On pourrait qualifier l’ouvrage de « plaquette », un document que l’on distribue, par exemple, gratuitement, lors d’une exposition temporaire ; mais, à mon avis, il s’agit de bien plus que cela : cet ouvrage est le témoignage d’une vraie amitié intellectuelle entre Claudia Azzola et Jean-Charles Vegliante qui écrivent et traduisent, tout en étant sensibles à la forme typographique des textes et au choix des mots1.
Observons d’abord l’objet car il est très joli à voir. Sous la direction artistique de Renzo Disperati, la couverture est d’une grande qualité d’impression pour y accueillir les dessins de Chloé Menous et, en 4 de couverture, un extrait de La Commedia de Dante Alighieri, tiré du « Paradis » XXXI, vv.7–9, est traduit par Jean-Charles Vegliante2. Et cet objet est aussi (voire surtout) d’une très grande qualité de mise en page typographique : la longueur des vers et leurs décrochements sont fidèlement reproduits dans la version originale et surtout dans la traduction en français.
Ces huit poésies sont en fait issues de la première partie du recueil de Claudia Azzola intitulé Tutte le forme di vita, ed. La vita felice, 2020. C’est Silvio Aman qui le présente en France et en propose, à l’occasion, des extraits en français dans le site « Terre à ciel »3.
Pouvoir lire au moins deux traductions d’un même texte original est une expérience enrichissante. L’objectif n’est pas de défendre l’une ou l’autre, bien entendu. Ce que je propose est plutôt une invitation à l’observation (comme lorsque l’on prend une loupe d’agrandissement) afin de réfléchir à l’acte de traduction (et donc à l’écriture dans une autre langue de ce que l’on comprend ou perçoit de la version originale).
Comparer un texte original avec plusieurs de ses traductions met inévitablement en lumière des choix de traduction. Observons par exemple, le dernier vers de l’une des poésies en italien (e il bombo* e la bombarda** terra.). Claudia Azzola a placé deux astérisques pour donner des informations sur les mots « bombo » et « bombarda » en pied de page. Ses notes sont traduites par Jean-Charles Vegliante qui ajoute, entre parenthèses carrées, une information supplémentaire « [Les deux termes, en it. Bombo et Bombarda, du lat. Bombus, “bruit sourd”] ». On comprend implicitement que la philologie est un élément important dans son choix de traduction. Ces deux mots sont également commentés par Silvio Aman qui se réfère à un insecte et à des instruments : « “bombo”, bourdon (insecte : bumbus terrestris) mais aussi à la bombarde, à double valeur sémantique, comme instrument à vent et instrument de guerre. ». Les deux traductions vont forcément être différentes puisque l’une va être davantage sensible au bruit (et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre) en faisant le choix d’ajouter les mots « gros » et « bombinant », pour recréer un effet d’harmonie imitative ou suggestive d’un bruit d’une grande intensité (les allitérations en /b/ et en /o/) que le lecteur va attribuer à l’insecte, tandis que l’autre traduction (et le bourdon et la bombarde terre.) va être sensible seulement au « mot à mot » pour que le sens caché de l’original reste caché dans la traduction.
Bien entendu, la traduction « mot à mot » est, comme on peut souvent le lire, la plus « fidèle ». Mais… elle est fidèle à quoi ? Aux mots, ou à leur surplus de signification qu’ils organisent dans le texte poétique ? Selon moi, la traduction est « fidèle » quand elle est capable de transmettre le surplus de communication de l’original. Et il est donc légitime d’ajouter des mots dans la traduction car ils ne modifient pas ce que « dit » implicitement le texte d’origine.
À l’inverse, lorsque les mots n’organisent pas un surplus de communication, la traduction « mot à mot » est vraiment la bienvenue. Lisons par exemple le premier vers tiré de la même poésie (Questa è la legge della verità,). La traduction de Vegliante (Ceci est la loi de la vérité) reprend mot pour mot la version originale. Il est alors très étonnant, dans ce cas, de penser à changer la nature grammaticale des mots ou la syntaxe. Pourtant, c’est ce que donne à lire la traduction de Aman (Voici la loi de la vérité). Pourquoi remplacer le démonstratif « questa » par l’adverbe « voici » ? Pourquoi transformer la proposition complétive par une proposition nominale ? Qu’est-ce que ces changements apportent sinon de dire autrement ce qui peut être dit de la même façon ?
À partir de ces axes d’observation, voici le texte original et ses deux traductions dans leur intégralité au cas où un lecteur ou une lectrice voudrait s’amuser en autonomie à repérer les autres différences :
Questa è la legge di verità,
tra lo stantio e il rinnovarsi:
hai una forma, falla sbocciare,
come la rosa mundi, rosa gallica,
versicŏlοr, e speranza fior del verde,
le cose si formano da sole,
come l’insetto giallo sotto il sole,
esaltiamo i momenti della gloria,
e il bombo e la bombarda terra.Voici la loi de vérité
entre le suranné et le renouveau :
ta forme à toi, fais qu’elle s’épanouisse,
comme la rosa mundi, rosa gallica,
versicolor, et speranza fior del verde,
les choses prennent leur forme,
comme l’insecte jaune en plein soleil,
élevons donc les temps de la gloire,
et le bourdon et la bombarde terre. (SA)Ceci est la loi de la vérité,
entre le ranci et le renouveau :
tu as une forme, fais-la éclore,
comme la rosa mundi, rose gauloise,
versicŏlοr, et espérance qui verdoie encore,
les choses se forment toutes seules,
comme l’insecte jaune sous le soleil,
exaltons les moments de la gloire
et le gros bourdon bombinant et la bombarde terre. (JCV)
Les variations grammaticales sont bien entendu envisageables mais, selon moi, elles sont nécessaires seulement pour respecter les règles grammaticales de chacune des langues. Un extrait d’une autre poésie peut illustrer notre propos : (Nel frattempo umore è mutato / del gatto che svolta la stradina/). Les deux traductions présentent des variations grammaticales “(Entretemps les humeurs ont changé / du chat tournant la ruelle /)” et “(Entre-temps l’humeur a changé / du chat qui tourne dans la ruelle /)”. Cela dit, l’une transforme le singulier (umore) en pluriel (les humeurs) et transforme la syntaxe (il est légitime de se demander ce que signifie en français « chat tournant la ruelle ») ; l’autre n’ajoute que la préposition (dans) car elle est indispensable en français.
Nous le voyons bien, traduire, c’est avant tout savoir créer un juste équilibre entre une langue et une autre. Comme la vraie amitié, en somme.
Notes
[1] Et ce n’est pas la première fois que Jean-Charles Vegliante traduit les poésies de Claudia Azzola. L’une de ses poésies, tirée du recueil Il mondo vivibile, 2016, figure dans son anthologie de poésies italiennes traduites en français intitulée Amont dévers (« Tout devient vieux si vite ») à côté, par exemple, de poésies de Eugenio Montale ou de Giorgio Caproni, https://www.recoursaupoeme.fr/amont-devers-douzieme-livraison/). Signalons aussi d’autres traductions en français par Angèle Paoli tirées du même recueil https://www.terreaciel.net/Le-monde-vivable-extraits-de-Claudia-Azzola#.YTdt1I4zY2w.
[2] Jean-Charles Vegliante, La Comédie: poème sacré, Gallimard, 2012 puis, 2021.