Claudine Bohi, Quelques poèmes inédits

Par |2024-01-06T19:06:27+01:00 6 janvier 2024|Catégories : Claudine Bohi, Poèmes|

1

Il faudrait surtout pleurer
par­fois nous aimons beau­coup ça

c’est si sim­ple de se laiss­er couler
noyés dans l’ampleur du désastre
per­dus dans toute cette agonie

c’est si sim­ple d’acquiescer de dire
oui à toute cette misère
à cette abolition

si sim­ple de se per­dre et d’habiter la perte
de se sen­tir vaincu

mais du fond du sommeil
du fond de tous nos cris
repousse une aventure

un frémisse­ment s’ouvre
au-dedans au dehors 

une chair vient aux mots
c’est là qui recommence
une caresse d’âme une langue profonde

der­rière les mots une étrange parole
tout entière musique
tout entière couleur

infin­i­ment tac­tile tout entière vertige

nous roulons à nous-mêmes
et pour­tant sans limite

l’immensité nous suspend
qui ouvre tous nos signes

qui recoud tous nos mots
à leur pro­fonde source

qui nous remet au monde

un par un si multiple
un par un si divers

 

2

Nous par­lons dans nos corps

nous arra­chons le sens avec des mots
qui furent d’abord des sensations

roulés dans notre chair
avalés dans le consentement

tou­jours venant de l’autre le mot nous fut offert

ce cadeau nous précise

il nous aug­mente en même temps
qu’il nous dimin­ue  

nous sommes ce trag­ique déploiement
nous sommes cet indé­pass­able manque

nous l’habitons
pleins de couleurs et de frissons

3

Le com­bat est obscur
qui ouvre dans les mots  
le retour du silence

qui soulève leur sens
jusqu’aux portes de chair

la parole est un chant oublié
dis­paru dans ses signes

que la voix des poètes
retrou­ve et recommence

la voix
son gouf­fre d’origine
où le corps fait berceau

ce chant premier
que nous n’oublions pas

 

4

Nous sommes sous les signes
habitués au silence

habités par les mots
nous savons les murmures
le glacis de nos gestes

la grande faran­dole où nous rêvons le sens

nous con­tin­uons

au loin nous reconnaîtrons
cette sorte de bleu
qui entière­ment nous déplace

qui lente­ment nous conduit

 

5

Ce qui déplie son règne nous ne le tenons pas

nous le manquons

ce qui fut au respir sa cas­cade lointaine
son eau de jour et de partage
ce qui fut sa lumière

nous l’espérons
nous le rêvons

nous cher­chons plus loin que nous
cette part de nous-mêmes
qui nous a abandonnés

qui nous a désertés

que toutes nos mains rassemblent
sous une peau obscure 

quand de cas­cade en cas­cade l’eau vive du soleil
vient répar­er nos yeux
pour entr­er dans les mots  

 

6

De mot en mot
de phrase en phrase
nous n’approchons d’aucune porte

ce qui vient d’ailleurs
nous ne le savons pas
ne le con­nais­sons pas

il n’y a pas de trace

et pour­tant cela surgit

la lumière est en nous
ce qui en nous échappe

elle est ce qui nous éclaire
et nous fait croire en elle

tous les mots lui font signe  

 

7

routes per­dues
où rôde encore un bout de ciel

le blanc approche une démesure
un silence de joie
que crève alors le couteau des mots

la découpe est profonde
en même temps qu’impalpable

résiste le silence où tournoie quelque peur

la blancheur neige d’où sur­git le désir
on ne sait pas de quoi

mais qui est si violent

il ferme tout l’espace avec sa main absente
son lieu de regard fixe et de cri inaudible

ce fut d’abord per­du cela revient toujours

l’éternité est blanche et nous ferme les yeux

8

Quelque remous de rêve dites-vous

une bal­ançoire de neige douce   
une musique de peau

on pour­rait croire un sommeil

juste au bout de la main
un friselis d’eau claire   

l’ancêtre d’un baiser

ce que nous dis­ons com­mence là
car ce regard perdu
car ce pre­mier oubli
ren­verse le silence

il y bâtit d’ incon­naiss­ables demeures

et donne à nos paroles
leur obscur goût de ciel

9

Il y a un trou dans les mots
une porte y bat doucement

on ne peut ni la voir ni la toucher

elle est ce que nous avons de plus proche
mais que nous ne voyons jamais

cha­cun de nos cœurs en est l’accès
miroir au plus pro­fond de nous posé

nous ne le voyons pas

il est dans chaque mot
ce qui nous porte vers lui

10

Ce qui bouge dans les mots
nous le cherchons

 ce qui les porte

cette lente coulée de brume et de clarté
dans la voix où s’étire un vieux sommeil

comme une caresse de cristal

car cha­cun d’eux vient d’un rêve multiple
mul­ti­plié encore

d’un ter­ri­toire ouvert sur notre insond­able immensité

Il sur­git de très loin pour ajuster nos chairs
à l’inaccessible réalité

 

11

Car nous venons de si loin par­mi l’écume et le soleil
dans l’abandon cares­sant de l’eau et des nuages

nous venons d’avant nous-mêmes

dans l’éternelle aven­ture des hommes et de la lumière
dans le jeu des songes et des planètes

dans la ter­ri­ble inven­tion de la parole
qui va s’engouffrer dans les mots 

nous venons dire une sorte de peau
une sorte de rêve et d’étoile sonore

nous venons réduire l’immensité
nous venons l’oublier

nous venons aus­si la con­tenir 
et la donner

 

12

Nous par­lons solil­oque avec des mots d’avant

avec des mots d’ailleurs
que d’autres inven­tèrent que nos morts ont repris

nous par­lons solil­oque je m’invente avec vous
qui suis-je et rien ne me l’assure
car rien de vous ne vient et tout de moi
m’échappe je par­le solil­oque mais d’un seul coup
frémit cette peau de ver­tige et
ces mains de cascades

le corps et sa musique dans le tamis des mots
lui qui tou­jours se glisse lui qui nous fait unique

l’inépuisable corps dans la marée des signes

lui qui s’ouvre partout vers ce qui nous précède
et qui mêle à la chair tout le sen­ti du monde

il donne à notre parole ce qui la fait unique
et qui vient du temps même où nous étions muets

 

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Clau­dine BOHI vit entre Paris, Stras­bourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de let­tres et poète. Elle a pub­lié une trentaine de recueils, elle par­ticipe à de nom­breuses revues français­es et étrangères, fig­ure dans plusieurs antholo­gies. Elle col­la­bore à de nom­breux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Cer­tains de ses textes ont don­né lieu à des com­po­si­tions musi­cales.  Elle dirige actuelle­ment la col­lec­tion 2Rives aux édi­tions Les lieux dits. Elle est mem­bre du jury des prix Mal­lar­mé et Louis Guil­laume. Elle est mem­bre du con­seil d’administration de la mai­son de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Ver­laine, Aliénor, Georges Per­ros et le prix Mal­lar­mé en 2019.

Bibliographie 

Dernières pub­li­ca­tions : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coédi­tions l’herbe qui trem­ble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  édi­tions l’herbe qui trem­ble 2022, Par­fois l’un d’entre nous,  L’herbe qui trem­ble, 2023.

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