Contre le simulacre : réponses de Bernard PERROY

Par |2018-01-04T00:47:35+01:00 1 mars 2017|Catégories : Bernard Perroy, Rencontres|
1 — Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire : et vous ?
Il me sem­ble que ”l’ac­tion” de la poésie passe d’abord par un ”mode d’être”. La poésie oppose un ”mode d’être” à tous les ”faire” que la vie de la Cité et nos sociétés occi­den­tales en par­ti­c­uli­er nous pro­posent. Le poète est un ”récep­tif” : ce qu’il écrit sup­pose un mode d’at­ten­tion aux êtres, aux choses, une ”qual­ité de présence” qu’il s’ef­force de vivre tout en sachant bien qu’à ce niveau, nous sommes tous de per­pétuels appren­tis ! Nous sommes ”en chemin”, et c’est bien ce ”chemin” — « ce long périple » selon Charles Juli­et 1Charles Juli­et, « Ce long périple », éd. Bayard, 2001 — qui est intéres­sant et que traduit le poème. Ce chemin est à lui seul une ”parole” à don­ner vis-à-vis de nos sociétés pris­es sou­vent dans un tour­bil­lon, une course effrenée après l’ar­gent, la réus­site, le paraître, l’ef­fi­cac­ité, etc.
Alors oui, le poéte délivre au sens large un mes­sage ”poli­tique” et ”révo­lu­tion­naire” ! Son mode d’être est une action ”à con­tre-courant” de la dis­si­pa­tion ambiante de la vie de la Cité, de ce « diver­tisse­ment » dont nous par­le Pas­cal, d’un ”espace-temps” si rapi­de et si fugace, etc. Et pour­tant « chaque fois que tu veux con­naître le fond d’une chose, con­fie-la au temps » écrit Sénèque 2Sénèque, « De la colère », éd. Les Belles Let­tres, 1922, 7e tirage 2012. Le poète, et surtout ses poèmes, sont sans doute là pour nous faire vivre ce « temps » et retrou­ver ce « fond des choses »…
Le ”chemin” évo­qué – chemin de vie, chemin d’écri­t­ure, « chemins d’en­cre » pour le poète et marcheur Michel Baglin 3Michel Baglin, « Chemins d’en­cre », éd. Rhubarbe, 2009 – est un chemin d’au­then­tic­ité et de dépouille­ment, dans lequel on ose se mon­tr­er frag­ile… Et ce n’est pas à la mode ! Face à la ”dic­tature du paraître”, je me vois davan­tage en tant que poète oppos­er l’éloge de la fragilité, de la gra­tu­ité aus­si, et de la grat­i­tude !  La poésie fait pass­er, s’il se peut, ce quelque chose d’in­vis­i­ble qui se cache der­rière nos masques et nos apparences. D’une manière plus générale, la poésie révèle le secret et la quête du (des) cœur(s), l’in­térieur du regard…
On est loin d’un dis­cours ”mil­i­tant” bardé de cer­ti­tudes, d’une poésie ”sociale”, ”poli­tique” ou ”religieuse” qui ne serait qu’un sup­port pour ”four­guer” à tout prix un mes­sage… « Vecteur de com­mu­nion, la lan­gage de la poésie est à l’op­posé des joutes politi­ci­ennes » écrit Yves La Prairie 4 Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ”poésie” ? », éd. Sac-à-mots, 2003. Ce ne serait plus de la poésie si celle-ci tenait un dis­cours de politi­cien ! La poésie ne peut être, au sens strict, ”œuvre sociale” en soi, encore moins devenir ”poésie de la Cul­ture” ou ”poésie d’é­tat” ! Elle se doit d’être ”en marge” et elle le sera tou­jours ! C’est lié à sa nature. En ce cas, oui, elle est  révo­lu­tion­naire, elle est une ‘’empêcheuse de tourn­er en rond”, mais pas avec un dis­cours ”usuel” ou ”poli­tique” ou ”util­i­taire”.
2 — « Là où croît le péril croît aus­si ce qui sauve ». Cette affir­ma­tion de Hölder­lin parait-elle d’actualité ?
Le péril aujour­d’hui est celui de l’homme malade de la ”com­mu­ni­ca­tion” ! Tant de moyens (au demeu­rant très utiles et ”géni­aux” !) pour com­mu­ni­quer en temps réel de par le monde entier devenu ”un petit vil­lage”… Mais para­doxale­ment, l’homme ne s’est jamais sen­ti aus­si seul. Monde virtuel, ren­con­tres et amours virtuels, etc. Une jux­ta­po­si­tion d’in­di­vidus, beau­coup d’in­di­vid­u­al­isme, une perte de sens, etc. Guer­res et mis­ères matérielles et/ou morales sont tou­jours au ren­dez-vous… La ”com­mu­ni­ca­tion” ne rem­plac­erait donc pas la ”com­mu­nion” et l’é­pais­seur d’une véri­ta­ble ren­con­tre ? Et le lan­gage perd de sa teneur, de sa saveur, lorsqu’il n’est plus au ser­vice de la ren­con­tre vraie et de l’amour. Il se délite, se frag­mente, au ser­vice de beau­coup d’illusions…
