Claudine Bohi, Je cherche un enfant

Par |2024-09-06T06:20:34+02:00 6 septembre 2024|Catégories : Claudine Bohi, Critiques|

Que penser des sociétés dont les struc­tures sociales, qu’elles soient économiques, cul­turelles, ou encore religieuses, per­me­t­tent que soient mal­traités les enfants ? Je laisse la ques­tion en sus­pens et je reviens sur la pre­mière page du livre écrit par Clau­dine Bohi que les pein­tures sen­si­bles de Ger­main Roesz accom­pa­g­nent en pro­posant des images où l’on retrou­ve l’enfance, ses couleurs, mais aus­si des nuages pleins de neige. 

Je lis : « Je marche dans la neige et je cherche un enfant ». On le sait, la neige revient sou­vent dans les écrits de Clau­dine Bohi. On se sou­vient de Une sai­son de neige avec thé, (paru aux Édi­tions Le Dé bleu), on se sou­vient surtout de L’Enfant de neige, paru en 2020 aux édi­tions L’herbe qui trem­ble. Encore une fois Clau­dine Bohi fait appel à la neige, matière blanche vir­ginale, sym­bole de can­deur, mais qui recou­vre, enfouit, cache, et bien que sub­stance capa­ble de faire isolant, elle est froide, humide, elle est aus­si linceul, drap d’hôpital. Pour­tant on peut aus­si imag­in­er la neige comme une page blanche où les empreintes de pas de l’autrice font fig­ure de mots et finis­sent par inviter à lire une parole.

Clau­dine Bohi, Je cherche un enfant, édi­tions les Lieux Dits-col­lec­tion bas de page. Pein­tures de Ger­main Roesz.

Et pourquoi chercher un enfant ? Quel enfant ? N’importe lequel ? Celui que nous avons été et qui con­tin­ue de vivre en nous ? Celui que nous avons trahi ? Celui que nous avons accom­pa­g­né en tant que par­ents ? Celui qu’on nous a con­fié à l’école ? En colonie de vacances ? En crèche, en garderie ? Celui avec lequel nous avons par­fois tant de mal à nous con­necter une fois arrivés à l’âge dit adulte, un âge qui nous fait tra­vers­er quelques drames per­son­nels inévita­bles, sinon des drames col­lec­tifs. « Les guer­res rassem­blent leurs petits dans la même douleur » nous rap­pelle Clau­dine Bohi. Et immé­di­ate­ment sur­gies de nos mémoires les images d’enfants déportés, envoyés dans des pen­sion­nats pour amérin­di­ens, poussés sur les routes de l’exil pour échap­per à un géno­cide,  ou encore à Auschwitz … ceux qui étaient dirigés vers la cham­bre à gaz tra­ver­saient une éten­due de neige … neige de cen­dres et de flo­cons mêlés. Clau­dine Bohi ne veut pas, ne peut pas oubli­er com­bi­en d’enfants ont souf­fert, souf­frent, lors des con­flits aux­quels ils ne com­pren­nent rien, et puis jusqu’à quel point un enfant peut vivre dans la peur, la ter­reur, le trau­ma­tisme et l’incompréhension ? Quelles sociétés sont donc celles qui ne sont pas capa­bles de pro­téger leurs enfants ? Qui sont capa­bles de sac­ri­fi­er les enfants au nom d’une rai­son d’état, au nom d’un dieu, au nom de la loi du plus fort, au nom du patri­ar­cat, au nom d’une sup­posée loi naturelle … ?

« Je cherche un enfant brisé » écrit Clau­dine Bohi comme une évi­dence, comme si on en venait tou­jours à cette con­clu­sion qui rebon­dit à la page suiv­ante : « je cherche un enfant tout au fond de moi-même ». Un enfant dans le som­bre, où il se cache, où il se terre. Mais il a lais­sé des empreintes dans la neige, fig­ure de son inno­cence vio­lée, cette enfant excisée, mar­iée de force, cet enfant uni­verselle­ment per­du que la vie, comme on dit, que le pou­voir mal exer­cé devrait-on dire, jette sur les routes de l’exil, dans le champ de tir de snip­pers ou de canons ou de bombes, sur des embar­ca­tions de for­tune, pour finir noyé, échoué sur des plages en pays étranger qui n’accueille pas, qui rejette, qui enferme en des cen­tres de réten­tion qui n’ont rien à voir avec une rési­dence sec­ondaire. Clau­dine Bohi amorce cette marche dans la neige sur la page afin de sec­ourir toutes les petites filles et les petits garçons aux allumettes du monde qui « trem­blent » à cause du man­que­ment de tous et de cha­cun, trop faible, trop lâche, trop per­du, trop indif­férent, trop égoïste ou hyp­ocrite, trop cynique et Clau­dine Bohi le dit bien : « per­son­ne n’est inno­cent ». Au final, c’est une mul­ti­tude d’enfants, de petits Mozart qu’on assas­sine. Il faudrait se sou­venir et citer leurs noms, petits mar­tyrs de la folie ou de la per­ver­sion des humains inca­pables de con­stru­ire un monde où les enfants ne seraient plus les vic­times d’adultes incon­scients ou indif­férents au mal qu’ils font, et qu’ils se font par­fois aus­si, en ne voy­ant pas comme ils com­pro­met­tent leur pro­pre bon­heur en refu­sant aux enfants leur droit à l’insouciance, à l’amour et à la pro­tec­tion. Aucun espoir n’est pos­si­ble s’il n’y a pas d’espoir en nos enfants, il n’y a d’espoir qu’en la lumière de leurs yeux quand ils sont heureux.

