1) Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)
Dans quel sens peut-on affirmer que la poésie est une action et, qui plus est, une action politique et même, au-delà du strictement poétique (au-delà, ou le transformant, le dépassant), une action révolutionnaire ? La question posée me met d’emblée en état de questionnement. C’est qu’il s’agirait, avant tout, de s’entendre sur les mots, et je ne peux que demander que l’on m’excuse d’utiliser une formule aussi platement évidente à propos de poésie : oui, il s’agit, avant tout, de s’entendre sur les mots, et donc, d’abord, d’en questionner le sens. Ou même il ne s’agit que de ça.
Car, le poème, qu’est-ce d’autre qu’un « objet de langage », c’est-à-dire une création faite de mots (et du silence que les mots impliquent, dans le creux duquel ils se mettent à vivre, auquel ils renvoient) ? Autrement dit, si le poème est agissant, c’est dans le langage. Là, depuis toujours, il provoque des révolutions. Bouleversant les sens établis, dérangeant les niveaux bien distincts sur lesquels le discours « normal » est censé se maintenir. Le poème a le droit de tout bousculer, parce qu’il ne se ferme pas à ce qui est à l’origine du langage, parce qu’il reste d’abord, humblement, à l’écoute de la rumeur qui l’a engendré et qui lui restera toujours mystérieuse. Il met donc en question tous les maîtres et toutes les maîtrises. Il déplace les limites, les frontières, n’en tient aucune pour absolue. La seule « identité » à laquelle il renvoie est celle d’une commune condition humaine, qui tâtonne à se dire et sait qu’aucun dire ne l’épuisera jamais.
Ce que j’avance là (avec conviction, mais hors de toute certitude dogmatique), ne serait-ce pas une conception du poème comme action, comme processus de changement, de changement permanent ?
Autre chose est de savoir si ce changement a une dimension directement « politique », a un impact sur la réalité politique. Cela peut être le cas, à certains moments de l’histoire, lorsque le poème apparaît comme un vecteur privilégié de résistance. Mais cela ne se décide pas (ou alors, si c’est « voulu », le poème prend le risque de se dénaturer, de ne plus ressembler bientôt qu’à un slogan, que la publicité ou la propagande auront vite fait de récupérer…).
Tout ceci je le propose, une fois encore, plus comme un questionnement que comme l’énoncé de certitudes, il faudrait qu’un débat, un dialogue, permettent d’y poser les nuances nécessaires.
2) « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
Elle est souvent citée, cette parole d’Hölderlin. Citée par des poètes, mais aussi par d’autres penseurs, tel sociologue par exemple… Elle est à replacer, sans doute, dans le contexte d’une pensée dialectique, où l’on considère qu’un élément venu en opposition permet à une situation d’évoluer, voire de se débloquer (mais cet élément nouveau va à son tour engendrer des contradictions qui seront à dépasser).
A remettre aussi dans le contexte des vers où elle apparaît, avec ce « Dieu », « proche », mais « difficile à saisir »… Je ne connais pas assez profondément la poétique d’Hölderlin pour pouvoir en dire plus. Je sais seulement que, pour Hölderlin lui-même, le « salut », dans son existence personnelle, ne semble pas avoir été évident, qu’il y a eu bien du désarroi, du malheur dans les longues dernières années de sa vie.
Actualiser cette pensée pourrait consister, peut-être, à poser qu’un élément inconnu peut toujours advenir, capable de nous faire dépasser, en humains que nous sommes, les situations, même les plus inhumaines, auxquelles nous sommes confrontés. Que la poésie, en ce sens, précisément dans ce qu’elle maintient ouvert, en mouvement, et non pas figé, peut jouer un rôle. Nous rappelant une responsabilité, celle de nous maintenir dans le langage, c’est-à-dire de nous référer à ce qui nous fonde comme êtres humains et qui toujours nous dépasse.
Tout le contraire donc, selon moi, d’un salut avec un grand « s ». Tout le contraire d’une sorte de réconciliation définitive (en nous, entre nous) de tout ce qui nous déchire. Mais plutôt dans le sens de ce qu’a proposé Henry Bauchau (attribuant cette parole à Blanche Reverchon-Jouve, sa psychanalyste) : « On peut vivre dans la déchirure, on peut très bien ». Autrement dit encore, ce provisoire, cet incertain dont nous sommes faits, que nous sommes, c’est avec cela, paradoxalement, que nous avons à nous réconcilier. Entre autres (pas seulement) dans la démarche du poème.
Notre époque a‑t-elle plus besoin qu’une autre de se « sauver », guettée qu’elle serait par un péril plus menaçant que tous ceux que l’humanité a connus jusqu’ici ? C’est ce que souvent semblent suggérer ceux qui rappellent les mots de Hölderlin, en visant plus particulièrement la perte du « spirituel », qui caractériserait les temps que nous vivons.
C e débat me tourmente, mais je suis incapable de m’y situer de manière tranchée. Je me méfie en tout cas d’une posture que prendraient les poètes, certes isolés (mais le sont-ils réellement plus qu’autrefois ?), et qui, du coup, du haut de leur tour, seraient les seuls à proclamer encore les « vérités » que tous, selon eux, devraient entendre.
3) « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
De nouveau, il faut s’entendre sur ce que les mots veulent dire – ou tentent de dire.
Poésie. Soit on prend ce mot, comme cela est sans doute trop fréquent de nos jours, dans un sens extensible jusqu’à ne plus avoir aucun sens. Tout devient « poésie », et surtout tout ce qui manifeste une « beauté » indéfinissable, une beauté qui en viendrait à camoufler de sa naïveté toute les horreurs du monde. Tout devient poésie dans une sorte de flou où l’on peut tout dire, ne disant plus rien.