Devant cela, l’ur­gence d’une ”autre” parole s’im­pose, une parole qui jette de vrais ponts ! « C’est qu’un poème s’adresse tou­jours à quelqu’un » écrit Ossip Man­del­stam 5Ossip Man­del­stam, dans son célèbre essai « De l’in­ter­locu­teur » où il avoue être « le des­ti­nataire secret » d’un poème de Ievgueni Baratyn­s­ki, maître de la « poésie méta­physique ». Ce poète russe qui meurt au Goulag en 1938, insiste sur la ren­con­tre qui se fait du côté du des­ti­nataire-lecteur vis-à-vis du poète-envoyeur. Cette recon­nais­sance se vit comme une réciproc­ité ami­cale, intrin­sèque à la vie du poème et comme con­tenue par lui. Qui n’a pas déjà expéri­men­té cela ? Nous nous sen­tons alors rejoints dans les fibres pro­fondes de notre être, comme ”com­pris” par l’au­teur exposant ce que nous expéri­men­tons nous-mêmes. C’est bien pour cela que nous lisons de la poésie : pour faire cette ”expéri­ence de poésie”. Se forme ain­si comme une ”com­mu­nauté poé­tique”, inter­ac­tive, vaste con­frérie qui dépasse les fron­tières géo­graphiques et tem­porelles ! Jean-Marie Bar­naud dans un inter­view 6Jean-Marie Bar­naud, dans la revue « Frich­es » (n°118, mai 2015) pour un dossier qui lui est con­sacré. cite Celan qui com­pare le poème à « une poignée de mains ». Bar­naud pour­suit en pré­cisant que le « com­ment dire » du poème « devrait coïn­cider avec la néces­sité de désen­com­br­er la parole des arti­fices par lesquels par­fois elle se mon­tre ». Retrou­ver une parole habitée, vrai­ment vécue. Claude Vigée con­state de son côté : « Curieuse époque que la nôtre : tout le temps, tout l’e­space du monde devi­en­nent simul­tanés. Mais le présent vrai­ment vécu, celui dont on jouirait hic et nunc, est évac­ué comme super­flu. L’u­biq­ui­té arti­fi­cielle de la tech­nolo­gie a dévoré l’in­stant unique de la vie. » 7Claude Vigée, « Cahiers de Jérusalem, 1998–2000 » cité dans « Pas­sage du vivant », éd. Parole et Silence, 2001.
La poésie fait évidem­ment pro­fondé­ment par­tie de ce lan­gage de « l’in­stant unique de la vie » expéri­men­té par le poète et que le lecteur expéri­mente à son tour en le lisant ; cette ”action”  poé­tique est ”répara­trice”, elle ”sauve” effec­tive­ment ! Elle nous réin­tro­duit dans la pro­fondeur et la qual­ité d’un moment vrai­ment vécu, d’une expéri­ence et d’une rela­tion d’autrui à autrui. Alain Suied écrit : « La poésie lutte con­tre les drag­ons de l’il­lu­sion pour retrou­ver la lumière de la nais­sance à soi et à l’autre. » 8Alain Suied, cité dans « La poésie, c’est autre chose, 1001 déf­i­ni­tions de la poésie », éd. Arfuyen, 2008
En réac­tion à ce péril de la soli­tude et du manque de sens (qui engen­drent tant d’amer­tume et de vio­lence), on assiste — comme peut-être jamais aupar­a­vant — à une flo­rai­son impres­sion­nante et très diver­si­fiée d’ini­tia­tives en poésie, chez les petits édi­teurs, les revuistes sur papi­er ou en ligne (riche et heureuse util­i­sa­tion du net cette fois, comme avec « Recours au poème »!), les ren­con­tres de toutes sortes : ini­tia­tives à échelle humaine quand on sait que le bien est dis­cret, qu’il ne fait pas d’é­clat d’en­ver­gure comme le bruit des guer­res et des cat­a­stro­phes… « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse » dit un proverbe asi­a­tique. Dans toute cette « forêt » d’ini­tia­tives, je pense à Yves Per­rine édi­tant ses ”minus­cules” : de tout petits recueils lâchés comme autant de tré­sors et de per­les pré­cieuses. Je pense à l’ex­péri­ence des ”Livres pau­vres” de Daniel Leuw­ers qui font se ren­con­tr­er pein­tres et poètes pour col­la­bor­er à la fab­rique du ”bel objet”. Je pense bien-sûr à tous ces ”fes­ti­vals” de poésie petits et grands qui sont encore, quoi qu’on en dise, de véri­ta­bles lieux de dis­tri­b­u­tion, de ren­con­tres, d’ami­tiés, etc. La poésie fait œuvre d’u­nité : je pense à l’ami­tié qui nous lie depuis longtemps Rachid Koraïchi et moi, lui orig­i­naire d’Al­ger, plas­ti­cien, d’obé­di­ence soufie et moi orig­i­naire de Nantes, poète, d’obé­di­ence chré­ti­enne. Je pré­pare un troisième ouvrage avec Rachid, lui pour les encres et moi pour les textes 9Après « Cœur à cœur » et « Une gorgée d’azur », éd. Al Man­ar.
