1)    Recours au Poème affirme l’idée d’une poésie conçue comme action politique et méta-poétique révolutionnaire : et vous ? (vous pouvez, naturellement, ne pas être en accord avec nous, ou à être d’accord dans un sens diamétralement opposé au nôtre)

            Si l’on entend le terme poli­tique comme étant “l’or­gan­i­sa­tion des pou­voirs à tous les niveaux de la vie”, depuis la sphère publique jusqu’aux plus intimes espaces intérieurs, alors oui, la poésie est action poli­tique et méta-poé­tique révo­lu­tion­naire. La poésie n’au­rait aucun sens si elle était close sur elle-même ; c’est une pra­tique qui touche à des forces qui la débor­dent de toutes parts et qui l’en­joignent à s’ou­vrir sur son dehors. Pas unique­ment des forces qui ne seraient que de nature lan­gag­ière ou sym­bol­ique, mais des forces de vie mul­ti­ples et hétéro­clites qui tra­versent le vivant. En ce sens, faire de la poésie, de la pein­ture, ou de la musique, c’est men­er un com­bat poli­tique ; c’est annon­cer, ou rap­pel­er, que “la vraie vie est ailleurs”. Ailleurs, c’est-à-dire : sous un autre mode que celui défi­ni par les insti­tu­tions d’en­seigne­ment, la médecine et les sci­ences, ou les pre­scrip­tions de l’é­conomie poli­tique. Les forces de vie sont pris­es en masse dans des pra­tiques et des dis­cours qui n’ont de cesse de les amoin­drir, de les assu­jet­tir, ou de les juguler. C’est pré­cisé­ment en ces points d’ab­sorp­tion qu’il nous faut agir avec les moyens du bord. En l’oc­cur­rence, la parole poé­tique — une parole soucieuse de désens­abler le désir pris dans l’étau.

            Sans doute Antonin Artaud, cet impens­able sur­vivant de l’ex­trême, incar­na-t-il la plus exem­plaire, la plus absolue des ten­ta­tives visant à inau­gur­er hic et nunc une nou­velle ère du vivant. Pas une seule page d’Ar­taud qui ne soit un appel à l’acte révo­lu­tion­naire. Mais il n’est besoin ni de sa rage ni de son expéri­ence de la souf­france pour ini­ti­er, dans l’or­dre de la sen­si­bil­ité, une périlleuse insur­rec­tion. Lais­sons à la parole le soin de nous taraud­er les sangs et de nous labour­er le cœur, et nous serons sous peu rap­pelés à des forces de vie tout entières atten­tives à accroître le vivant.         

 

2)    « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve ». Cette affirmation de Hölderlin parait-elle d’actualité ?

            Cette pen­sée de Hölder­lin fait écho en moi dans un dou­ble sens.

            Le péril : ce qui met en dan­ger ; Ce qui sauve : ce qui résiste. Là où la men­ace s’ac­centue, s’ac­crois­sent égale­ment les forces de résis­tance. Plus l’op­pres­sion et la répres­sion iront gran­dis­sant, plus elles se ver­ront opposés, même minori­taires, des mou­ve­ments de résis­tance. Il me sem­ble que tel est effec­tive­ment le cas dans tous les domaines de l’ex­is­tence. A com­mencer par le corps : à l’in­va­sion d’a­gents infec­tieux répond naturelle­ment une pro­liféra­tion d’an­ti­corps. Sur un tout autre plan, le mon­stre de la mon­di­al­i­sa­tion a engen­dré nom­bre de mou­ve­ments alter­mon­di­al­istes. Ou encore, la dif­fu­sion effrénée de la lit­téra­ture de masse a provo­qué la ger­mi­na­tion d’au­teurs mar­gin­aux œuvrant dans l’om­bre. Cer­tains résis­tent sur le bitume comme d’autres résis­tent dans la langue.

