Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

Par | 16 février 2013|Catégories : Rencontres|

 

Sec­ond entre­tien entre Math­ieu Hil­figer et Jean-Marc Sour­dil­lon, auteur de Dix sec­on­des tigre :
Nais­sance discontinue

 

 

1/ Le temps, la naissance

 

Math­ieu Hil­figer : J’aimerais main­tenant t’entretenir un peu de la ques­tion du temps. Le temps trou­ve une place bien sin­gulière dans ton texte ; les mar­ques du temps sont nom­breuses, mais sa lec­ture reste com­plexe, je dirai pourquoi à mon sens.

            Tout d’abord ce que l’on décou­vre en pro­gres­sant dans la lec­ture, c’est le grand cycle annuel que tu peins sur les pages de ton livre, qui se déplie sai­son après sai­son. Le cycle naturel offre cer­taine­ment un ancrage impor­tant pour le poète, surtout pour celui comme toi qui entend par­ler de nais­sance. L’ensemble donne la sen­sa­tion d’un chemin ini­ti­a­tique par­cou­ru au fil de la plume, de pas qui déposent leurs empreintes déli­cates sur une voie qui doit con­duire vers la nais­sance, vers sa meilleure com­préhen­sion, d’abord sim­ple­ment car c’est elle qui donne vie, mou­ve­ment, et con­stitue alors le fil directeur de ton écri­t­ure. Tu es par­venu finale­ment à don­ner un dynamisme interne très pro­fond à ton poème, une direc­tion unifiée alors que c’est le plus frag­ile, le plus risqué qui est approché : la vie même.

            Ain­si, le poème qui ouvre ton livre s’intitule « Le poème du Nou­v­el An ». Il inscrit d’emblée dans le recueil l’image de la nais­sance, ses modal­ités frag­iles : crois­sance, mou­ve­ment, trans­fig­u­ra­tion vers l’âge, souf­fle, etc. Puis tu évo­ques l’hiver dans le poème « Dix sec­on­des tigre », au cœur duquel luisent d’autant plus inten­sé­ment le pelage et l’œil du félin. Puis vient le « Ciel de mars », qui intime, presque menaçant, à revenir en pen­sée et en acte vers la belle sai­son. Le print­emps jail­lit ensuite avec le long poème « For­syth­ias », qui n’est donc pas le temps exclusif de la nais­sance, puisque les êtres ne l’attendent pas tou­jours pour venir au monde. Le mois de mai se lève dans les couleurs et les reflets de « Juste avant l’eau ». Puis déjà les pre­miers signes de l’automne, les prémiss­es de la mort dans « Ce que sep­tem­bre déclenche », qui est autant l’annonce d’une nou­velle nais­sance, sep­tem­bre, mois tout de mou­ve­ment comme le titre le rap­pelle, aux cieux vari­ables et sou­vent mys­térieuse­ment beaux, et « l’été tout entier qui penche et qui bas­cule ». L’hiver enfin n’aura plus qu’à gag­n­er le reste des territoires.

            Les yeux ouverts, abat­tant les calques et les cadres de la rai­son, tu as voulu suiv­re la trame de tes sen­sa­tions. Celle-ci naturelle­ment a été tis­sée par la main du temps, d’un mou­ve­ment uni­versel, de (re)naissance. Parviens-tu à décou­vrir la nais­sance même au cœur de l’hiver ? Le monde ne serait-il juste­ment pas, pour tout poète, une grande âme, à laque­lle Pla­ton don­nait comme déf­i­ni­tion élé­men­taire celle de « principe de mouvement » ?

 