3 — « Vous pou­vez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui dis­ent le con­traire se trompent : ils ne se con­nais­sent pas ». Placez-vous la poésie à la hau­teur de cette pen­sée de Baudelaire ?
Oui bien-sûr ! Me revient cet adage con­nu attribué à Socrate et que Molière a repris dans l’Avare : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » ! A quoi bon la san­té du corps, le con­fort matériel et tous « les biens de ce monde » comme l’écrit René Guy Cadou 10 titre de son dernier recueil ter­miné quelques jours avant qu’il ne meurt dans la nuit du 20 mars 1951 — ces biens que tous les slo­gans pub­lic­i­taires nous font miroi­ter comme seules con­di­tions de bon­heur – à quoi bon tout cela s’il n’y a pas la san­té de l’âme et l’e­spérance du cœur ? Avoir du pain, mais per­dre le sens et le goût de la vie ? Sub­sis­ter, mais pour rester seul, sans avoir au moins quelqu’un pour qui vous comptez, qui vous aime et vous par­le, que vous pou­vez aimer, avec qui vous pou­vez par­ler, échang­er ? Mieux vaut mourir affamé plutôt que sans amour ! Le ”pain de la parole”, de celle qui restau­re parce qu’elle est vraie et vous rejoint au cœur – ce que fait par­ti­c­ulière­ment la poésie -, c’est ce qui nous fait vivre. Parole, parce qu’il y a quelqu’un à qui par­ler, à écouter : parole et partage vont ensem­ble. Sans partage, c’est la mort de l’i­den­tité, c’est la mort de l’âme, c’est le « Vis­age menot­té »  comme l’écrit Salah Stétié 11Salah Stétié, « Car­nets du médi­tant », éd. Albin Michel, 2003. C’est ce que l’on peut mal­heureuse­ment apercevoir dans la rue, le métro…
4 — Dans Pré­face, texte com­muné­ment con­nu sous le titre La leçon de poésie, Léo Fer­ré chante : « La poésie con­tem­po­raine ne chante plus, elle rampe (…) A l’é­cole de la poésie, on n’ap­prend pas. ON SE BAT ! ». Ram­pez-vous, ou vous battez-vous ?
S’il y a un com­bat, s’il y a lutte et action, c’est pour ouvrir à plus de dia­logue, de com­mu­nion entre les êtres de la Cité, désamorcer les polémiques stériles, les querelles de chapelle, les igno­rances, les indif­férences, les replis iden­ti­taires qui sont un poi­son et un vrai dan­ger aujour­d’hui. Espér­er plus d’hu­man­ité, oser délivr­er un mes­sage d’émer­veille­ment devant l’énigme et la beauté de la vie, de la nature, d’une per­son­ne, d’un vis­age… Meschon­nic s’est sou­vent et mag­nifique­ment arrêté sur le mys­tère du vis­age 12Hen­ri Meschon­nic, « Tout entier vis­age », éd. Arfuyen, 2005 qui dévoile et cache en même temps, le secret, l’in­tim­ité du prochain… Un prochain que l’on respecte donc. La poésie provoque ce saut d’or­dre ”qual­i­tatif”, et non ”quan­ti­tatif”.
Mais la ”révo­lu­tion” est d’abord à faire en soi-même comme nous l’ex­plique le superbe texte de René Dau­mal édité par Recours au Poème 13René Dau­mal, « La guerre sainte », réédité par Recours au Poème édi­teur, 2015. Le monde ne peut ”chang­er” que si nous nous ”changeons” nous-mêmes ! Chang­er notre cœur, élargir tou­jours l’e­space de notre tente intérieure…  C’est un rude tra­vail que le temps et la vie se char­gent en général d’ac­com­plir si nous sommes ouverts à cette œuvre… Tâchons de ne jamais nous aggrip­per à nos cer­ti­tudes, nos avoirs matériels, physiques, intel­lectuels, spir­ituels… Par­tir sans cesse à la décou­verte de soi-même et de l’autre, ouvrir nos yeux au fur et à mesure que nos illu­sions tombent quand nous nous frot­tons aux principes de réal­ité de la vie, et du ”vivre ensem­ble”, tout en ne nous las­sant pas de voir le mer­veilleux tré­sor qui se cache en cha­cun de nous et dans cet « extra­or­di­naire du quo­ti­di­en » dont par­le si bien le poète Gilles Baudry  14Gilles Baudry, « Invis­i­ble ordi­naire », éd. Rougerie, 1998.