            Ou alors, le péril com­pris comme prise de risque, et ce qui sauve comme fruits de l’in­con­cev­able. Mais le risque pris ne garan­tit nulle­ment que l’in­con­cev­able, s’il devait être atteint, aura pou­voir de sauver. Il n’est pas rare qu’en con­voitant l’in­con­cev­able, l’e­sprit se con­damne bru­tale­ment à la folie. Ce qui aurait pos­si­ble­ment pu sauver ne fait que per­dre plus irrémé­di­a­ble­ment encore. Hölder­lin lui-même, ou Niet­zsche, ou encore Van Gogh, font par­tie de ces esprits éprou­vés qui en firent la ter­ri­ble expérience.

 

3)    « Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; – sans poésie, jamais ; et ceux d’entre vous qui disent le contraire se trompent : ils ne se connaissent pas ». Placez-vous la poésie à la hauteur de cette pensée de Baudelaire ?

            La pre­mière par­tie de cette cita­tion relève à mon sens de l’év­i­dence : dans la mesure où sa sub­stance s’y abreuve, le poète, qui con­sacre à la parole l’essen­tiel de son exis­tence, ne peut se pass­er de poésie, quand bien même celle-ci devrait demeur­er quelque temps à l’é­tat de latence.

            Ce serait plutôt la sec­onde par­tie de la cita­tion qui retiendrait mon atten­tion ; j’ai le sen­ti­ment qu’il y a dans ces mots comme un appel ou une invi­ta­tion. Invi­ta­tion à laiss­er la poésie se décou­vrir en cha­cun, appel à un type d’homme d’un genre nou­veau. Comme si la poésie ne pou­vait par nature se lim­iter à n’être que la lubie de quelques rares illu­minés, mais qu’elle avait à devenir l’af­faire de tout un cha­cun. Baude­laire sem­ble ici nous inviter à prêter l’or­eille à cette parole qui débor­de large­ment le seul domaine des mots, à nouer ou à renouer avec cette dimen­sion de la vie où la poésie devient plus sub­stantielle encore que le pain nourrici­er. Mais cette dis­po­si­tion, cet accueil de la parole, on ne pour­ra s’en approcher sans un chem­ine­ment long et incer­tain à tra­vers l’opac­ité qui nous com­pose. Quelque part sous l’im­age brisée gisent les clefs d’une habi­ta­tion poé­tique de la Terre. Encore faut-il pou­voir nous mon­tr­er dignes d’aller les déterrer.

            “Et ceux qui dis­ent le con­traire ne se con­nais­sent pas” : ces mots réson­nent en moi comme un appel à l’avène­ment d’un homme nou­veau, l’homme qui, ayant été au bout de soi, décou­vre que l’ex­is­tence et le poé­tique ne font plus qu’un dans leur devenir commun.

 

4)    Dans Préface, texte communément connu sous le titre La leçon de poésie, Léo Ferré chante : « La poésie contemporaine ne chante plus, elle rampe (…) A l’école de la poésie, on n’apprend pas. ON SE BAT ! ». Rampez-vous, ou vous battez-vous ?

            La poésie, très cer­taine­ment, est une forme de com­bat. Mais la pein­ture ou la musique ne le sont pas moins. Et ce sans par­ler de ces cen­taines de mil­liers de per­son­nes qui, jour après jour, mènent une lutte assidue dans cha­cune des alvéoles de la société. Je ne con­nais pas de poésie qui rampe ; ou si elle rampe, c’est que les rep­ta­tions con­stituent son mode de résis­tance. Fort heureuse­ment, la parole poé­tique emprunte une mul­ti­plic­ité de voix dis­so­nantes, et toutes ne mon­tent pas au front tam­bour bat­tant. Il y a des com­bats d’une déli­catesse extrême qui, pour être menés à bien, requièrent des moyens extrême­ment sub­tils. À témoin, la parole d’An­dré du Bouchet. Peut-être est-elle plus ram­pante que chan­tante, plus assour­die que clairon­nante, il n’empêche, son com­bat n’en est pas moins essen­tiel et réfrac­taire à tout com­pro­mis. A sa façon, du Bouchet aus­si est un com­bat­tant, des plus sin­guliers. Or, on ne com­bat jamais quelque chose sans en même temps se bat­tre en faveur d’autre chose. La ques­tion serait alors de savoir à l’en­con­tre de quel mon­stre nous nous posi­tion­nons, et ces forces que l’on injecte dans le com­bat, en faveur de quels lende­mains plaident-elles ? C’est une ques­tion très com­pliquée, car il est dif­fi­cile de savoir claire­ment jusqu’à quels tré­fonds l’op­pres­sion plonge ses racines. Il se peut que nous par­tici­p­i­ons à ren­forcer cela même que nous croyions com­bat­tre. D’au­tant plus lorsque l’arme ou l’outil s’avère être, comme dans le cas présent, la langue, qui est de fond en comble sat­urée de pou­voirs indéchiffrables. Quoi qu’il en soit, la parole engage, et il con­vient de se met­tre au clair quant à savoir quel type de puis­sances notre parole s’ap­prête à servir.

