Contre le simulacre : réponses de Bernard PERROY

1 - Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ?
Il me semble que ''l'action'' de la poésie passe d'abord par un ''mode d'être''. La poésie oppose un ''mode d'être'' à tous les ''faire'' que la vie de la Cité et nos sociétés occidentales en particulier nous proposent. Le poète est un ''réceptif'' : ce qu'il écrit suppose un mode d'attention aux êtres, aux choses, une ''qualité de présence'' qu'il s'efforce de vivre tout en sachant bien qu'à ce niveau, nous sommes tous de perpétuels apprentis ! Nous sommes ''en chemin'', et c'est bien ce ''chemin'' - « ce long périple » selon Charles Juliet ((Charles Juliet, « Ce long périple », éd. Bayard, 2001)) — qui est intéressant et que traduit le poème. Ce chemin est à lui seul une ''parole'' à donner vis-à-vis de nos sociétés prises souvent dans un tourbillon, une course effrenée après l'argent, la réussite, le paraître, l'efficacité, etc.
Alors oui, le poéte délivre au sens large un message ''politique'' et ''révolutionnaire'' ! Son mode d'être est une action ''à contre-courant'' de la dissipation ambiante de la vie de la Cité, de ce « divertissement » dont nous parle Pascal, d'un ''espace-temps'' si rapide et si fugace, etc. Et pourtant « chaque fois que tu veux connaître le fond d'une chose, confie-la au temps » écrit Sénèque ((Sénèque, « De la colère », éd. Les Belles Lettres, 1922, 7e tirage 2012)). Le poète, et surtout ses poèmes, sont sans doute là pour nous faire vivre ce « temps » et retrouver ce « fond des choses »…
Le ''chemin'' évoqué – chemin de vie, chemin d'écriture, « chemins d'encre » pour le poète et marcheur Michel Baglin ((Michel Baglin, « Chemins d'encre », éd. Rhubarbe, 2009)) – est un chemin d'authenticité et de dépouillement, dans lequel on ose se montrer fragile… Et ce n'est pas à la mode ! Face à la ''dictature du paraître'', je me vois davantage en tant que poète opposer l'éloge de la fragilité, de la gratuité aussi, et de la gratitude !  La poésie fait passer, s'il se peut, ce quelque chose d'invisible qui se cache derrière nos masques et nos apparences. D'une manière plus générale, la poésie révèle le secret et la quête du (des) cœur(s), l'intérieur du regard…
On est loin d'un discours ''militant'' bardé de certitudes, d'une poésie ''sociale'', ''politique'' ou ''religieuse'' qui ne serait qu'un support pour ''fourguer'' à tout prix un message… « Vecteur de communion, la langage de la poésie est à l'opposé des joutes politiciennes » écrit Yves La Prairie (( Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ''poésie'' ? », éd. Sac-à-mots, 2003)). Ce ne serait plus de la poésie si celle-ci tenait un discours de politicien ! La poésie ne peut être, au sens strict, ''œuvre sociale'' en soi, encore moins devenir ''poésie de la Culture'' ou ''poésie d'état'' ! Elle se doit d'être ''en marge'' et elle le sera toujours ! C'est lié à sa nature. En ce cas, oui, elle est  révolutionnaire, elle est une ''empêcheuse de tourner en rond'', mais pas avec un discours ''usuel'' ou ''politique'' ou ''utilitaire''.
2 - « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?
Le péril aujourd'hui est celui de l'homme malade de la ''communication'' ! Tant de moyens (au demeurant très utiles et ''géniaux'' !) pour communiquer en temps réel de par le monde entier devenu ''un petit village''… Mais paradoxalement, l'homme ne s'est jamais senti aussi seul. Monde virtuel, rencontres et amours virtuels, etc. Une juxtaposition d'individus, beaucoup d'individualisme, une perte de sens, etc. Guerres et misères matérielles et/ou morales sont toujours au rendez-vous... La ''communication'' ne remplacerait donc pas la ''communion'' et l'épaisseur d'une véritable rencontre ? Et le langage perd de sa teneur, de sa saveur, lorsqu'il n'est plus au service de la rencontre vraie et de l'amour. Il se délite, se fragmente, au service de beaucoup d'illusions…