Cette ”révo­lu­tion intérieure” est à opér­er con­tin­uelle­ment car bien-sûr, nous avons tou­jours cette fâcheuse ten­dance à nous ”récupér­er” ou à nous enlis­er ! Se bat­tre en soi – et donc aus­si sur le papi­er — con­tre la médi­ocrité, la facil­ité, les pièges de la parole ou de l’écri­t­ure, les habi­tudes, les fatigues, l’usure, le décourage­ment, etc. Chaque matin, se replac­er dans la bon­té, la beauté, la nou­veauté, l’e­spérance… Sans être naïf, mais bien au con­traire, c’est à tra­vers l’é­pais­seur-même de toutes nos épreuves que nous allons vers cette ”sec­onde enfance”… Ne pas être ”repu”, nour­rir notre ”soif” et cul­tiv­er l’émer­veille­ment ! Marcher ! Exis­ter ! Marcher pas à pas, même si c’est en boî­tant. Salah Stétié écrit 15Salah Stétié, « Car­nets du médi­tant », éd. Albin Michel, 2003 : « On n’ap­prend qu’en boî­tant » et : « L’human­ité est ce lieu ban­cal où j’habite ». Beau rac­cour­ci, extroar­d­i­naire de réal­isme et d’e­spérance ! Stétié nous con­fie com­bi­en l’art de vivre — et d’écrire donc — ne con­siste pas à être ”par­fait” : c’est marcher en appren­tis, comme tous les enfants du monde ! Je désire et sup­plie d’avoir la force, tout en me sachant si pau­vre et si ban­cal, de con­tin­uer de marcher pour appren­dre, pour désir­er, pour vivre, pour écouter, pour  « écrire comme on écoute » (Gilles Baudry), pour écrire comme on tombe, comme on se relève, comme on décou­vre les choses entre les larmes et la joie, l’om­bre et la lumière ; à pas d’homme, vrai­ment… « Ain­si s’ap­plique l’ap­pau­vri, comme un homme à genoux qu’on ver­rait s’ef­forcer con­tre le vent de rassem­bler son mai­gre feu » écrit Philippe Jac­cot­tet 16Philippe Jac­cot­tet, dans le poème « Le tra­vail du poète » dans le recueil « L’ig­no­rant », éd. Gal­li­mard, 1980.
5 — Une ques­tion dou­ble, pour ter­min­er : Pourquoi des poètes (Hei­deg­ger) ? En pro­longe­ment de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?
La poésie, cet ”inutile indis­pens­able” ! La poésie, comme la beauté, peu­vent être pris­es pour un luxe devant toutes les urgences que sus­ci­tent la vie tout court et les mis­ères, les vio­lences, les injus­tices de ce monde vis-à-vis desquelles il faut effec­tive­ment agir… Alors ? La poésie, peine per­due, sim­ple passe-temps, utopie ? Pour­tant, la poésie n’est pas en dehors de la vie et ”des­sine” d’autres urgences ”en amont” de toutes celles que l’on vient d’évo­quer. Salah Stétié l’ex­prime à sa manière : « L’avenir de la source est la source, non le fleuve. Ne sois jamais fleuve » 17Salah Stétié, « Car­nets du médi­tant », éd. Albin Michel, 2003. Le lan­gage poé­tique a affaire avec ce ”lan­gage orig­inel” que tout homme porte en lui, lan­gage qui véhicule la quête et les ques­tions ultimes qui habitent cha­cun de nous.
J’aime à ce pro­pos citer René Guy Cadou : « La poésie n’est rien que ce grand élan qui nous trans­porte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous débor­de » et tou­jours en forme de fausse boutade : « J’aimerais assez cette cri­tique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie » 18René Guy Cadou, « Usage Interne », éd. Les Amis de Rochefort, 1951, rééd. dans « Poésie la vie entière », éd. Seghers, 1977. Sans eau, sans pluie, pas de vie ! Sans cette recherche de sens face à tout ce qui le dépasse, en lui et autour de lui, et sans la pos­si­bil­ité de l’ex­primer d’une façon ou d’une autre, l’homme étouffe, se déssèche, meurt : la mort de l’âme, comme nous l’avons exprimé plus haut, étant pire que celle du corps ! L’homme perd sa lib­erté, sa dig­nité… Toutes les dic­tatures l’ont si bien com­pris ! Le mys­tère de la vie, le mys­tère de l’homme, dépassent l’homme ! De tout temps, l’homme cherche à exprimer cela, et le lan­gage de la poésie est l’un des moyens priv­ilégiés pour le faire. L’homme a ce besoin vis­céral d’ex­primer, à tra­vers l’é­pais­seur-même des « choses usuelles » de notre quo­ti­di­en, ce « ciel qui nous débor­de » et qui sus­cite en nos âmes cet élan du désir. « Seul l’élan compte, le courant qui jail­lit entre les mots, qui cir­cule et entraine » écrit Gérard Bocholi­er 19Gérard Bocholi­er, « Le poème, exer­ci­ce spir­ituel », éd. Ad Solem, 2014.