 

5)    Une question double, pour terminer : Pourquoi des poètes (Heidegger) ?  En prolongement de la belle phrase (détournée) de Bernanos : la poésie, pour quoi faire ?

            Si ma mémoire est bonne, c’est Lorand Gas­par qui dis­ait quelque part que faire de la poésie, c’est une façon “d’ap­pren­dre à respir­er”. Cela sem­ble peu de choses, mais cette propo­si­tion implique en vérité énor­mé­ment. Sans même nous attarder sur la ryth­mique du corps, la dynamique du souf­fle, ou la musique de la langue, j’en­tends en cette propo­si­tion que la poésie nous enjoint à un tra­vail visant à réalis­er les con­di­tions d’ex­is­tence à la réu­nion desquelles l’air nous deviendrait enfin res­pirable. On étouffe là où l’air pur fait défaut. Or, force est de con­stater que les espaces res­pirables se raré­fient, et que nous nous voyons bien sou­vent con­traints d’adopter une ryth­mique alié­nante qui nous prive de res­pi­ra­tion pro­pre. Il est totale­ment vain d’e­spér­er “appren­dre à respir­er” dans un monde qui s’ingénie à saper le souf­fle à la racine ; la res­pi­ra­tion ne pour­ra trou­ver ses mod­u­la­tions pro­pres qu’en con­jonc­tion avec l’émer­gence d’une terre désireuse de lui offrir de l’air à sa mesure. Et la poésie, à l’in­star de toutes autres pra­tiques artis­tiques, veille à créer les con­di­tions d’ex­is­tence de cette terre non encore advenue.

            Avec l’avène­ment de la parole poé­tique sont tous ensem­ble ques­tion­nés les arcanes de la sen­si­bil­ité, les impal­pa­bles, les insond­ables, la matière brute du vivant. Partout où la cul­ture avait jusque là fait main basse sur la ques­tion du sens et la logique des rap­ports, des brèch­es sont creusées, des failles ouvertes, des graines sont semées. Impos­si­ble désor­mais de se sat­is­faire de l’u­ni­voc­ité, de l’opac­ité, de l’as­phyx­ie. Nous sommes amenés, quelque­fois mal­gré nous, à entrap­ercevoir, si proches, les lueurs de l’in­con­cev­able, qui ne sont rien de fan­tas­magorique, sinon les ter­mes encore indéfi­nis d’un autre mode de la Présence. Et de cela, il revient aux poètes non seule­ment de témoign­er, mais plus puis­sam­ment encore, de par l’en­gage­ment de leur parole, d’en provo­quer l’avène­ment. Une Terre ren­due à la terre ; une terre ajustée à la Terre… Ain­si, la poésie en son accom­plisse­ment nous rap­pelle, ou nous annonce, à chaque scan­sion du souf­fle, qu’une autre vie est pos­si­ble et que la parole œuvre ardem­ment à sa réalisation.

            La terre n’a pas dit son dernier mot, et le désir à peine a‑t-il com­mencé à bal­bu­ti­er. Aus­si, la poésie est une façon de garder espoir en l’homme. 

 

 

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