Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France (2). Réponses d’Antoine Emaz

 

1) Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

Je crois à l’action politique incarnée au quotidien, pratique, dans le milieu du travail. Un poète n’est pas seulement un écrivain ; il a aussi, le plus souvent,  un métier, un salaire à gagner, une famille… bref c’est d’abord un bonhomme comme tout le monde. Et comme tout le monde il doit prendre sa part dans des luttes qui n’ont rien de poétique mais qui visent tout de même à, sinon « changer la vie » du moins la rendre un peu plus vivable. Pour moi, cela a été l’engagement syndical. Ensuite, la poésie. Oui, elle est révolutionnaire, si on veut, au bout des ricochets. Elle dit le désir baudelairien de « la vie en Beau », au bout du bout. Mais pour moi elle est d’abord là comme pour faire l’état des lieux, des forces, voir où on en est et ce qu’il reste de résistance ou de révolte. Pas plus, pas moins, sans illusion mais sans être prêt du tout à accepter, se résigner, s’habituer, laisser courir. On pourrait dire que la poésie est là pour appuyer où ça fait mal, pas pour chanter des lendemains pour personne. C’est aujourd’hui que ça se passe, c’est aujourd’hui qu’il faut tenir. Et ce n’est pas facile, évidemment.

 

 

2) « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

Non, je n’ai pas envie d’aller « cap au pire » en espérant que cela le fera accoucher du meilleur. Je ne crois pas au salut, seulement à la lutte, encore une fois lucide, c’est-à-dire limitée mais tenace. Et en ce sens la poésie est fragile autant qu’indestructible. Elle est dans son rôle en maintenant un espoir maigre pour une époque vaseuse avec trop peu de ciel. L’insurrection grandiose dans les mots ne m’intéresse guère, mieux vaut un tract ou être dans la rue ; par contre il me semble essentiel de veiller à la veilleuse et d’entretenir les outils, voire d’en inventer ; ce qui n’est pas possible aujourd’hui peut l’être demain.

 

 

3) « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

Clairement oui, même si l’image est un peu forte, autant que celle de Reverdy comparant la poésie à l’air envoyé dans la cloche du scaphandrier. Mais c’est bien de cet ordre, pas seulement pour l’auteur, pour le lecteur aussi. La poésie écarte les murs, ou, si l’on préfère, permet de respirer un peu plus au large à l’intérieur de la cage. Elle est un espace de liberté intérieure indispensable.

 

 

4) Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

Je ne sais pas : vivre – écrire m’a toujours semblé être de l’ordre du combat, et on se bagarre avec les mots, aussi. Mais je n’écraserais certainement pas ceux qui rampent : dans des conditions difficiles, c’est encore un mode de progression. Pour ce qui est du chant, il y a un fragment de Char que j’aime bien dans « Feuillet d’Hypnos », son carnet de résistance : « Aucun oiseau ne chante dans un buisson de questions. » Notre époque n’est guère chantante, il faut l’avouer, mais cela ne veut pas dire que la poésie soit aphone. Pour moi, qu’elle continue de parler doit suffire, en « un temps de manque », pour reprendre Hölderlin que vous citiez.

 

 

 

5) Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

Même si cela ne se voit guère selon les critères d’utilité publique de la société actuelle, la poésie est nécessaire, au même titre que les autres arts et la culture en général. On peut imaginer un monde sans art, on peut même penser que certains s’emploient à le réaliser, et pas seulement  des fanatiques religieux. Ce serait un monde de l’asservissement et de l’aliénation généralisée. Il me semble que la bêtise et la violence ont déjà largement assez leur part ici et maintenant pour que la poésie soit légitime comme une antidote possible, un « espace du dedans » où la personne peut librement s’interroger sur elle-même, le monde, la langue, la beauté… Autrement dit vivre vrai, au-delà des masques et des jeux de rôle, au-delà d’une langue et d’une pensée éteintes, d’un « divertissement » à n’en plus finir.