Contre le simulacre en littérature : réponses d’Yves Roullière

2018-01-08T15:42:06+01:00
Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ?
Cruel Labyrinthe  © Guidu Antonietti di Cinarca

Cru­el Labyrinthe © Guidu Antoni­et­ti di Cinarca

Rien n’est plus poli­tique et révo­lu­tion­naire que la poésie si le poète accepte d’être prophète. Prophète non pas au sens où il prédi­rait l’avenir (même s’il n’y a pas à l’exclure), mais au sens où il dit ce qui est en train de se pass­er et que per­son­ne ne veut ou ne peut voir (Una­muno). Voca­tion, pure et sim­ple voca­tion du pre­mier venu, qui doit acquérir au plus vite des règles pour ten­ter d’imprimer une métrique adap­tée à la parole qu’il a à délivr­er. Dès que le poète oublie qu’il a été choisi et reçu comme tel, il risque de pren­dre le pli, qui nous guette tous, du par­venu. On ne fait pas plus le poète qu’on ne fait le prophète. Car on ne l’est — poète ou prophète — qu’à des moments don­nés, comme en témoignent les prophètes dans la Bible, mais aus­si de nom­breux grands poètes dont on ne con­naît que des poèmes dis­per­sés (Jean de la Croix, Hop­kins, Dadelsen…), ou ceux qui n’ont écrit qu’un seul recueil (Vil­lon, Man­rique, Dante, Baude­laire, Cor­bière, etc.) ou plusieurs mais comme si cha­cun était le pre­mier (Una­muno, Rim­baud, Claudel, Rilke, Eliot, etc.). Je crois que la poésie dite inspirée, celle capa­ble de mar­quer durable­ment nos gestes et nos regards au quo­ti­di­en, en con­texte poli­tique ou religieux, celle qui change la vie, en somme, est celle qui s’est mon­trée docile aux forces de l’Esprit.
« Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?
D’une actu­al­ité con­stante, con­tin­ue. Nous chu­tons et nous relevons chaque jour, et le monde avec nous. En attes­tent les « œuvres de l’esprit ». Mais il me sem­ble que la poésie, par rap­port aux autres gen­res lit­téraires, a cette capac­ité unique de nous faire par­ticiper aux chutes et relève­ments mêmes des êtres qui courent sur la page, au point d’en faire son unique objet. Le chant, loin d’abord de trans­fig­ur­er le monde, comme on le dit sou­vent, épouse cha­cune de ses pul­sa­tions, les hauts et les bas de ses ten­sions, la pro­fondeur de cha­cun de ses abîmes, l’air de chaque som­met. En ce sens, tout vrai poème, comme ce qui sauve, appa­raît – ou devrait appa­raître – écrit en état d’urgence.
« Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?
Oui, car Baude­laire situe la poésie au niveau de cette affir­ma­tion évangélique, à laque­lle il fait prob­a­ble­ment allu­sion : « L’homme ne vit pas seule­ment de pain, mais de la parole de Dieu. » Si les hommes font leur pain quo­ti­di­en de leurs pro­pres mains, Dieu a créé par sa seule parole la manne, où je vois une métaphore de la parole créa­trice de ponts avec la réal­ité, défricheur de signes. C’est de cette manne, offerte à nous soir et matin, que nous avons besoin. Et il est mer­veilleux que l’on puisse s’en détourn­er, préférant la saveur du pain qui ne ras­sas­ie que momen­tané­ment au plein réel, si amer soit-il au pre­mier abord du réel.
Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?
Per­me­t­trez d’abord que je dis­cute l’opposition, sans faire du para­doxe, entre ram­per et se bat­tre. Au com­bat, l’une des pre­mières exi­gences est d’apprendre à ram­per pour mieux voir l’ennemi, pour mieux atta­quer et se cou­vrir. Lieu de con­nais­sance élé­men­taire, hum­ble, au plus près de l’humus, de la terre, de la peau. Il n’est pas rare, en effet, que, dès sa venue au monde, le nou­veau-né rampe sur le ven­tre de sa mère, à l’aveugle, à la recherche du sein. Et j’avoue sou­vent me référ­er, quant à moi, à ces moments d’enfance où, jouant à la guerre, je décou­vrais en ram­pant les mul­ti­ples odeurs de la terre, du sable, de la mousse, des fougères et des orties, la vie des insectes, les ter­ri­ers, et de là, soudain, à la ren­verse, le ciel à l’infini.
Je ne suis pas non plus sans savoir que ram­per est aus­si la posi­tion de l’homme humil­ié, avili, obligé de léch­er les bottes de ses bour­reaux. C’est aus­si la posi­tion de celui qui s’humilie, s’asservit, pour obtenir une place ou, le plus couram­ment, pour con­serv­er celle déjà obtenue. Ain­si, nom­breux sont les poètes qui ram­p­ent devant les édi­teurs, les directeurs de revue et les agents cul­turels pour mendi­er un peu de recon­nais­sance ou con­serv­er à tout prix le statut, qu’ils ont chère­ment obtenu, de « ces petits messieurs qui se dis­ent poètes »

Présentation de l’auteur

Yves Roullière

Né en 1963, Yves Roul­lière est essay­iste et édi­teur à Paris. His­paniste, il a traduit et com­men­té des poèmes de Lope de Vega, Miguel de Una­muno, José Bergamín, Ricar­do Pasey­ro, Hora­cio Castil­lo, Lean­dro Calle… À par­tir de 1991, cer­tains de ses pro­pres poèmes ont été pub­liés dans la NRF, Légen­des, Nunc, Arpa, et traduits en Espagne dans La Primera Piedra et Acon­tec­imien­to par L. Calle.  Il est mem­bre du comité de rédac­tion d’El Alam­bique (Guadalara­ja, Espagne). 

 

Yves Roullière

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