Un « petit » livre dis­cret mais fort comme c’est tou­jours le cas des livres de Clau­dine Bohi, un livre qui résonne avec l’actualité la plus récente et le lecteur ne peut faire à la fin qu’un seul con­stat : l’humanité a‑t-elle vrai­ment fait des pro­grès en matière de bien-être de ses jeunes ?

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Clau­dine BOHI vit entre Paris, Stras­bourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de let­tres et poète. Elle a pub­lié une trentaine de recueils, elle par­ticipe à de nom­breuses revues français­es et étrangères, fig­ure dans plusieurs antholo­gies. Elle col­la­bore à de nom­breux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Cer­tains de ses textes ont don­né lieu à des com­po­si­tions musi­cales.  Elle dirige actuelle­ment la col­lec­tion 2Rives aux édi­tions Les lieux dits. Elle est mem­bre du jury des prix Mal­lar­mé et Louis Guil­laume. Elle est mem­bre du con­seil d’administration de la mai­son de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Ver­laine, Aliénor, Georges Per­ros et le prix Mal­lar­mé en 2019.

Bibliographie 

Dernières pub­li­ca­tions : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coédi­tions l’herbe qui trem­ble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  édi­tions l’herbe qui trem­ble 2022, Par­fois l’un d’entre nous,  L’herbe qui trem­ble, 2023.

Autres lec­tures

Claudine Bohi, L’Enfant de neige

Le dernier recueil de Clau­dine Bohi, lau­réate en 2019 du Prix Mal­lar­mé, est illus­tré  par sept mag­nifiques pein­tures aéri­ennes d’Anne Slacik dont la cou­ver­ture elle-même. Le blanc, mêlé à des vari­a­tions de bleu et […]

La minute lecture, Claudine Bohi, Un père

Entre le ques­tion­nement et l’appel, Clau­dine Bohi signe dans la déli­cate col­lec­tion du Loup bleu un boulever­sant poème, une chan­son lanci­nante et pudique en mémoire de son père. Comme […]

Claudine Bohi et Anne Slacik, Regarde

C’est lors d’une vis­ite d’une expo­si­tion des œuvres d’Anne Slacik qu’ « un cer­tain bleu », nous dit la poète, « a foudroyé en moi toute résis­tance. / Très vite, une parole est venue, une sorte […]

Claudine Bohi, Un couteau dans la tête

Pour ce 31e recueil, la poète s’est jetée coeur et âme dans la déchirure incom­men­su­rable des familles qui ont con­nu la perte, l’ab­sence, la sépa­ra­tion, à cause de l’ef­froy­able guerre, à cause de […]

Claudine Bohi, Je cherche un enfant

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Béatrice Machet

Vit entre le sud de la France et les Etats Unis. Auteure de dix recueils de poésie en français et deux en Anglais, tra­duc­trice des auteurs Indi­ens d’Amérique du nord. Per­forme, donne des réc­i­tals poé­tiques en col­lab­o­ra­tion avec des danseurs, com­pos­i­teurs et musi­ciens. Pub­liée entre autres chez l’Amourier (Muer), VOIX (DER de DRE), pour les ouvrages bilingues ASM Press (For Uni­ty, 2015) Pour les tra­duc­tions : L’Attente(cartographie Chero­kee), ASM Press (Trick­ster Clan, antholo­gie, 24 poètes Indi­ens)… Elle est mem­bre du col­lec­tif de poètes sonores et per­for­mat­ifs Ecrits — Stu­dio. Par ailleurs elle réalise et ani­me chaque deux­ième mer­cre­di du mois à par­tir de 19h une émis­sion de 55 min­utes con­sacrée à la poésie con­tem­po­raine sur les ondes de radio Ago­ra à Grasse. En 2019, elle pub­lie Tirage(s) de Tête(s) aux édi­tions Les lieux dits, Plough­ing a Self of One’s Own, paru en 2021 aux édi­tions Danc­ing Girl Press, (Chica­go), et TOURNER, petit pré­cis de rota­tion paru chez Tar­mac en octo­bre 2022, RAFALES chez Lan­sk­ine en 2024. 

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