Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une visite d’une exposition des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un certain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résistance. / Très vite, une parole est venue, une sorte de rêve où la réalité s’étire vers ce qui la déborde, / et qui l’appelle.

Un flot de poèmes ». Ce flot, on le sent au fil de la lecture naître à la source du bleu, là où le bleu est nuit, nuit révolue, peut-être celle de l’enfance, dont l’artiste vient peindre nos yeux, nous dit le poème qui clôt le recueil, artiste devenue arpenteuse des mers subtiles de notre désir de vie et d’amour :  « vous voguez maintenant loin de nos gouffres vous voguez / sur cette mer étonnante et rassurante sur cette marée d’images / et d’eaux lisses qui apprivoisent qui apaisent / et qui donnent à la mort comme à l’amour / ce goût d’espace et de miel inachevé / car vous le savez vous voguez là où le bleu prend sa source ». Lire Regarde est une longue traversée des espaces du bleu originel, celui de ces quatre larges panneaux (« terre et pigments sur toile de lin ») occupant une double-page, intitulés Ombre (cobalt), ou Ombre (bleu paon), ponctuant le recueil des horizons mêlés de la mer et de la nuit évoquant la présence lointaine d’une lisière, quelque léger bord de lumière où se laisser glisser dans le bercement des mots : « vous retournez le bleu / dans le sens du mystère la caresse est profonde / vous ne pouvez la perdre et / lentement remonte cette langue oubliée disparue dans / nos lèvres et qui toujours recommence vos songes ». Ce flot de poèmes, c’est du cœur qu’il remonte, on le comprend, de ce que nos lèvres retiennent peut-être de notre premier cri d’enfant, dont toute notre vie l’écho résonne dans nos rêves. Cet Écho des lumières reproduit sur la page de couverture, avec ses blancheurs d’écume ou de nuage, ses zébrures on ne sait si de pluie ou de lumière, n’est-il pas écho d’une lumière d’avant le souvenir, ultime écho peut-être de la lumière dont est né le monde, et avec lui chacun d’entre nous pensant le monde ?

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde, L’herbe qui tremble, 2022, 88 pages, 20 €.

Tableaux où partout du bleu s’ouvre dans du bleu, de la forme se déploie dans la couleur, fœtus, papillon, tortue, poissons phosphorescents, micro-organismes aux complexions multiples, brume sur des marécages, danse virevoltante à la Matisse de figures sveltes, ombres agenouillées, méduses en flocons, naissance peut-être du monde dans les transparences de l’océan primitif, immémoriale main de la création :

clapotis de nuages fil tendu du rêve appuyé sur l’épaule
vous avez dit regarde et dans vos grands yeux d’eau la pluie
muette fait de vagues cercles bleus que votre main remue
depuis très longtemps
personne ne connaît la nuit aussi bien que vous
cette nuit si secrète qu’elle ressemble à la clarté

La poète, à partir des tableaux, compose ses poèmes de mots bleus, « couleur de l’âme », on se dit peut-être en état de semi-conscience, quand ce sont les doigts qui parlent avant la pensée, quand la voix est d’avant les mots : « bleu tout ce bleu … / … / et qui vient de si loin / de cette contrée très oubliée à l’intérieur de la parole / là où un jour a commencé la mer ». Car Regarde est avant tout une plongée en soi-même, une quête de la première nuit, du premier rêve de la première nuit, à l’écoute de cette voix première, tôt oubliée et qu’il nous faut nous réapproprier : « j’irai dormir au fond de votre rêve / j’irai dormir au fond de votre corps disait la voix / qu’elle ne connaissait pas / mais qu’elle reconnaissait toujours ». Le bleu se fait dans ces poèmes celui de la matrice, du bruissement originel de l’arbre, de cet arbre que l’enfant au tréfonds de sa naissance caresse de ses mains : « il y a des arbres tout au fond de vos yeux il y a de grands / arbres bleus que retrouvent vos mains dans leur nid de caresses ». Le retour à l’origine est ici recommencement, comme si à travers l’œuvre plastique contemplée et s’épanouissant en mots, c’est le rêve de l’artiste que la poète venait partager, si les mots se faisaient couleur au bout des doigts de la peintre, la couleur lumière, la lumière regard : « quelque chose de nous est repris dans vos songes / quelque chose de nous tout au bout de vos mains / rattrape la lumière / recommence nos yeux ». C’est un ciel que la démiurge du bleu tend à la poète, son cœur qu’elle lui ouvre : « oui ce ciel bout à bout revenu / d’entre vos mains et d’entre les couleurs pour nous / verser son étrange musique pour nous donner son cœur ». Et ce ciel de l’amour recommencé, n’est-il pas tout simplement condition d’un futur, d’un monde où existerait un futur plus grand que nous : « vous vous enroulez au sommeil des oiseaux / et vous redevenez une aile / alors c’est vrai vous ouvrez le futur / vers ce qui le contient » ? De cette ouverture aux lointains de l’espace et du temps, c’est, par un mouvement de reflux, un sentiment d’apaisement et de bonheur qui nous revient : « tu vois là-bas tout penche vers / ce bleu dans son nid d’étincelles / tout redevient sourire sur nos / lèvres d’eau douce une à une posée sur nos cris / alors d’un coup le grand désir au large fait retour en nos mains ». Dans l’instant du soir, celui de l’infini comme de la proximité des choses, la nuit éclate et le bleu se fait chair, s’installent de nouvelles constellations de signes :

alors quand triomphe le soir vous venez ouvrir le bleu
avec vos mains ouvrir cet inépuisable du bleu
cet infatigable du bleu
et quelque chose vient heurter la nuit la déplier la défaire
la fracasser toute une chair s’enroule à nos détresses
et vient d’un coup recommencer tous les signes

Laissons pour terminer la parole à la poète : « Est-ce la brûlure elle-même qui s’est mise à rêver ? / Plus tard j’ai su par Anne que ce bleu-là avait surgi juste après la mort de son père. / Alors j’ai pensé à cette phrase de Paul Celan : / “La poésie, cette parole qui recueille l’infini, là où n’arrivent que du mortel et du pour rien”. »

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Claudine BOHI vit entre Paris, Strasbourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de lettres et poète. Elle a publié une trentaine de recueils, elle participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à de nombreux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.  Elle dirige actuellement la collection 2Rives aux éditions Les lieux dits. Elle est membre du jury des prix Mallarmé et Louis Guillaume. Elle est membre du conseil d’administration de la maison de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Verlaine, Aliénor, Georges Perros et le prix Mallarmé en 2019.

Bibliographie 

Dernières publications : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coéditions l’herbe qui tremble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  éditions l’herbe qui tremble 2022, Parfois l’un d’entre nous,  L’herbe qui tremble, 2023.

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