Jean-Marc Sour­dil­lon : L’écriture est elle-même une ini­ti­a­tion. Elle avance sans le chercher par étapes et dégage dans une vie le fil d’or qui l’unifie souter­raine­ment et lui donne sens, ou la con­duit. Suiv­re ce fil, sans idées pré­conçues, en se lais­sant guider par le seul sen­tir, presque fer­mant les yeux, faisant con­fi­ance, c’est cela, pour moi écrire, une sorte de risque intérieur, une façon de vivre à décou­vert, volon­taire­ment désabrité, vul­nérable pour con­sen­tir, de ce « con­sen­te­ment insup­port­able et dur qui ani­me la pas­siv­ité » comme dit superbe­ment Lév­inas, à ce que la vie nous pro­pose. Accueil­lir les nou­velles que la vie nous donne d’elle-même et pour y par­venir déchiffr­er ce que sans cesse les sens nous appor­tent sous la forme d’événements, micro-événe­ments affec­tifs ou sen­si­bles. Jean-Pierre Lemaire est par­mi les poètes que je con­nais, celui qui incar­ne le mieux cette pos­ture si dif­fi­cile à tenir. C’est pourquoi, j’ai voulu plac­er son nom au cen­tre du livre, à l’entrée du poème qui s’appelle « Dôme ». Le fil, les morceaux de fil qui ain­si se décou­vrent, lorsqu’ils se sont mis à scin­tiller dans ma nuit, se sont d’abord présen­tés à moi sous la forme d’une « déhis­cence », c’est le nom qu’ils sont allés trou­ver dans la langue : c’est-à-dire ce moment où le regard du tigre, néces­saire­ment pri­maire, pris­on­nier d’une vision uni­taire et solip­siste, par­venu au bout de sa course, se brise, s’ouvre sur le plusieurs, la dis­so­nance, la polyry­th­mie, la nais­sance plurielle et en tous sens. Le temps de la semence et de l’ouverture au devenir, de l’apprentissage de la danse… Il a fal­lu, pour cela que le tigre se décou­vre proie et se mette à saign­er abon­dam­ment. Hémor­ragie d’être. L’issue était dans la blessure. On pou­vait voir à tra­vers. Puis, à l’étape suiv­ante, le fil a pris un autre nom : la nais­sance. Petite révéla­tion per­son­nelle, presque une con­ver­sion, ce jour où l’événement de la nais­sance de mes enfants a reten­ti après coup dans mon imag­i­naire, dans mon his­toire, dans le grand paysage ouvert des Cévennes, trou­vant l’accès aux mots pour se dire. J’y suis encore, même si les choses de nou­veau bougent.

 

M. H. : Et nous retrou­vons de nou­veau le mou­ve­ment infi­ni, le voy­age inachevé du vivant, quelque chose comme la foulée des pas qui se sup­por­t­ent l’un par l’autre.

 

J.-M. S. : Que ce mou­ve­ment approché, pressen­ti, suivi intu­itive­ment dans une vie, dans ce qu’elle a d’unique, de plus sin­guli­er, rejoigne le mou­ve­ment d’autres vies, et même les mou­ve­ments qui par­courent le monde, son souf­fle, c’est ce que j’espère et que j’ai essayé de dire dans le dernier poème du livre « Le chemin de Gabri­ac ». Il était donc « naturel » que la décou­verte des saisons (ou plus pré­cisé­ment des mois) vienne s’inscrire dans le pro­longe­ment de ce chemin. Alors oui, il y a de la nais­sance même au cœur de l’hiver. Cela, quelqu’un l’a très bien dit : Wal­ter Ben­jamin. « L’origine ne désigne pas le devenir de ce qui est né, mais bien ce qui est en train de naître dans le devenir et le déclin. »

            Ta lec­ture vig­i­lante tombe par­ti­c­ulière­ment juste. Tu as l’art de met­tre l’écriture des autres en valeur.      Je voudrais juste soulign­er ce fait que s’il y a du sym­bol­ique dans cette pra­tique de l’écriture, il est sec­ondaire. Ce qui vient en pre­mier, ce sont les sen­sa­tions, les expéri­ences. Il ne s’agit ni de voir les choses pour ce qu’elles sont, comme dans la démarche réal­iste, ni de retrou­ver en elles les grands sym­bol­es, les grands arché­types qui struc­turent notre esprit (même si, évidem­ment, il faut les accepter lorsqu’ils se ren­con­trent), mais de voir à tra­vers elles, leurs rap­proche­ments, d’y lire en trans­parence notre vie telle qu’insoupçonnablement elle devient, de faire de la vie un vit­rail où elle se révèle elle-même. 

 

 

2/ Retour sur le temps du tigre

 

M. H. : Je voudrais main­tenant pro­gress­er dans la ques­tion du temps, mais en la reliant à notre échange sur celle de la pré­da­tion qui en était le coeur. Je par­lais d’une idée com­plexe du temps, très intéres­sante dans ton texte : si le temps est un mou­ve­ment per­pétuel de nais­sance et de mort, il se déploie par le truche­ment des seuils, de moments clés, de bas­cules, entre des péri­odes plus sta­tiques et lentes.