Devant cela, l'urgence d'une ''autre'' parole s'impose, une parole qui jette de vrais ponts ! « C’est qu’un poème s’adresse toujours à quelqu’un » écrit Ossip Mandelstam ((Ossip Mandelstam, dans son célèbre essai « De l'interlocuteur » où il avoue être « le destinataire secret » d'un poème de Ievgueni Baratynski, maître de la « poésie métaphysique »)). Ce poète russe qui meurt au Goulag en 1938, insiste sur la rencontre qui se fait du côté du destinataire-lecteur vis-à-vis du poète-envoyeur. Cette reconnaissance se vit comme une réciprocité amicale, intrinsèque à la vie du poème et comme contenue par lui. Qui n'a pas déjà expérimenté cela ? Nous nous sentons alors rejoints dans les fibres profondes de notre être, comme ''compris'' par l'auteur exposant ce que nous expérimentons nous-mêmes. C'est bien pour cela que nous lisons de la poésie : pour faire cette ''expérience de poésie''. Se forme ainsi comme une ''communauté poétique'', interactive, vaste confrérie qui dépasse les frontières géographiques et temporelles ! Jean-Marie Barnaud dans un interview ((Jean-Marie Barnaud, dans la revue « Friches » (n°118, mai 2015) pour un dossier qui lui est consacré.)) cite Celan qui compare le poème à « une poignée de mains ». Barnaud poursuit en précisant que le « comment dire » du poème « devrait coïncider avec la nécessité de désencombrer la parole des artifices par lesquels parfois elle se montre ». Retrouver une parole habitée, vraiment vécue. Claude Vigée constate de son côté : « Curieuse époque que la nôtre : tout le temps, tout l'espace du monde deviennent simultanés. Mais le présent vraiment vécu, celui dont on jouirait hic et nunc, est évacué comme superflu. L'ubiquité artificielle de la technologie a dévoré l'instant unique de la vie. » ((Claude Vigée, « Cahiers de Jérusalem, 1998-2000 » cité dans « Passage du vivant », éd. Parole et Silence, 2001)).
La poésie fait évidemment profondément partie de ce langage de « l'instant unique de la vie » expérimenté par le poète et que le lecteur expérimente à son tour en le lisant ; cette ''action''  poétique est ''réparatrice'', elle ''sauve'' effectivement ! Elle nous réintroduit dans la profondeur et la qualité d'un moment vraiment vécu, d'une expérience et d'une relation d'autrui à autrui. Alain Suied écrit : « La poésie lutte contre les dragons de l'illusion pour retrouver la lumière de la naissance à soi et à l'autre. » ((Alain Suied, cité dans « La poésie, c'est autre chose, 1001 définitions de la poésie », éd. Arfuyen, 2008))
En réaction à ce péril de la solitude et du manque de sens (qui engendrent tant d'amertume et de violence), on assiste - comme peut-être jamais auparavant - à une floraison impressionnante et très diversifiée d'initiatives en poésie, chez les petits éditeurs, les revuistes sur papier ou en ligne (riche et heureuse utilisation du net cette fois, comme avec « Recours au poème »!), les rencontres de toutes sortes : initiatives à échelle humaine quand on sait que le bien est discret, qu'il ne fait pas d'éclat d'envergure comme le bruit des guerres et des catastrophes… « Un arbre qui tombe fait plus de bruit qu'une forêt qui pousse » dit un proverbe asiatique. Dans toute cette « forêt » d'initiatives, je pense à Yves Perrine éditant ses ''minuscules'' : de tout petits recueils lâchés comme autant de trésors et de perles précieuses. Je pense à l'expérience des ''Livres pauvres'' de Daniel Leuwers qui font se rencontrer peintres et poètes pour collaborer à la fabrique du ''bel objet''. Je pense bien-sûr à tous ces ''festivals'' de poésie petits et grands qui sont encore, quoi qu'on en dise, de véritables lieux de distribution, de rencontres, d'amitiés, etc. La poésie fait œuvre d'unité : je pense à l'amitié qui nous lie depuis longtemps Rachid Koraïchi et moi, lui originaire d'Alger, plasticien, d'obédience soufie et moi originaire de Nantes, poète, d'obédience chrétienne. Je prépare un troisième ouvrage avec Rachid, lui pour les encres et moi pour les textes ((Après « Cœur à cœur » et « Une gorgée d'azur », éd. Al Manar)).
3 - « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?
