Les casernes vidées de leurs sol­dats vont-elles devenir des cen­tres d’un genre incon­nu, des­tinées à accueil­lir tou­jours plus de monde, de tout âge et de tout horizon ? 

Cette inter­ro­ga­tion de Claude Tasser­it à la fin de son réc­it A l’essai exprime la grande énigme qui le tra­verse de part en part.

Tout com­mence, si tant est qu’il y ait ici un tout à entrevoir, par un inter­minable voy­age en train puis en car dans une cam­pagne aux paysages indéfi­nis, dont les noms des vil­lages sont qua­si­ment effacés sur les pan­neaux indicateurs.

Une telle impré­ci­sion du décor, existe-t-il seule­ment, fait de Clé­ment Richaume un per­son­nage impré­cis. La seule chose que l’on puisse affirmer est qu’il réside dans un cen­tre de for­ma­tion et d’insertion.

Au terme de son voy­age, un accom­pa­g­na­teur taiseux le con­duit à une mai­son près d’un cimetière et lui dit d’attendre dans la cour cepen­dant qu’il s’entretient avec la per­son­ne qui est peut-être le maître des lieux. Cela fait, il enjoint à Clé­ment  de s’installer dans une remise près d’une grange et s’en retourne sans la moin­dre explication.

 

Claude Tasser­it, A l’essai, Cheyne édi­teur, col­lec­tion Grands fonds, 23 €.

 

Voilà un début de stage, (en sup­posant que le mot stage con­vi­enne exacte­ment), qui ne man­quera pas d’intriguer le lecteur d’autant que, explo­rant l’endroit où il va vivre, Clé­ment décou­vre une espèce de tun­nel à l’intérieur d’un mur et qu’un incendie embrase la grange d’un seul coup.

Puis il ren­con­tre un cer­tain Damien presque sur­gi de nulle part et l’aide à des travaux de net­toy­age. Mais le mys­tère s’épaissit quand appa­rais­sent un étrange médecin et une cuisinière très éva­sive. Les deux sem­blent en savoir plus sur Clé­ment que Clé­ment lui-même car ils ont lu son dossier…

Au gré des élé­ments délivrés au compte-goutte sur l’organisation de la mai­son et la vie au café-épicerie du vil­lage, le lecteur com­prend qu’il met le pied dans un univers kafkaïen au sens rigoureux du terme. Le sta­giaire apercevra-t-il seule­ment son employeur qui vit reclus à l’étage ? Pourquoi la let­tre qu’il reçoit enfin de lui, avec des instruc­tions pré­cis­es pour­tant, ne dis­sout-elle pas totale­ment son malaise ? C’est que, peut-être, l’existence même de Clé­ment est un malaise. Un malaise mal entendu.

Les sou­venirs de sa vie au cen­tre de for­ma­tion, très clairs quant aux menus tra­vers du quo­ti­di­en, ne dis­ent rien des cir­con­stances qui l’y ont mené. Si au moins, Clé­ment pou­vait con­sul­ter son dossier ! Tout est dedans prob­a­ble­ment ! Mais de quel tout, encore, s’agit-il ? Oh ! bien sûr, doivent y fig­ur­er des rap­ports de médecins, de psy­chi­a­tres, d’ergothérapeutes, d’infirmiers même, et le directeur aura aus­si grif­fon­né quelques mots. Qui ne diront pas plus qui est Clé­ment et ce qu’il a fait (ou pas fait) pour être envoyé dans ce centre.

« Il paraît que la généra­tion qui nous a précédés était autrement plus débrouil­larde, et d’une résis­tance que nous auri­ons peine à imag­in­er. D’ailleurs, les stages d’insertion n’étaient pas fréquents, peut-être même n’existaient-ils pas. Ils se sont dévelop­pés à cause de notre incom­pé­tence, de notre mol­lesse, de tous nos défauts. », écrit Claude Tasserit.

Clé­ment fait son aut­o­cri­tique à la façon d’un pris­on­nier dans un camp de tra­vail en Chine. Il pour­rait devenir para­noïaque car, comme dans Le procès de Kaf­ka, il courbe l’échine sous le joug d’un « ater­moiement illim­ité ». Ni coupable, ni inno­cent donc ! Com­ment accom­plir une peine, si c’en est une, dont on ne sait pas quand elle a com­mencé ni quand elle fini­ra ? Quels défauts d’incompétence sont vrai­ment reprochés aux stagiaires ?

Une chose est cer­taine cepen­dant. En faisant de Clé­ment un indi­vidu con­damné à l’essai per­pétuel, Claude Tasser­it nous offre un livre poli­tique et philosophique. On pense au tra­vailleur enchaîné à ses con­trats courts pour nour­rir un sys­tème économique absurde et total­i­taire. Plus large­ment, cette écri­t­ure tout en retenue sans être sèche nous sig­ni­fie que la vie n’est  jamais rien d’autre qu’un essai. On s’y appar­tient mal. On bricole dans les espaces qui nous sont assignés comme dans les sou­venirs déjà gag­nés par le flou. De toute façon, comme dit Clé­ment à la fin de son expéri­ence : « cela ne me gêne pas d’attendre. Je ne suis pas pressé. »

Il y a encore beau­coup de casernes à rem­plir. Il y a encore beau­coup d’humains inadap­tés à occu­per. Et leur résig­na­tion est sans limite.

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Dominique Boudou

Je suis né à Paris en 1955 et vis à Bor­deaux depuis un demi-siè­cle où je me laisse cul­tiv­er par mon jardin. J’ai survécu au méti­er d’instituteur grâce à de nom­breux chemins de tra­verse. Ceux de la lit­téra­ture m’ont con­duit à écrire quelques livres. Des romans (2) et des recueils de poésie (7). Par­mi mes dernières paru­tions : Poète de la face nord aux édi­tions Recours au Poème, Dans la durée des oiseaux aux édi­tions du Cygne et Vos voix sur mon chemin avec des images de Vir­ginie Van­der­notte chez Dou­ble Vue édi­teur dans la col­lec­tion Voleur de feu. Les toutes nou­velles édi­tions Aux cail­loux des chemins pub­lieront mon texte Choses revues dans Bor­deaux et ailleurs à la fin de l’année en cours.