Soit, j’y reviens, on parle de poésie lorsqu’on parle du poème, des mots à lire et à entendre d’un texte appelé poème. Non pas qu’un paysage, ou un visage ou dieu sait quoi d’autre ne puisse se caractériser par une certaine poésie, mais c’est toujours alors en référence à ce que les mots pourraient chercher à en dire, à en traduire, et jusqu’à l’impossibilité bien sûr d’y parvenir totalement.
Donc, si l’on parle de poésie en s’en tenant à la définition, plus ou moins stricte, de ce que c’est qu’un poème, il faut alors le reconnaître : beaucoup de gens s’en passent, et cela ne les empêche pas de vivre.
Sans doute trouvent-ils ailleurs que dans le poème, sans vraiment le savoir, une certaine dimension poétique de l’existence. Mais, à nouveau, il faut prendre garde à ne pas étendre le terme de poétique jusqu’à le dissoudre. Simplement, je suppose – et espère — qu’il y a, chez les gens qui ne lisent jamais de poème (voire ne lisent pas du tout), du désir, de la passion, un peu de folie même. Plus que de la vie étriquée. Plus qu’eux-mêmes dans leur vie. Ceci du moins si les conditions mêmes de leur existence leur permettent de s’occuper d’autre chose que de survivre !
Modestement donc, sans me prendre au sérieux, sans me prendre pour un poète (enfin, un petit peu tout de même…), je peux répondre que, pour moi, la poésie (dans le texte, et entre les lignes du texte) est vitale. Un viatique, si l’on veut…
4) Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (…) A l’école de la poésie, on n’apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
Avec tout le respect que je dois à Léo Ferré (et la gratitude, car il n’a pas été tout à fait pour rien dans ma passion pour la poésie), je dois bien dire que je me méfie de ces propos un rien guerriers. Et de cette façon qu’ont les poètes blessés, rejetés, « maudits », de maudire à leur tour ceux qui ont le tort de ne pas les lire ou de ne pas les comprendre. Oui, bien sûr, il y a Baudelaire, et la célèbre allégorie de l’albatros — dois-je avouer que ce n’est pas, à mes yeux, le plus convaincant ni le plus important de ses poèmes ? Et j’en connais de ces poètes qui hurlent leurs poèmes, qui veulent les jeter à la figure des passants indifférents ! Et puis… ?
Une fois de plus, est-ce « ramper » que de ne pas se rallier aux mots du poète lorsque celui-ci se met à hausser le ton ? N‑y-a-t-il pas, dans cette dénonciation, une prétention, déplacée ?
Si ce que l’on vise – et comment, là, ne pas être d’accord — avec ces paroles de révolte, c’est l’attitude de soumission, de résignation face à tout ce qui peut déshumaniser nos vies, alors, de cela, le poète est peut-être bien, en effet, un « porte-parole ». Pour ceux qui, dans la liberté qu’ils ont de se saisir de ses mots, les reprendront à leur compte. Et dans le respect de ceux qui se taisent, mais ne sont pas forcément résignés pour autant.
Je ne suis pas de ceux qui « maudissent » la « tiédeur » supposée des autres (une référence biblique vient ici me surprendre). Je sais qu’il existe des colères murmurées, des douceurs fortes dans leurs fragilités, des sourdines capables de faire naître des poèmes inoubliables…
Mais peut-être ai-je répondu à côté de la question ?
5) Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ? En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?
Pourquoi des poètes ? J’aurais envie de récuser la question, en disant que la poésie n’a que faire des pourquoi. Cela pourrait sembler facile. Pourtant… N’est-ce pas là où les explications s’épuisent que commence le poème, ou qu’à tout le moins, un espace peut s’ouvrir pour le poème ?
Mais l’interrogation (avec le pour quoi faire qui la précise encore dans le sens de l’engagement, de l’action, et cela nous renvoie alors à votre première question) est sans doute à entendre sur le plan social. La poésie sert-elle à quelque chose, a‑t-elle une utilité (je n’hésite pas à en remettre une couche, du côté des formulations incongrues). Tant que j’y suis : « dans le fond, quelle est l’ambition d’un poète » m’a demandé un jour quelqu’un dont les ambitions sociales n’étaient pas douteuses. Je me souviens lui avoir répondu que le mot ambition n’avait pour moi aucune pertinence par rapport à la poésie et, du coup, il m’a fichu la paix pour le reste de la soirée, ce qui était bien le but recherché.
La poésie est du côté du vivant, de l’imprévu, de la fantaisie, pourquoi pas ? Elle joue, déjoue tous les plans, ne dit pas à l’avance ce qu’elle va « faire ». Cela est vrai, il me semble, du poème en train de s’écrire. Du poème en train de se lire ou de s’écouter.
Est-ce à dire que, pour autant, elle n’est qu’un jeu, futile ?
Je pourrais me laisser aller à des variations sur ce thème, rappeler que l’enfant n’a rien de plus sérieux à faire que de jouer, qu’il est bien possible que tout créateur s’en souvienne, que c’est là peut-être l’origine de sa création.
C’est un peu comme si moi-même, ici, je m’en tirais par un jeu, une pirouette, pour ne pas répondre à la question, refusant obstinément d’assigner un but à la poésie. Ou en déclarant que le but de la poésie est caché dans la poésie – comme « le but de la vie est caché dans la vie », selon ce qu’a écrit Joë Bousquet. Où l’on voit que je suis tout à fait sérieux. Et que Bousquet est un poète qui ne manquait pas d’ambition : il a écrit des Notes d’inconnaissance (Editions Rougerie, 1981) ce qui, reconnaissons-le, était placer la barre fort haut…