Oui bien-sûr ! Me revient cet adage connu attribué à Socrate et que Molière a repris dans l'Avare : « Il faut manger pour vivre et non vivre pour manger » ! A quoi bon la santé du corps, le confort matériel et tous « les biens de ce monde » comme l'écrit René Guy Cadou (( titre de son dernier recueil terminé quelques jours avant qu'il ne meurt dans la nuit du 20 mars 1951)) - ces biens que tous les slogans publicitaires nous font miroiter comme seules conditions de bonheur – à quoi bon tout cela s'il n'y a pas la santé de l'âme et l'espérance du cœur ? Avoir du pain, mais perdre le sens et le goût de la vie ? Subsister, mais pour rester seul, sans avoir au moins quelqu'un pour qui vous comptez, qui vous aime et vous parle, que vous pouvez aimer, avec qui vous pouvez parler, échanger ? Mieux vaut mourir affamé plutôt que sans amour ! Le ''pain de la parole'', de celle qui restaure parce qu'elle est vraie et vous rejoint au cœur – ce que fait particulièrement la poésie -, c'est ce qui nous fait vivre. Parole, parce qu'il y a quelqu'un à qui parler, à écouter : parole et partage vont ensemble. Sans partage, c'est la mort de l'identité, c'est la mort de l'âme, c'est le « Visage menotté »  comme l'écrit Salah Stétié ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)). C'est ce que l'on peut malheureusement apercevoir dans la rue, le métro…
4 - Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (...) A l'école de la poésie, on n'apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?
S'il y a un combat, s'il y a lutte et action, c'est pour ouvrir à plus de dialogue, de communion entre les êtres de la Cité, désamorcer les polémiques stériles, les querelles de chapelle, les ignorances, les indifférences, les replis identitaires qui sont un poison et un vrai danger aujourd'hui. Espérer plus d'humanité, oser délivrer un message d'émerveillement devant l'énigme et la beauté de la vie, de la nature, d'une personne, d'un visage… Meschonnic s'est souvent et magnifiquement arrêté sur le mystère du visage ((Henri Meschonnic, « Tout entier visage », éd. Arfuyen, 2005)) qui dévoile et cache en même temps, le secret, l'intimité du prochain… Un prochain que l'on respecte donc. La poésie provoque ce saut d'ordre ''qualitatif'', et non ''quantitatif''.
Mais la ''révolution'' est d'abord à faire en soi-même comme nous l'explique le superbe texte de René Daumal édité par Recours au Poème ((René Daumal, « La guerre sainte », réédité par Recours au Poème éditeur, 2015)). Le monde ne peut ''changer'' que si nous nous ''changeons'' nous-mêmes ! Changer notre cœur, élargir toujours l'espace de notre tente intérieure…  C'est un rude travail que le temps et la vie se chargent en général d'accomplir si nous sommes ouverts à cette œuvre… Tâchons de ne jamais nous aggripper à nos certitudes, nos avoirs matériels, physiques, intellectuels, spirituels… Partir sans cesse à la découverte de soi-même et de l'autre, ouvrir nos yeux au fur et à mesure que nos illusions tombent quand nous nous frottons aux principes de réalité de la vie, et du ''vivre ensemble'', tout en ne nous lassant pas de voir le merveilleux trésor qui se cache en chacun de nous et dans cet « extraordinaire du quotidien » dont parle si bien le poète Gilles Baudry  ((Gilles Baudry, « Invisible ordinaire », éd. Rougerie, 1998)).
Cette ''révolution intérieure'' est à opérer continuellement car bien-sûr, nous avons toujours cette fâcheuse tendance à nous ''récupérer'' ou à nous enliser ! Se battre en soi – et donc aussi sur le papier - contre la médiocrité, la facilité, les pièges de la parole ou de l'écriture, les habitudes, les fatigues, l'usure, le découragement, etc. Chaque matin, se replacer dans la bonté, la beauté, la nouveauté, l'espérance… Sans être naïf, mais bien au contraire, c'est à travers l'épaisseur-même de toutes nos épreuves que nous allons vers cette ''seconde enfance''… Ne pas être ''repu'', nourrir notre ''soif'' et cultiver l'émerveillement ! Marcher ! Exister ! Marcher pas à pas, même si c'est en