Claude PÉLIEU, New poems & sketches, par Alain Brissiaud
Des textes inédits de Claude Pélieu publiés par un de ses proches amis, Alain Brissiaud, voici qui déjà interpelle. La couverture du recueil, d’un rouge épais, et les mises en page illustrées par Jean-Jacques Tachdjian, ne démentent pas cette promesse de tenir un livre rare, dense, et mesuré à l’aune d’une histoire littéraire américaine qui a semé ses graines libératoires sur ce territoire, mais aussi en France. La Beat Génération a en effet marqué toute une génération d’artistes. A commencer par Kerouac, qui offre au monologue intérieur de nouvelles voies d’expression, sans oublier Ginsberg et Burroughs. Ce dernier prête à Alain Brissiaud la citation de sa quatrième de couverture :
Dés le début des années 1950 aux Etats Unis ces auteurs et d’autres se sont élevés contre l’establishment et le conservatisme. Inspirés par la culture afro américaine dont la musique tient une place importante. Ils ont milité pour la liberté d’expression et de mœurs, mais aussi contre le racisme. La littérature, engagée, virulente, devient une arme qui permet de soutenir la lutte menée pour établir une société plus juste. Allan Ginsberg, Jack Kerouac et William Burroughs sont les représentants de ce mouvement littéraire, qui entretient d’étroites relations avec le jazz et permet d’associer à cette émulation libératoire des noms comme Cab Galloway et Charlie Parker. C’est à Jack Kerouac que nous devons l’invention de la Beat Generation : c’est ainsi qu’il nomme, à New York, en 1948, ce groupe de romanciers, poètes et artistes unis par la même ambition de renouvellement social et artistique.
Claude Pélieu fréquente de très près ces écrivains de la Beat Génération. Avec sa compagne Mary Beach il produit les toutes premières traductions françaises de William S. Burroughs, d’Allen Ginsberg et d’Ed Sanders. Il est aussi poète. Très largement influencé par les surréalistes, il pratique la technique du cut-up et expérimente diverses techniques qui lui permettent de produire du texte de manière aléatoire. Il se livre également à une production poétique abondante qui cultive l’art de la confrontation de textes souvent courts et organisés, pour bon nombre, en « journal-poème ». Cette proximité avec les écrivains américains comme Burroughs ou Giensberg, ainsi que la teneur expérimentale de son œuvre, lui vaudront d’être considéré comme le seul des écrivains français de la Beat Génération.
se retrouvent bien des thématiques chères à ces auteurs d’outre atlantique. A commencer par l’évocation de l’univers urbain, perçu comme déshumanisé, et vecteur de mal être. Lieu de perdition plus qu’environnement qu’il s’agit d’investir de manière positive,évoqué grâce à une syntaxe déstructurée et à l’emploi de champs sémantiques qui évoquent une urbanité acrimonieuse et permettent le tracé d’un univers citadin morne, déshumanisé et menaçant :
« Pylônes, autoroutes, aéroport-
la Planète blanche
éveille les couleurs-
la brise tiède
s’immobilise avec le temps-
Translucide ce silence
échoué sur la plage.
Les âmes s’envolent,
les hélicoptères patrouillent-
le soleil couchant
répand des bulles de lumière
sur un monde qui se noie.
Tout est possible-
la vérité
se répand en pluie.
Un monde plein d’échos-
un univers sonore
anesthésié au-dessus du vide-
et des gens qui parlent
parlent-de l’absurde-
de la pourriture-du désespoir-
du mal de vivre-etc-
ceci-cela-coma-
vrai ? faux ? peut-être ?-
et alors ?
Les rebondissements de l’Histoire
arrachés aux rêves,
aux énigmes, aux visions,
aux flots de réalités
se dédoublent-et les chansons-
s’amarrent aux nuages-
tout est possible. »
On y ressent l’extrême solitude des électrons humains perdus dans cet univers urbain dont la préhension quasi carcérale ne laisse d’autre issue que l’évasion, dans un imaginaire dont l’altitude est atteinte grâce à des substances dont l’auteur met en scène les effets sur ses perceptions du réel. Ainsi l’alcool et les drogues sont évoqués comme une modalité d’évasion et un symbole de la perdition d’une génération qui s’interroge sur les finalités d’une existence dévolue à une époque de désenchantement.
