Claudine Bohi, Quelques poèmes inédits

1

Il faudrait surtout pleurer
parfois nous aimons beaucoup ça

c’est si simple de se laisser couler
noyés dans l’ampleur du désastre
perdus dans toute cette agonie

c’est si simple d’acquiescer de dire
oui à toute cette misère
à cette abolition

si simple de se perdre et d’habiter la perte
de se sentir vaincu

mais du fond du sommeil
du fond de tous nos cris
repousse une aventure

un frémissement s’ouvre
au-dedans au dehors 

une chair vient aux mots
c’est là qui recommence
une caresse d’âme une langue profonde

derrière les mots une étrange parole
tout entière musique
tout entière couleur

infiniment tactile tout entière vertige

nous roulons à nous-mêmes
et pourtant sans limite

l’immensité nous suspend
qui ouvre tous nos signes

qui recoud tous nos mots
à leur profonde source

qui nous remet au monde

un par un si multiple
un par un si divers

 

2

Nous parlons dans nos corps

nous arrachons le sens avec des mots
qui furent d’abord des sensations

roulés dans notre chair
avalés dans le consentement

toujours venant de l’autre le mot nous fut offert

ce cadeau nous précise

il nous augmente en même temps
qu’il nous diminue  

nous sommes ce tragique déploiement
nous sommes cet indépassable manque

nous l’habitons
pleins de couleurs et de frissons

3

Le combat est obscur
qui ouvre dans les mots  
le retour du silence

qui soulève leur sens
jusqu’aux portes de chair

la parole est un chant oublié
disparu dans ses signes

que la voix des poètes
retrouve et recommence

la voix
son gouffre d’origine
où le corps fait berceau

ce chant premier
que nous n’oublions pas

 

4

Nous sommes sous les signes
habitués au silence

habités par les mots
nous savons les murmures
le glacis de nos gestes

la grande farandole où nous rêvons le sens

nous continuons

au loin nous reconnaîtrons
cette sorte de bleu
qui entièrement nous déplace

qui lentement nous conduit

 

5

Ce qui déplie son règne nous ne le tenons pas

nous le manquons

ce qui fut au respir sa cascade lointaine
son eau de jour et de partage
ce qui fut sa lumière

nous l’espérons
nous le rêvons

nous cherchons plus loin que nous
cette part de nous-mêmes
qui nous a abandonnés

qui nous a désertés

que toutes nos mains rassemblent
sous une peau obscure   

quand de cascade en cascade l’eau vive du soleil
vient réparer nos yeux
pour entrer dans les mots  

 

6

De mot en mot
de phrase en phrase
nous n’approchons d’aucune porte

ce qui vient d’ailleurs
nous ne le savons pas
ne le connaissons pas

il n’y a pas de trace

et pourtant cela surgit

la lumière est en nous
ce qui en nous échappe

elle est ce qui nous éclaire
et nous fait croire en elle

tous les mots lui font signe  

 

7

routes perdues
où rôde encore un bout de ciel

le blanc approche une démesure
un silence de joie
que crève alors le couteau des mots

la découpe est profonde
en même temps qu’impalpable

résiste le silence où tournoie quelque peur

la blancheur neige d’où surgit le désir
on ne sait pas de quoi

mais qui est si violent

il ferme tout l’espace avec sa main absente
son lieu de regard fixe et de cri inaudible

ce fut d’abord perdu cela revient toujours

l’éternité est blanche et nous ferme les yeux

8

Quelque remous de rêve dites-vous

une balançoire de neige douce   
une musique de peau

on pourrait croire un sommeil

juste au bout de la main
un friselis d’eau claire   

l’ancêtre d’un baiser

ce que nous disons commence là
car ce regard perdu
car ce premier oubli
renverse le silence

il y bâtit d’ inconnaissables demeures

et donne à nos paroles
leur obscur goût de ciel

9

Il y a un trou dans les mots
une porte y bat doucement

on ne peut ni la voir ni la toucher

elle est ce que nous avons de plus proche
mais que nous ne voyons jamais

chacun de nos cœurs en est l’accès
miroir au plus profond de nous posé

nous ne le voyons pas

il est dans chaque mot
ce qui nous porte vers lui

10

Ce qui bouge dans les mots
nous le cherchons

 ce qui les porte

cette lente coulée de brume et de clarté
dans la voix où s’étire un vieux sommeil

comme une caresse de cristal

car chacun d’eux vient d’un rêve multiple
multiplié encore

d’un territoire ouvert sur notre insondable immensité

Il surgit de très loin pour ajuster nos chairs
à l’inaccessible réalité

 

11

Car nous venons de si loin parmi l’écume et le soleil
dans l’abandon caressant de l’eau et des nuages

nous venons d’avant nous-mêmes

dans l’éternelle aventure des hommes et de la lumière
dans le jeu des songes et des planètes

dans la terrible invention de la parole
qui va s’engouffrer dans les mots    

nous venons dire une sorte de peau
une sorte de rêve et d’étoile sonore

nous venons réduire l’immensité
nous venons l’oublier

nous venons aussi la contenir 
et la donner

 

12

Nous parlons soliloque avec des mots d’avant

avec des mots d’ailleurs
que d’autres inventèrent que nos morts ont repris

nous parlons soliloque je m’invente avec vous
qui suis-je et rien ne me l’assure
car rien de vous ne vient et tout de moi
m’échappe je parle soliloque mais d’un seul coup
frémit cette peau de vertige et
ces mains de cascades

le corps et sa musique dans le tamis des mots
lui qui toujours se glisse lui qui nous fait unique

l’inépuisable corps dans la marée des signes

lui qui s’ouvre partout vers ce qui nous précède
et qui mêle à la chair tout le senti du monde

il donne à notre parole ce qui la fait unique
et qui vient du temps même où nous étions muets

 

Présentation de l’auteur

Claudine Bohi

 Claudine BOHI vit entre Paris, Strasbourg et St Pierre des champs. Elle est agrégée de lettres et poète. Elle a publié une trentaine de recueils, elle participe à de nombreuses revues françaises et étrangères, figure dans plusieurs anthologies. Elle collabore à de nombreux livres d’artistes, est traduite en plusieurs langues. Certains de ses textes ont donné lieu à des compositions musicales.  Elle dirige actuellement la collection 2Rives aux éditions Les lieux dits. Elle est membre du jury des prix Mallarmé et Louis Guillaume. Elle est membre du conseil d’administration de la maison de poésie de Paris.

Elle a reçu les prix Verlaine, Aliénor, Georges Perros et le prix Mallarmé en 2019.

Bibliographie 

Dernières publications : Un père (Les lieux dits 2021), Regarde, avec Anne Slacik (coéditions l’herbe qui tremble et Papiers d’Art) 2022, Un couteau dans la tête,  éditions l’herbe qui tremble 2022, Parfois l’un d’entre nous,  L’herbe qui tremble, 2023.

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