COMMENT LIRE LA POÉSIE ?

 

(Libres réflex­ions à par­tir du recueil ” Tran­si­tion pour­rait être langue ”

de Marie de Quatrebarbes)

 

1

 

    Com­ment décou­vre-t-on un livre de poésie ? Un titre et une qua­trième de cou­ver­ture sont ce qui tombe sous les yeux de prime abord. Com­ment cern­er le dernier recueil de Marie de Qua­tre­barbes avec ces pre­miers indices ? Il faut dire que le titre, Tran­si­tion pour­rait être langue,  (la langue ‑poé­tique- résiderait dans le pas­sage, le glisse­ment d’un seg­ment à l’autre ? ) laisse dubi­tatif et que la qua­trième de cou­ver­ture, réduite à peu ( trois vers extraits de ” Comme écouter aux portes…”, soit neuf mots au total : ” Face au spec­tre / qui coupe sa viande // Si petit ” 1 ) reste énig­ma­tique, ne révèle rien de la poésie  qui se cache dans le livre ; mais au moins elle intrigue…

 

2

 

    Le livre est organ­isé en deux suites de poèmes que com­plète une “incur­sion” de Car­o­line Sagot Duvau­roux. Le lecteur, au terme de sa lec­ture, se pré­cip­ite sur cette incur­sion, pen­sant y trou­ver un éclairage sur ce qu’il vient de lire. Il décou­vre un texte haché, hale­tant comme il en a tant lu, du moins en a‑t-il l’im­pres­sion. En fait d’é­clairage, il ne décou­vre qu’une clarté lunaire. Certes, cette clarté sem­ble indi­quer une pos­si­ble piste de lec­ture : celle de la dif­fi­culté de dire. Qu’on en juge avec ces frag­ments de la prose de Car­o­line Sagot Duvau­roux : ” On est dans on ira. On vit ça dans les rêves. On ne peut pas qui déplace les lignes. Trans­la­tion math­é­ma­tique. Dans l’in­dif­férence des lim­ites. Pour que la dif­férence ne rem­place pas l’é­cart en clas­sant des principes. ” Etc. Les choses auraient pu être dites plus sim­ple­ment, me sem­ble-t-il. Mais, admet­tons ; oui : com­ment lire ?

 

    J’ai l’im­pres­sion de lire un texte de créa­tion, que Car­o­line Sagot Duvau­roux veut dépass­er la réal­ité que recou­vre le con­cept de divi­sion sociale du tra­vail, en par­ti­c­uli­er en ce qui con­cerne le poète et le cri­tique. D’où le mot incur­sion plutôt que celui de post­face. Le lecteur est alors con­fron­té aux dif­fi­cultés inhérentes à la com­préhen­sion de l’écri­t­ure de Car­o­line Sagot Duvau­roux. Par ailleurs, majori­taire­ment les cri­tiques de poésie sont aus­si poètes : au prix de quelle divi­sion schizophrénique ?

 

    Un détour est néces­saire. En avril 2011, Car­ole Sagot Duvau­roux est l’in­vitée du sémi­naire men­su­el de la Mai­son des Écrivains et de la Lit­téra­ture. Flo­rence Trocmé en rend compte dans Poez­ibao. J’y relève que, selon CSD, on a fait accepter à la langue, tou­jours esclave des pou­voirs, trop de soumis­sions. Et  c’est vrai : on dit tou­jours qu’un patron donne du tra­vail à ses salariés, rarement qu’un salarié vend sa force de tra­vail à un patron. Et jamais dans les mêmes milieux. Peut-être faut-il lire Tran­si­tion pour­rait être langue à la lumière de ces mots de Flo­rence Trocmé : ” La langue est comme une esclave qui n’a pas fini de par­ler. Il y a des langues ignorées, c’est la recherche du palimpses­te, du livre per­du que tous cherchent.” ?

 

3

 

    Restent les textes de Marie de Qua­tre­barbes que le lecteur doit affron­ter. Dès le pre­mier vers, le rythme est forte­ment mar­qué : des bribes lan­gag­ières sont arrachées (à quoi donc ?) pour se trans­former en vers qui s’ac­cu­mu­lent pour faire des poèmes. Les accords gram­mat­i­caux sont par­fois étranges, pour ne pas dire incor­rects, sauf à imag­in­er un enjambe­ment d’un poème à l’autre (ain­si ” Ques­tions / retour inces­sant du symp­tôme ” ‑fin de la page 15- ” Langue / voudraient / du rire aux pleurs ” ‑début de la page 16- ). On pense à un paysage frag­men­té, à un réc­it en morceaux où se mêlent divers reg­istres et divers­es séquences, à une auto­bi­ogra­phie qui a volé en éclats et qui reste à remet­tre en ordre…Les vers sont sou­vent des frag­ments sig­nifi­ants qui atten­dent leur fin. Il y a des moments où des stro­phes font sens pour le lecteur : ” Pren­dre le temps de douter / des choses bonnes // Qu’elles devi­en­nent forme de gris­erie / ou sim­ple­ment ressus­ci­tent / un vis­age “. Et d’autres où le lecteur reste dans l’ex­pec­ta­tive… La mémoire est niée mais des sou­venirs affleurent, dans le désor­dre. Au lecteur alors de recon­stru­ire ce qui s’ap­par­ente à un  puz­zle dont il manque plusieurs pièces… Le poème est con­sti­tué de lam­beaux d’un flux qui exis­terait indépen­dam­ment d’icelui et antérieure­ment à lui, le poème n’est que le résul­tat du hasard de l’écri­t­ure et non une réponse à un pro­jet préal­able­ment établi. Ce qui n’ex­clut pas l’hu­mour : ain­si avec ces allitéra­tions, ces qua­si homo­phonies :  “allé­geons / allongez “

 

4

 

    La poésie n’ex­iste pas : ce n’est qu’une com­mod­ité de lan­gage pour désign­er un genre lit­téraire, dont les lim­ites sont d’ailleurs poreuses. Et je ne dis rien de l’u­til­i­sa­tion abu­sive de ce sub­stan­tif ni du qual­i­fi­catif qui y cor­re­spond (on le sait, les couch­ers de soleil sont poé­tiques, tout comme la vie ! Par­fois…). Il n’ex­iste que des poésies. À cha­cune, cor­re­spond son mode de lec­ture : la tâche du lecteur est lourde !

Note.

1. Le lecteur atten­tif relèvera une dif­férence de mise en page entre cette qua­trième de cou­ver­ture et le poème de la page 37 où ces trois vers for­ment un ter­cet… Sim­ple erreur, sim­ple nég­li­gence au cours de la relec­ture des épreuves ?

 

 

image_pdfimage_print
mm

Lucien Wasselin

Il a pub­lié une ving­taine de livres (de poésie surtout) dont la moitié en livres d’artistes ou à tirage lim­ité. Présent dans plusieurs antholo­gies, il a été traduit en alle­mand et col­la­bore régulière­ment à plusieurs péri­odiques. Il est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue de la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Tri­o­let, Faîtes Entr­er L’In­fi­ni, dans laque­lle il a pub­lié plusieurs arti­cles et études con­sacrés à Aragon. A sig­naler son livre écrit en col­lab­o­ra­tion avec Marie Léger, Aragon au Pays des Mines (suivi de 18 arti­cles retrou­vés d’Aragon), au Temps des Ceris­es en 2007. Il est aus­si l’au­teur d’un Ate­lier du Poème : Aragon/La fin et la forme, Recours au Poème éditeurs.