Comme nous le con­sta­tons chaque jour, l’homme est un être d’amour, de partage, et donc de lan­gage. La poésie est l’un de ces lan­gages qui nous empêchent de nous installer et de ”tourn­er en rond” dans le désert stérile de nos habi­tudes de vie, de nos habi­tudes ”lan­gag­ières”, de nos enfer­me­ments, de nos indif­férences, etc. La poésie, cet ”oasis du lan­gage” dans le lan­gage, dans le désert util­i­taire du lan­gage ordi­naire ou infor­ma­tique, vient reviv­i­fi­er les mots que l’on n’aperçoit plus, don­ner res­pi­ra­tion, ouvrir, éclair­er, sur­pren­dre… « Un poète se recon­naît, non pas à sa façon de plac­er les mots, mais de les déplac­er » écrit Gérard Le Gouic 20Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ”poésie” ? », éd. Sac-à-mots, 2003. « La poésie désigne cet état de la con­science à vif qui, jouis­sant de l’inconnu et de l’imprévu, récuse toute clô­ture du sens, c’est-à-dire toutes ces scléros­es, con­cepts péremp­toires, iden­ti­fi­ca­tions fix­es, caté­gori­sa­tions en tout genre qui répri­ment la vie, ce mou­ve­ment per­pétuel, et nous font man­quer la réal­ité telle qu’elle est vraie… » écrit Jean-Pierre Siméon 21Jean-Pierre Siméon , « La poésie sauvera le monde », éd. Le Passeur, 2015. « Joue ce que tu ignores, joue au-delà de ce que tu sais » s’ex­clame Miles Davis ! A tra­vers le vis­i­ble, débus­quer l’in­vis­i­ble, à tra­vers le con­nu, l’in­con­nu pour avancer, se laiss­er trans­former, se laiss­er irriguer d’une sève vitale pour soi, pour les autres… En écho à la célèbre affir­ma­tion de Dos­toïevs­ki : « La beauté sauvera le monde », Jean-Pierre Siméon choisit pour son dernier ouvrage un titre ambitieux : « La poésie sauvera le monde ». De quelle manière la poésie, tout comme la beauté, peut-elle « sauver le monde » ?
L’homme, comme nous le disions, est un être d’amour et donc de lan­gage : à moins de lui met­tre un bâil­lon sur la bouche — ou une camisole men­tale – l’homme pour vivre doit pou­voir exprimer son cri, de douleur ou d’émer­veille­ment : face à la laideur qui émane d’une façon ou d’une autres de nos lèpres ; face à la beauté qui émane d’une façon ou d’une autre d’un mys­tère d’har­monie ; cri, émer­veille­ment et ques­tion­nement sont vitaux pour que l’homme reste humain et gran­disse en human­ité pour lui-même et pour les autres…  Je pense au cri d’ex­il d’un Salah Al Ham­dani ou à ces hymnes mag­nifiques pour les « choses usuelles » que nous chantent Fran­cis Ponge, Guille­vic et aujour­d’hui James Sacré… La poésie développe cette atten­tion par­ti­c­ulière pour la nature et pour la con­di­tion humaine, les exal­tant et/ou les rece­vant dans l’hu­mil­ité de l’in­car­na­tion-même des choses qui recè­lent bien plus  que ce que nous pou­vons imag­in­er… « La vérité est déjà dans cette petite lueur de l’aube aux inter­stices des volets, dans cette pâleur qui, chez Hugo, est signe de la présence de l’in­vis­i­ble (…) Lueurs pareille­ment envoyées aux hommes entre les mots ! » écrit Gérard Bocholi­er 22Gérard Bocholi­er, « Le poème, exer­ci­ce spir­ituel », éd. Ad Solem, 2014. La poésie développe un éveil de la con­science, traduit égale­ment une quête exis­ten­tielle. Je pense au bel et authen­tique recueil de Guy Allix « Le sang le soir » 23Guy Allix, « Le sang le soir », éd. Le Nou­v­el Athanor, 2015. C’est en tout cas tou­jours la resti­tu­tion authen­tique d’une expéri­ence de ren­con­tre avec les choses, les êtres, soi, l’autre ou l’Autre… Il y a d’ailleurs beau­coup de ponts à faire – mais pas d’a­mal­game – avec la philoso­phie ou l’ex­péri­ence mys­tique : René Char avec Hér­a­clite et Hei­deg­ger ; François Cheng ; Rûmi ; St Jean de la Croix 24« La nuit obscure », le « Can­tique spir­ituel », la « Flamme d’amour vive » sont mag­nifique­ment traduits par Jacques Ancet, éd. Poésie/Galimard, 1997, rééd. 2005… Tant que l’homme, par­ti­c­ulière­ment dans l’art, pour­ra crier, s’ex­tasi­er, réa­gir, s’in­ter­roger face au mys­tère de la vie, de sa vie, de nos vies avec leurs mer­veilles et leurs blessures, il restera ”humain” – aux antipodes des extrémismes meur­tri­ers quels qu’ils soient — et il sera sauvé !

