l’aube. Loin de chez moi.
Au lieu de murs – une mince tôle.
La fuite au lieu de la vigilance.
Le voy­age au lieu de l’oubli.
Au lieu d’un hymne – ce poème rapide.
Devant moi
courait une petite étoile fatiguée
et lui­sait l’asphalte de la chaussée,
indi­quant où se trou­vait la terre,
où se cachait la lame de l’horizon,
et où était la noire araignée du soir
et la nuit, veuve de nom­breux rêves.

Terre de feu, 1994

Les textes en polon­ais sont acces­si­bles sur le site https://poezja.org/wz/Zagajewski_Adam/

Présentation de l’auteur

Adam Zagajewski

Né à Lviv, en Pologne, en 1945, Adam Zaga­jew­s­ki fut trans­féré en Pologne occi­den­tale avec sa famille alors qu’il était nou­veau-né. Après les événe­ments de Gdańsk en 1980, il pas­sa deux ans à Berlin, puis s’installa en France en 1982, où il fut un co-fon­­da­­teur de la revue Zeszy­ty Lit­er­ack­ie [Cahiers lit­téraires] dirigée par l’Institut Lit­téraire Kul­tura. Pen­dant ce temps, il enseigna aux États-Unis dans les uni­ver­sités de Hous­ton et de Chica­go, don­nant un cours par semes­tre. Puis il revint en Pologne et s’installa à Cra­covie. Son oeu­vre, écrite en polon­ais, a été traduite en plusieurs langues. Après 1989, ses oeu­vres recom­mencèrent à paraître en Pologne. Il est con­sid­éré comme faisant par­tie de la “Généra­tion de 1968” soit dit la “Nou­velle Vague” d’écrivains polon­ais. Fon­da­teur du groupe “Ter­az” [Main­tenant] à la suite des événe­ments de mai 1968, ses pre­mières oeu­vres furent des poèmes de con­tes­ta­tion visant à redonner au lan­gage la force de témoignage. Plus tard, il se con­cen­tra sur les thèmes de la nuit, des rêves, de l’influence du passé sur le présent, du temps, de l’infini et de l’éternité, du silence et de la mort. Par­mi ses auteurs préférés il faut compter  Bruno Schulz, Friedrich Niet­zsche, Ernst Jünger, Emil Cio­ran, et Got­tfried Benn. Il a reçu une bourse du 
Berlin­er Kun­stlepro­gramm, le Prix de la Lib­erté et, en 1992, puis une bourse de la Fon­da­tion Guggen­heim. Ses oeu­vres ont été traduites en alban­ien, bul­gare, chi­nois, anglais, français, alle­mand, grec, hébreu, hon­grois, espag­nol, sué­dois, et ukrainien. 

 

Auteur de 15 recueils de poésie, trois livres de prose, et dix recueils d’essais, ses oeu­vres traduites en français par Lau­rence Dyèvre com­pren­nent Sol­i­dar­ité, Soli­tude  ( Fayard, 1986), Coup de cray­on ( Fayard, 1987), La Trahi­son ( Fayard, 1993), Dans une autre (Fayard, 2000) et Eloge de la fer­veur ( Fayard 2008). Pour sa tra­duc­tion de Palis­sade, Mar­ronniers. Lis­erons. Dieu (Fayard, 1989), son épouse Maja Wodec­ka se vit décern­er le Prix Jean Mal­rieu en 1990. Elle traduisit égale­ment Mys­tique pour débu­tants, autres poèmes avec Michel Chan­deigne (Fayard, 1999).

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