Jean-Charles Vegliante, Cinq visites

2018-03-02T16:23:07+01:00

Cinq visites, plus une

 

Celle qui marche au-dessus…
(Rien com­mun, 2000)

 

 

L’intranquille

 

Hurle dans la nuit – elle crie silencieuse
ment sa nuit – je sais qu’elle hurle – se bat
toute seule con­tre quoi – ce désarroi
sans objet – sans issue dans la cham­bre close –
les draps ser­rés – une fièvre étrange pose
des ban­der­illes – l’oreiller étouffant –
le petit bruit des dents qui choquent – le temps
ne passe plus – une lumière fumeuse
fil­tre dans le rêve – elle est sous la faucheuse –
sous la men­ace des tran­choirs – de la hache
de l’ogre aux épis – tou­jours qui la pourchasse…

Je sais qu’elle hurle, je vois son enfance.

 

 

 

***

 

 

 

L’effrayée

 

Dans le regard l’énigme du grave temps.
Ma généra­tion. Et com­bi­en qui résistent
sans penser à quoi, con­tre quel adversaire
déjà dans la mai­son. Dému­nis devant
le brouil­lard qui s’assemble – qui trem­ble vers
les vit­res – qui se glisse entre les murs tristes
du quo­ti­di­en. Qui me regarde se pense
autant qu’il se demande si je le vois
comme lui, avec un mélange d’horreur
et de pitié. Si l’on pou­vait voir derrière
ce voile, com­bi­en maudi­raient leurs parents !

Je te regarde aus­si – je souris – j’ai peur.

 

 

 

***

 

 

 

La pen­sive

 

Où a‑t-elle à ce point pu défigurer ?…
Quand la marée monte des pleurs, la suffoque,
elle pense à un détail insignifiant…
S’il cligne des yeux de la lumière à l’ombre
la peur monte, t’envahit toute, c’est bête
de rester là… Plusieurs fois tu as tenté
d’aller à con­tre… Il fait froid même en été
con­tre cette sylve domes­tique… Allant
con­tre elle refait quand même… Elle s’entête
aux tâch­es domes­tiques… Qu’a‑t-elle à faire ?…
Ou bien faut-il obtem­pér­er à cet air…

Je ne te sais que trop, petit masque sombre.

 

 

 

***

 

 

 

La lente

 

Tu vois bien que le vert ne revien­dra pas
C’est un avril fichu, un autre printemps
L’acharnement des mou­ettes fait frissonner
La ville cède par des détails infimes…
Il y a une carie dans le ciment
On voit dans le net la honte d’une langue
Chaque jour qui passe cor­rompt ses racines
Il y a comme des radi­celles pourpres
Dans les yeux la fureur de sa pro­pre fin
Les fon­da­tions que l’on voulait oublier
Les chevilles gon­flées penchent vers la terre

Elle cherche un mot où être tout entière.

 

 

 

***

 

 

 

L’étourdie

 

Ma vue me trahit, je n’ai que mes petites
choses, je ne suis plus qu’un arbre de veines,
une « demeure vide » aux coups de boutoir
des ans… Tu ne sais pas com­bi­en. Et j’aspire
à tant de choses ! de nou­velles antennes,
et puis je ne sais plus ce qu’on me voulait.
Je ne veux presque rien mais rien ne remplit
Cette vacance, ce froid où je me perds.
Les matins sem­blent vol­er avec les merles.
Les soirs me cri­ent : tu devrais chercher ailleurs,
oubli­er ce qui t’a soutenue, rêvée…

Lis : « per­dre sa vie après les oiselets »…

 

(Pur­ga­toire, XXIII, 3)

 

 

***

 

 

 

La som­nam­bule

 

Regarde la nuit, regarde ce qui bouge
dans le noir. En tristesse tu te retrouves,
mais seule à présent, comme les petits êtres
qui volè­tent dans l’ombre. Comme il nous est
dif­fi­cile d’avoir la part de lumière
sans en être la proie. Le désir n’est-il
qu’une proie aveu­gle et con­sen­tante ? Elle a
quit­té déjà les prés fleuris de l’attente,
elle a sou­vent envie de pleur­er la nuit,
et le matin devant son café amer,
son tra­jet, son tra­vail. Regarde le jour !

Nous t’aimons, nous qui te voyons te mouvoir.

 

°°°

 

 

P.S.

Una visi­ta

 

 

                                                               (per I. T.)

Andi­amo sospe­si anco­ra al pen­siero di ninfe
som­merse e riemerse vive nei versi.
Il sopravvis­su­to ci accoglie sorridente
(ci han­no det­to, per puro miracolo).
Quale apparizione di che altre scomparse
sarà, non ne sapre­mo mai nulla.
Non ci è dato di sapere il dove e il quando,
né il chi ci sor­ride coi pochi denti
(tor­na a mente il brèche-dents di Frénaud,
tremen­da immag­ine sospe­sa nel nulla):
(ma che sia lui, l’amico, non dubitare

– e la mia “nin­fa” un lut­to insanabile).

  

Présentation de l’auteur

Jean-Charles Vegliante

Né à Rome, Jean-Charles Veg­liante enseigne à la Sor­bonne Nou­velle — Paris 3, où il dirige le Cen­tre Inter­dis­ci­plinaire de Recherche sur la Cul­ture des Echanges

Tra­duc­teur de Dante (prix Halpérine-Kam­in­sky 2008) et des baro­ques, il a pub­lié en 1977 une antholo­gie française de la poésie ital­i­enne de la fin du XXe siè­cle : Le Print­emps ital­ien, (bilingue) et traduit Leop­ar­di, D’An­nun­zio, Pas­coli, Mon­tale, Sereni, For­ti­ni, Raboni, A. Rossel­li, M. Benedet­ti et d’autres poètes ital­iens. Il a édité les textes ita­­lo-français de De Chiri­co, Ungaret­ti, A. Rossel­li, Magnelli.

Il est l’au­teur de D’écrire la tra­duc­tion, Paris, PSN, 1996, 2000.

Jean-Charles Vegliante

Sa poésie paraît en revue (Le nou­veau recueil, Le Bateau Fan­tôme, L’étrangère, Almanac­co del­lo Spec­chio) et sur le net (Recours au Poème, for­maflu­ens, Le parole e le cose) ; par­mi les titres pub­liés en vol­ume : Rien com­mun (Belin), Nel lut­to del­la luce / Le deuil de lumière (trad. G. Raboni, bilingue Ein­au­di 2004), Itin­er­ario Nord (Vérone, 2008), Urban­ités (Paris, 2014), Où nul ne veut se tenir (Brux­elles, 2016).

Il a édité une nou­velle ver­sion de Dante Alighieri (La Comédie, bilingue) dans la col­lec­tion Poésie chez Gallimard.

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