 

J’ai l’en­vie impérieuse de con­clure par un extrait des poèmes de Jean Jou­bert 25Jean Jou­bert, « L’al­pha­bet des ombres », éd. Bruno Dou­vey, 2014 :

Jar­dinier, arme-toi de ta sueur,
salue le ciel,
remue la terre la plus noire.
(…)
Et tu ver­ras enfin jail­lir de longues phrases
rich­es de fruits souverains
et d’oiseaux de lumière.

 

 

Présentation de l’auteur

Bernard Perroy

Bernard Per­roy est né en 1960. Depuis 1988, il pour­suit sa dou­ble voca­tion de poète et de frère con­sacré, et vit en Sologne. Bernard Per­roy a pub­lié une dizaine de recueils (Sac à mots, Al Man­ar, Petit Pavé, Ad Solem…) et des poèmes en revues (Arpa, Frich­es, 7 à dire, Les Cahiers du Sens…).

Bernard Perroy

Autres lec­tures

Bernard Perroy, La nuit comme le jour

C’est une belle col­lec­tion beige, dont peu à peu le ton s’affirme au sein des édi­tions du Nou­v­el Athanor. Une col­lec­tion qui réu­nit des poésies engagées en dedans de l’être. On l’avouera, Recours […]

Contre le simulacre : réponses de Bernard PERROY

Il me sem­ble que ”l’ac­tion” de la poésie passe d’abord par un ”mode d’être”. La poésie oppose un ”mode d’être” à tous les ”faire” que la vie de la Cité et nos sociétés occi­den­tales en par­ti­c­uli­er nous pro­posent. Le poète est un ”récep­tif”…

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