boîtant. Salah Stétié écrit ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)) : « On n'apprend qu'en boîtant » et : « L'humanité est ce lieu bancal où j'habite ». Beau raccourci, extroardinaire de réalisme et d'espérance ! Stétié nous confie combien l'art de vivre - et d'écrire donc - ne consiste pas à être ''parfait'' : c'est marcher en apprentis, comme tous les enfants du monde ! Je désire et supplie d'avoir la force, tout en me sachant si pauvre et si bancal, de continuer de marcher pour apprendre, pour désirer, pour vivre, pour écouter, pour  « écrire comme on écoute » (Gilles Baudry), pour écrire comme on tombe, comme on se relève, comme on découvre les choses entre les larmes et la joie, l'ombre et la lumière ; à pas d'homme, vraiment… « Ainsi s'applique l'appauvri, comme un homme à genoux qu'on verrait s'efforcer contre le vent de rassembler son maigre feu » écrit Philippe Jaccottet ((Philippe Jaccottet, dans le poème « Le travail du poète » dans le recueil « L'ignorant », éd. Gallimard, 1980)).
5 - Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ? En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?
La poésie, cet ''inutile indispensable'' ! La poésie, comme la beauté, peuvent être prises pour un luxe devant toutes les urgences que suscitent la vie tout court et les misères, les violences, les injustices de ce monde vis-à-vis desquelles il faut effectivement agir... Alors ? La poésie, peine perdue, simple passe-temps, utopie ? Pourtant, la poésie n'est pas en dehors de la vie et ''dessine'' d'autres urgences ''en amont'' de toutes celles que l'on vient d'évoquer. Salah Stétié l'exprime à sa manière : « L'avenir de la source est la source, non le fleuve. Ne sois jamais fleuve » ((Salah Stétié, « Carnets du méditant », éd. Albin Michel, 2003)). Le langage poétique a affaire avec ce ''langage originel'' que tout homme porte en lui, langage qui véhicule la quête et les questions ultimes qui habitent chacun de nous.
J'aime à ce propos citer René Guy Cadou : « La poésie n'est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles, usuelles comme le ciel qui nous déborde » et toujours en forme de fausse boutade : « J'aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie » ((René Guy Cadou, « Usage Interne », éd. Les Amis de Rochefort, 1951, rééd. dans « Poésie la vie entière », éd. Seghers, 1977)). Sans eau, sans pluie, pas de vie ! Sans cette recherche de sens face à tout ce qui le dépasse, en lui et autour de lui, et sans la possibilité de l'exprimer d'une façon ou d'une autre, l'homme étouffe, se déssèche, meurt : la mort de l'âme, comme nous l'avons exprimé plus haut, étant pire que celle du corps ! L'homme perd sa liberté, sa dignité… Toutes les dictatures l'ont si bien compris ! Le mystère de la vie, le mystère de l'homme, dépassent l'homme ! De tout temps, l'homme cherche à exprimer cela, et le langage de la poésie est l'un des moyens privilégiés pour le faire. L'homme a ce besoin viscéral d'exprimer, à travers l'épaisseur-même des « choses usuelles » de notre quotidien, ce « ciel qui nous déborde » et qui suscite en nos âmes cet élan du désir. « Seul l'élan compte, le courant qui jaillit entre les mots, qui circule et entraine » écrit Gérard Bocholier ((Gérard Bocholier, « Le poème, exercice spirituel », éd. Ad Solem, 2014)).
Comme nous le constatons chaque jour, l'homme est un être d'amour, de partage, et donc de langage. La poésie est l'un de ces langages qui nous empêchent de nous installer et de ''tourner en rond'' dans le désert stérile de nos habitudes de vie, de nos habitudes ''langagières'', de nos enfermements, de nos indifférences, etc. La poésie, cet ''oasis du langage'' dans le langage, dans le désert utilitaire du langage ordinaire ou informatique, vient revivifier les mots que l'on n'aperçoit plus, donner respiration, ouvrir, éclairer, surprendre… « Un poète se reconnaît, non pas à sa façon de placer les mots, mais de les déplacer » écrit Gérard Le Gouic ((Yves La Prairie, cité dans « Vous avez dit  ”poésie” ? », éd. Sac-à-mots, 2003)). « La poésie désigne cet état de la conscience à vif qui, jouissant de l’inconnu et de l’imprévu, récuse toute clôture du sens, c’est-à-dire toutes ces scléroses, concepts péremptoires, identifications fixes, catégorisations en tout genre qui répriment la vie, ce mouvement perpétuel, et nous font manquer la réalité telle qu’elle est vraie… » écrit Jean-Pierre Siméon ((Jean-Pierre Siméon , « La poésie sauvera le monde », éd. Le Passeur, 2015)). « Joue ce que tu ignores, joue au-delà de ce que tu sais » s'exclame Miles Davis ! A travers le visible, débusquer l'invisible, à travers le connu, l'inconnu pour avancer, se laisser transformer, se laisser irriguer d'une sève vitale pour soi, pour les autres… En écho à la célèbre affirmation de Dostoïevski : « La beauté sauvera le monde », Jean-Pierre Siméon choisit pour son dernier ouvrage un titre ambitieux : « La poésie sauvera le monde ». De quelle manière la poésie, tout comme la beauté, peut-elle « sauver le monde » ?
L'homme, comme nous le disions, est un être d'amour et donc de langage : à moins de lui mettre un bâillon sur la bouche - ou une camisole mentale – l'homme pour vivre doit pouvoir exprimer son cri, de douleur ou d'émerveillement : face à la laideur qui émane d'une façon ou d'une autres de nos lèpres ; face à la beauté qui émane d'une façon ou d'une autre d'un mystère d'harmonie ; cri, émerveillement et questionnement sont vitaux pour que l'homme reste humain et grandisse en humanité pour lui-même et pour les autres…  Je pense au cri d'exil d'un Salah Al Hamdani ou à ces hymnes magnifiques pour les « choses usuelles » que nous chantent Francis Ponge, Guillevic et aujourd'hui James Sacré… La poésie développe cette attention particulière pour la nature et pour la condition humaine, les exaltant et/ou les recevant dans l'humilité de l'incarnation-même des choses qui recèlent bien plus  que ce que nous pouvons imaginer... « La vérité est déjà dans cette petite lueur de l'aube aux interstices des volets, dans cette pâleur qui, chez Hugo, est signe de la présence de l'invisible (…) Lueurs pareillement envoyées aux hommes entre les mots ! » écrit Gérard Bocholier ((Gérard Bocholier, « Le poème, exercice spirituel », éd. Ad Solem, 2014)). La poésie développe un éveil de la conscience, traduit également une quête existentielle. Je pense au bel et authentique recueil de Guy Allix « Le sang le soir » ((Guy Allix, « Le sang le soir », éd. Le Nouvel Athanor, 2015)). C'est en tout cas toujours la restitution authentique d'une expérience de rencontre avec les choses, les êtres, soi, l'autre ou l'Autre... Il y a d'ailleurs beaucoup de ponts à faire – mais pas d'amalgame – avec la philosophie ou l'expérience mystique : René Char avec Héraclite et Heidegger ; François Cheng ; Rûmi ; St Jean de la Croix ((« La nuit obscure », le « Cantique spirituel », la « Flamme d'amour vive » sont magnifiquement traduits par Jacques Ancet, éd. Poésie/Galimard, 1997, rééd. 2005))… Tant que l'homme, particulièrement dans l'art, pourra crier, s'extasier, réagir, s'interroger face au mystère de la vie, de sa vie, de nos vies avec leurs merveilles et leurs blessures, il restera ''humain'' – aux antipodes des extrémismes meurtriers quels qu'ils soient - et il sera sauvé !

 

J'ai l'envie impérieuse de conclure par un extrait des poèmes de Jean Joubert ((Jean Joubert, « L'alphabet des ombres », éd. Bruno Douvey, 2014)) :

Jardinier, arme-toi de ta sueur,
salue le ciel,
remue la terre la plus noire.
(…)
Et tu verras enfin jaillir de longues phrases
riches de fruits souverains
et d'oiseaux de lumière.

 

 

Présentation de l’auteur

Bernard Perroy

Bernard Perroy est né en 1960. Depuis 1988, il poursuit sa double vocation de poète et de frère consacré, et vit en Sologne. Bernard Perroy a publié une dizaine de recueils (Sac à mots, Al Manar, Petit Pavé, Ad Solem…) et des poèmes en revues (Arpa, Friches, 7 à dire, Les Cahiers du Sens…).

Bernard Perroy

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