Contre le simulacre. Enquête sur l’état de l’esprit poétique contemporain en France. Réponses de Gabrielle Althen
I-
Action politique, ou méta-poétique révolutionnaire, je ne sais si je le dirai avec ces mots, peut-être parce que j’ai peur des grands mots, mais ce que je crois, qui est tout autant un principe qu’une tautologie, c’est que le langage, tout langage, y compris ce langage extrême qu’est la poésie, dit quelque chose à quelqu’un. Après quoi on peut raffiner sur la nature de ce quelque chose, visible ou invisible, physique ou métaphysique, et de ce quelqu’un.
Autant dire que la poésie me paraît être, (tant pis pour ses détracteurs), le contraire du solipsisme. Elle est adresse et suppose l’autre, et, puisque nous sommes des animaux sociaux, elle renvoie aussi à la vie en société, et donc à la politique, comme elle peut témoigner, directement ou indirectement de l’idéologie propre de ses auteurs. Quant à être révolutionnaire, pourquoi pas, parce qu’elle suppose un retournement ? Cela mériterait un examen plus complexe que ce que je peux en dire aujourd’hui.
II –
Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve.
Ces mots, qui se trouvent au début du poème intitulé Patmos, sont à lire dans le prolongement des deux premiers vers de l’Hymne : Tout proche : Et difficile à saisir, le dieu ! (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade p. 867)
Je rapprocherai volontiers ces vers de ce que Hölderlin écrit dans ses Remarques sur Œdipe : La présentation du tragique repose principalement sur ceci que l’insoutenable, comment le Dieu-et-homme s’accouple, et comment, toute limite abolie, la puissance panique de la nature et le tréfonds de l’homme deviennent Un dans la fureur, se conçoit par ceci que le devenir un illimité se purifie par une séparation illimitée. (Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade p. 957)
Le poète dit ailleurs que, dans ces relations de Dieu et de l’homme, ce dernier quitté par la divinité, finit par ressembler à une grève délaissée par le reflux de la mer.
Mais il assigne à la poésie de maintenir ouvert ce champ où se laisserait ressentir cette absence, voire cette infidélité de Dieu, des dieux ou du divin. Il lui assigne ainsi pour tâche de garder vivante le souvenir d’une aspiration, y compris quand elle n’a aucune chance d’être comblée, ce qui n’est du reste pas le cas dans L’hymne intitulée Patmos. Il y va d’une définition de la poésie et d’une définition de l’homme fondées l’une et l’autre sur une exigence sans limite. Nous ne sommes pas loin, en effet, de l’excès tragique
S’agirait-il du fin fond du désir ? Péril, certes, mais aussi accroissement, ou tentative d’accroissement du possible. Peut-être, en effet, cela qui par soi seul, et par nature, déçu ou non, serait ce qui sauve. Salut par la seule ouverture à ce qui est plus grand que soi.
III –
Rilke se réfère à peu près au même repère dans ses Lettres à un jeune poète.
Il est clair pourtant qu’il m’est arrivé de vivre plus de 3 jours sans poésie.
Je répondrai simplement sur le fond par une expérience : celle d’un service de réanimation, avec ses instants de conscience et ses absences. Quelques vers y ont été conçus. De retour dans ma chambre, plus tard, j’ai voulu les noter. Ecriture désarticulée, et caractères de plus de 4 cm de hauteur. Je n’ai jamais publié cette chose, qui pourtant m’importe. Mais j’avais compris que la poésie m’était une indispensable respiration.
IV –
Et si je le disais en rappelant une expression enjouée de ma grand-mère bretonne : grandir, si les petits cochons ne te mangent pas…Mais les petits cochons pullulent qui sont le détail, la perte de temps liées aux convoitises diverses, l’accessoire préféré à l’essentiel. Sans compter que les grands existent aussi. Bref, tout cela implique la bataille, y compris contre soi.
V –
La poésie pourquoi faire ? Pourquoi des poètes
Il me semble que Partage formel (Char) répond par un pari d’espérance à cette question. Un pari, tel le pari pascalien, c’est-à-dire par la volonté de s’en tenir à un choix contre l’absence de preuves et de certitudes (Mais Les preuves fatiguent la vérité, et je crois que l’aphorisme est de Braque plutôt que de lui).
D’où le caractère altéré de ces propositions, où l’on a voulu parfois entendre un ton péremptoire. Le va tout d’une vocation s’y désigne. D’où aussi ce titre admirable qui pose que la forme devient le repère de la véracité. Un repère de véracité incluant le signe que le poème est de nature à « requalifier » l’homme.
La poésie est restauratrice, réparatrice, nécessaire donc, parce qu’elle est le langage d’une intensité existentielle. Parce que, quoi qu’elle semble dire, elle porte une espérance. Espérance, en outre, du seul fait qu’elle postule que le partage est possible et que ce partage est celui de l’essentiel et de l’intensité d’un vécu.
Et sur ce point je note ceci encore : ce que dit la poésie ne se limite jamais à sa thématique apparente, ciel bleu ou moins bleu, cafetière sur la table, paysages, occasions, circonstances, rencontres, et même amour et mort etc. La raison en est que ce qu’elle distribue, par delà le vocabulaire qui la fonde, c’est la pulsation du vivre. Une pulsation, une palpitation à partir de ce qu’elle pose comme un décor et dont elle fait le point de départ d’un trajet, - trajet invisible parfois et subtil toujours -, susceptible de rejoindre tout un chacun dans sa propre expérience. Il y a de cette façon dans la poésie (malgré son matériau qui est en général, de manière privilégiée, concret) une sorte de formulation comme abstraite, du vivre.
Par là, elle nous ressemble. Par là elle nous renseigne. Par là, elle aide à vivre.