I- L’apprenti sorcier.
Il a un couteau dans son oeil droit. Une langue pointue descend de sa coiffe d’oiseau dont la couronne-cathédrale se dresse silencieusement au dessus de sa tête, comme le point d’exclamation des ses gestes lents d’animal prudent. Il transporte, en haut, un lac d’argent au long cou. Au milieu jaillit une cascade d’eau fraîche, pile entre ses deux soleils roses.
Quand une femelle jaune aime à y plonger ses mains d’écorces brunes trop archaïques, il tait ses yeux ronds et le fracas du liquide puissant. L’apprenti sorcier tient à distance la femelle. Seules les étincelles noires, nuée de ses sabots d’éclipse, brûlent la pointe des cheveux fauve. Il appelle aussitôt la horde de sirènes aux milles miroirs et aux milles yeux graves, interdisant ainsi l’accès à son mouchoir brodé. Pas de charbon dans les plis, pas de cil impropre. Bête brûlée se blesse sans arabesque, lance des morceaux de rire, mime les éclairs, cours, et fait lumière, se cogne la tête à la barrière ! Tout tremble et se fracasse en un amas monstrueux.
Apercevant la pointe du couteau, accusée, la bête ralentit ses bousculades.
Puis accablée, se penche, et vers la terre, murmure: « Mes rêves sont pleins de boue. J’y cherche l’herbe blonde de tes cheveux, mais j’écrase de mes gros sabots cet objet dont je n’ai jamais vu les contours ».
L’apprenti sorcier lui répond que cet objet a les contours d’une lumière qui frappe les cuisses de ses propres incantations, et reste seule en sa possession.
« — Cet objet que tu chéris me sera donc toujours invisible ?
— Oui ma bête sauvage ».
Il glisse sa main dans la crinière odorante et pousse doucement la tête anguleuse vers l’ouverture de l’enclos.
Entre les deux yeux, il plante son long couteau. Dans les petits mollets de coq passe un frisson, et pendant un siècle la bête rejoue la terre, les yeux tournés vers le ciel.
Sans la regarder, l’apprenti sorcier dit « maintenant je suis seul dans ma pitié ».
II- La bête.
Ils revêtent d’un feuillage de plumes les arbres nus d’hiver. Leurs piaillements kaléidoscopiques accompagnent les chorégraphies aquatiques de leurs déplacements. En nuées espiègles, les étourneaux donnent au ciel sombre un air des tropiques. Les essaims bourdonnants étourdissent un arbre, puis l’autre, et comme des crachats furieux s’élancent en constellations noires.
Je les regarde longuement. Ils éteignent un instant l’incendie de ma douleur. Comme eux, je suis sans voile et sans perle. Je ne connais pas ces artifices. Comme eux, je suis plus légère
que les épais fantômes que tu transportes et qui me regardent sans cesse. Je suis nourrie de ton mépris.
C’est un jeu d’enfant, un jeu tendre mais cruel.
Aujourd’hui il me faut laver la boue de mes pieds à grandes eaux, à grandes larmes.
Il me faut prier tous les diables, les Saints et les oiseaux, pour t’oublier, mon ami, mon sorcier.
Bientôt toi non plus, tu n’auras plus de poids. Tu seras l’ombre d’un sourire, le fragment d’un profil, et le grand lac de tes yeux un conte pour enfant, où les lynx et les daims boiront côte à côte.
III- Cabanes.
Les écorchures de nos bras, les nids de branches, les feuilles rouges et la charogne derrière, célébrez ce jour où nous étions des enfants bâtisseurs ! Un jour fauve ! Comme ceux qui tiennent lieu de refuge dans l’histoire d’une vie.
La cadence s’est installée d’elle-même, une course presque, entre les arbres géants, la butte grise et le trou vert de mousse. Le lynx n’était pas loin. Il nous entendait casser et briser les vielles branches de sapin. Habités par la Terre et la Forêt, chargés de leurs baisers, nous construisions un refuge, comme une révérence.
Un temple avec gravé en son centre : défense aux fantômes d’entrer.
Nos errances sauvages accompagnaient le Lynx depuis plusieurs jours. Nous dévalions les vallons, transportés par les parfums jaunes, cabrant comme des taureaux ailés dans l’air frais, qui sans cesse embrassait nos joues roses. Lui, guettait, voyait mûrir la prochaine nécessité. Ce dieu puisait dans nos souffles pour enivrer sa chasse et estimer son effort.
Étourdis par le goût du labeur et pleins de joie, nous condamnions la peur.
Enfants féroces construisions, un échafaud pour les vanités, une forteresse pour nos coeurs.
Loin des marécages et des portraits, loin du pus des villes, nos arcs pourpres tournés vers la cime des arbres, un banquet d’étoiles se préparait.
Animaux verticaux, avec cette étrangeté à deux faces de cerfs acrobates, l’une avançant lourde de branches et de calculs savants, et l’autre s’éloignant vulnérable et aveugle, et petit chien fou de cavalcades, suivant nos allées et venues comme un architecte surveille l’avancée de son oeuvre, les trois sagittaires allaient être baptisés par le sang des daims.