« La bonne odeur
du tabac de Virginie
entre en trombe
dans les poumons vides-
l’alcool me mord les lèvres-
le café noir fume-
Un manège doré tourne
sur les vitres bleues-
le sirop d’érable se répand
sur les beignets. »
Mais perce aussi une parole politique, celle d’un questionnement quant à l’avenir de l’humanité, interrogé en regard de l’état des lieux d’une société convoquée à travers l’énonciation d’un observateur externe à un système dont Claude Pélieu ne cesse, à l’instar des poètes américains de la Beat Generation, de dénoncer l’ineptie :
« Les nains ont horreur de l’espace.
Nous avons affaire à une race de ventres,
de squelettes , de culs, de bites, de barbares merdeux,
de magie. Les incidents violents rétablissent l’ordre
Les ventriloques débiles jouissent comme des rats
sur des barricades d’immondices, restaurant le temps
du mépris aux quatre coins du monde-Dans les rues
règne la laideur, la peur et la violence ont remplacé
ont exilé la parole dans la boue du ciel en réduisant
l’homme au mensonge. La réalité s’est effondrée. »
« A force de déconner et de danser sur une
planète morte les hommes font pleurer
les anges-Dieu, dans le sanctuaire
des étoiles réfléchit sur l’irréparable. »
Le langage et la parole poétique sont eux aussi interrogés, et avec son évocation la figure du poète, être humain hors du système et regard acerbe dont la parole tente de restituer l’acuité :
« Rue des poètes
les photos sont brûlées vives-
Cow Boy Alpha
et ses moines
sont assis sous les orangers.
Ils écoutent le vol d’une libellule.
Ils regardent vraiment la pluie tomber.
Ils contemplent l’arc-en-ciel
clouté de fleurs-
ici, des bruits blancs
se colorent en mourant,
sur les murs des écrans.
Les élus et les victimes
n’ont pas fini
de meubler l’univers.
Dans les cavernes
de l’enfance le sang
frais explose, les étamines
électriques du langage
la syntaxe du monde.
Nous voyageons entre deux
sphères de fiction. Nous sommes
les avaleurs de temps. Les autres meurent dans le tumulte
les pauvres, avec les bruits
qui courent, les autres meurent`
dans les trous-odeurs de la ville. »
« Impitoyablement
le poète traque
la logique
et les adeptes
Les images du hasard
ne doivent pas être
persécutées
par le vocabulaire.
Les images de la poésie
que Dieu nous dispense
au compte-gouttes
sont peut-être nos consciences. »
Ce livre, de belle facture, nous offre également le plaisir d’admirer le travail d’un artiste plus que d’un illustrateur. La poésie de Claude Pélieu y trouve l’occasion d’être révélée par la mise en page opérée par Jean-Jacques Tachdjian, qui a fait ici un travail remarquable. Sur les pages, aux angles noirs, ces textes, inédits, sont accompagnés de graphismes mêlant l’art du cut up et l’élaboration de typographies dont l’invention reprend la thématique de chaque poème. Certains d’entre eux sont entièrement mis en exergue, sur des pages consacrées à leur mise en scène scripturale. Ils deviennent alors de véritables œuvres picturales. Les titres ont eux aussi fait l’objet d’un travail particulier, puisque certains d’entre eux, dont la typographie est élaborée par le graphiste, apparaissent sur la page de gauche, introduisant ainsi le texte, centré en regard de cet appareil tutélaire dont la sémantique est alors étayée par les choix typographiques d’une mise en œuvre toute particulière.
Alain Brissiaud a mis en exergue de manière magistrale cet univers sémantique et paradigmatique grâce à un agencement éditorial dont on ne peut que louer l’architecture. Fidèle à l’oeuvre de Claude Pélieu, il nous offre l’occasion de renouer avec toute une époque, et de retrouver des thématiques dont l’évocation ne nous laissera pas insensibles, tant par l’actualité des problématiques évoquées que grâce à la prégnance d’une écriture qui est savamment mise en œuvre dans ce livre qui allie le trait des mots aux illustrations. Offrant une lecture particulière des textes, ce recueil propose de toute évidence un discours critique sur les poèmes, tant les liens sémantiques tissés entre l’iconographie et l’écrit s’entremêlent, pour donner naissance à une trame discursive qui fait écho aux propos déjà transcendants de l’auteur.