Contre le simulacre en littérature : réponses d’Yves Roullière
Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
D’une actualité constante, continue. Nous chutons et nous relevons chaque jour, et le monde avec nous. En attestent les « œuvres de l’esprit ». Mais il me semble que la poésie, par rapport aux autres genres littéraires, a cette capacité unique de nous faire participer aux chutes et relèvements mêmes des êtres qui courent sur la page, au point d’en faire son unique objet. Le chant, loin d’abord de transfigurer le monde, comme on le dit souvent, épouse chacune de ses pulsations, les hauts et les bas de ses tensions, la profondeur de chacun de ses abîmes, l’air de chaque sommet. En ce sens, tout vrai poème, comme ce qui sauve, apparaît – ou devrait apparaître – écrit en état d’urgence.
« Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui, car Baudelaire situe la poésie au niveau de cette affirmation évangélique, à laquelle il fait probablement allusion : « L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de la parole de Dieu. » Si les hommes font leur pain quotidien de leurs propres mains, Dieu a créé par sa seule parole la manne, où je vois une métaphore de la parole créatrice de ponts avec la réalité, défricheur de signes. C’est de cette manne, offerte à nous soir et matin, que nous avons besoin. Et il est merveilleux que l’on puisse s’en détourner, préférant la saveur du pain qui ne rassasie que momentanément au plein réel, si amer soit-il au premier abord du réel.
Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
Permettrez d’abord que je discute l’opposition, sans faire du paradoxe, entre ramper et se battre. Au combat, l’une des premières exigences est d’apprendre à ramper pour mieux voir l’ennemi, pour mieux attaquer et se couvrir. Lieu de connaissance élémentaire, humble, au plus près de l’humus, de la terre, de la peau. Il n’est pas rare, en effet, que, dès sa venue au monde, le nouveau-né rampe sur le ventre de sa mère, à l’aveugle, à la recherche du sein. Et j’avoue souvent me référer, quant à moi, à ces moments d’enfance où, jouant à la guerre, je découvrais en rampant les multiples odeurs de la terre, du sable, de la mousse, des fougères et des orties, la vie des insectes, les terriers, et de là, soudain, à la renverse, le ciel à l’infini.
Je ne suis pas non plus sans savoir que ramper est aussi la position de l’homme humilié, avili, obligé de lécher les bottes de ses bourreaux. C’est aussi la position de celui qui s’humilie, s’asservit, pour obtenir une place ou, le plus couramment, pour conserver celle déjà obtenue. Ainsi, nombreux sont les poètes qui rampent devant les éditeurs, les directeurs de revue et les agents culturels pour mendier un peu de reconnaissance ou conserver à tout prix le statut, qu’ils ont chèrement obtenu, de « ces petits messieurs qui se disent poètes »