Méthodique rituel, sacrifice de chair dans la forêt hallucinée, le Lynx infligea de légères griffures à la tendresse de la fourrure, s’agaça les crocs dans le ventre femelle avant d’appliquer la funeste blessure.
Les autres daims attendaient en une masse tremblante. Ils furent trois à souffrir nos joies.
Enchanté de nos terribles tentes, notre prêtre, ce boucher, passa la nuit à transporter les corps dans le temple où nos âmes cachées, tranquilles, buvaient à grande gorgées la sève nuptiale.
IV- Fantômes
Des photographies traînent au creux d’un Soleil Noir que je ne connais pas.
Allongée à côté de lui, je regarde la collection de ses jouissances.
Sombres compositions.
J’ai froid.
À l’angle du lit, des cadavres blancs ouvrent leurs mains paresseuses.
Ils ont des griffes et un nez de cochon.
Un peu de sang coule de leurs dents.
Lentement, ils s’en maquillent en révulsant les yeux, se frottent le ventre,
puis rejettent la tête en arrière et lèchent le bord de l’objectif.
Malformations me démembrent.
Je tire la couverture pour cacher le purin qui coule de mes yeux et les fragments de mon corps qui déambulent, hagards, au milieux des images.
Ça fait désordre.
La vitre de ta fenêtre tombe du lit.
Le Soleil Noir se précipite hors des draps et ramasse les morceaux en se trouant les doigts.
Les pupilles dilatées, il brode chacun des débris d’un fil rouge.
Fiévreuse, je creuse une fosse où ensevelir ce qui de moi, encore, bouge.
V- Silence.
Il est des profondeurs où rien n’a de couleur.
Des lieux où l’on ne chante pas, où l’on ne danse pas, où l’on ne rugit pas.
Il est des profondeurs où tout est immobile, sédiment froid.
Là, aucune bête.
Tu en es le Roi.
Rares sont les téméraires qui jouent à plonger pour en admirer le toit.
Ils retiennent leur souffle un instant pour imaginer ton portrait.
Mais aucun d’eux ne s’y aventure par curiosité. Non, puisqu’on y tombe sans clarté.
Ce n’est pas un voyage de nuit, ni le récit d’une plainte.
Aucun pèlerin, à cheval ou à pied n’y est jamais entré.
Aucun pénitent, aussi accablés soient-ils ne peut le supporter.
La brodeuse des ténèbres n’en connait pas les noeuds.
Les Parques ont fermé leurs yeux.
Les Titans et les grands forgeront tisonnants les braises à mains nues ne peuvent pas déchirer ton voile.
Le tremblement d’une montagne, les jeux des jeunes orages, l’éclaboussure du soleil et l’oeil de Dieu lui-même ne te bouleversent pas.
Les fleuves et les océans coulent sur toi.
Les démons et les dragons imitent ton reflet, mais c’est dans la lumière qu’ils sont blessés.
Les femmes suffoquent à l’évocation de ton souffle.
Les hommes en leur écartant les cuisses, rêvent à ce sacrifice.
Les chiens se rongent la patte pour fuir ton sceau.
La gorge des agneaux pisse un liquide chaud, quand la pierre jetée dans ton puit affole les chevaux.
La gifle de ton oeil creuse les sillons de mon âge et le poing de ta caresse me brûle les lèvres.
Toi qui ne porte aucun nom, la moitié de mon âme, édifice obscure qui m’inflige tes blessures,
Je te prie de faire résilience, mon amour, mon emportée, mon indécence, ma violence.
VI- État limite
Mon rouge gorge attaque mon araignée.
Un enfant a été vendu.
Peut être deux.
* Le Lynx
Tu es là, tout plein.
Sous la pluie, la brume de nos flancs auréole notre côte à côte,
Prêts à partir au galop.
Symétrie parfaite.
La peau frissonne d’impatience.
Notre oeil noir lancé entre les sapins dessine
la flèche brillante de ce chemin.
La forêt comme un rire profond
nous excite le pied.
Le cou tendu,
un silence comme accord
avant la fugue.
* Le daim
Seul,
ment
dans l’enclos
Tu,
as disparu
en glissant
la pluie résonne
tombeau
Je,
tourne,
se retourne,
piétine la boue.
Je,
Crie,
Reste ! Reste encore !
Tâche glacée
le flanc gauche
Je,
lèche la plaie.
Les grands arbres
muraille grise,
sud aveugle.
Branches nues
rasoirs
se moquent de moi.
Coupures
ta voix
tu,
disparu,
ris de moi.
VII- Libellune
Je chasse les mouches de ton sommeil.
Enroulée à ton coude, la bouche dans ton souffle d’enfant, je dépose des baisers sur tes yeux clos fatigués de leurs voyages nocturnes.
Te souviens-tu? Nos épaules ont la même taille.
Te souviens-tu de nos retrouvailles?
C’était un hiver de draps blanc pleins de soleil.
Le ciel s’était penché sur nous et chuchotait un été au goût de chevreuils sauvages.
Te souviens-tu quand ton ombre tremble sur la neige?
Je la garde comme secret apprivoisé dans le pli de mon âme.
Au retour des libellules, nous irons sur la lune. Pour de vrai.
À Julien R.