Les « sec­on­des tigre », ce sont d’abord ces instants d’intensité unique dans une vie, où le temps appa­raît comme syn­copé. Le pre­mier mou­ve­ment du poème « Dix sec­on­des tigre » nous dit ain­si : « Soleil d’hiver der­rière les feuil­lages à l’instant de dis­paraître. » Puis : « D’un coup il a été sur nous. Sans un bond. » (p. 15). C’est une com­pres­sion du temps, un écrase­ment sur lui-même ; le tigre brûlant c’est la com­bus­tion spon­tanée du temps, comme dans l’instant sub­lime, dont le par­a­digme serait peut-être la chas­se pré­da­trice. Cela me fait penser au proverbe « Le lion ne bon­dit qu’une fois », dont Freud a affir­mé la lucide vérité. Tu écris pour ta part : « Quand le tigre bon­dit, c’est une décharge. » (p. 17) ; puis nous lisons une autre com­para­i­son : « Ton­neau de poudre qui explose, se recom­pose » (p. 19) ; tu par­les égale­ment du « ressort trop ten­du » (p. 18, puis p. 20), comme si ce qui don­nait l’impulsion à l’acte pré­da­teur n’était pas (seule­ment) le mus­cle, mais une ten­sion exces­sive dépas­sant la volon­té ani­male, une mécanique pul­sion­nelle incon­trôlable. L’esprit ne doit pas man­quer le kairos, l’occasion oppor­tune d’intervenir par la parole sur un objet, l’interprétant et lui don­nant un nou­veau con­tour con­ceptuel ; le corps ne doit pas la man­quer afin de saisir sa chance : bondir sur sa proie à l’instant cri­tique, ou faire le saut de côté pour éviter « la gueule hurlante, héris­sée de dents et de crocs » (p. 17, que j’ai déjà citée).

            Ce temps syn­copé pro­duit une sec­onde sub­lime qui n’est peut-être qu’un instant. Pour­tant, cette frac­tion sera déter­mi­nante pour l’être, pos­i­tive­ment ou néga­tive­ment ; en tous les cas elle le chang­era pro­fondé­ment. Il y a d’autres instants sub­limes que tu évo­ques : cer­tains états de la lumière dans l’œil, l’inflorescence print­anière, l’amour, etc. Dirais-tu comme moi que l’instant ‘’tigre’’, ‘’l’instant T’’ dirais-je, est un temps sub­lime ? A moins que ces dix sec­on­des-là soient pré­cisé­ment celles où l’on « cesse d’être une proie » (p. 21), où serait excep­tion­nelle­ment sus­pendue la pré­da­tion uni­verselle, l’immense chas­se qui définit la rela­tion dans le règne pré­da­teur (auquel l’homme appar­tient). Je pense égale­ment ici à un frag­ment de Char : « Etre du bond. N’être pas du fes­tin, son épi­logue » (le frag­ment n°197 des Feuil­lets d’Hypnos qui me sont chers).

 

J.-M. S. : Ques­tion par­faite­ment posée, à laque­lle il n’y a pas grand-chose à ajouter. Instants sub­limes, oui, au sens où ils valent pour leur inten­sité, nous font faire un bond au-dessus de l’ordinaire, à côté du biologique, dans la clair­ière, visant autre chose que l’art, ou que le beau…. La poésie, ou plutôt la vie poé­tique, me sem­ble-t-il, est faite de ces instants. « Min­utes d’éveil », dis­ait Rim­baud, « instants pul­satiles », dis­ait Bachelard, si rares, où nous sommes présents au présent, éveil­lés pen­dant l’événement, suprême­ment atten­tifs, où nous vivons en con­science. C’est là, en eux, quand ils s’ouvrent dans notre vie que nous rejoignons le courant dis­con­tinu de notre nais­sance (tu dirais peut-être, l’origine ?). Il faudrait ajouter que cha­cun d’eux exige de nous une totale présence, que nous allions jusqu’au bout d’eux-mêmes, de ce qu’ils nous pro­posent, que nous nous y accom­plis­sions jusqu’à l’épuisement. Ce que traduit à mon sens la métaphore du bond. Le tigre est celui qui s’éveille au som­met de son bond et s’y décou­vre chevreuil, fontaine, oiseau, l’habitant d’un autre règne, étranger à la logique de la prédation.

Je ne te suiv­rai sans doute pas quand tu dis que l’acte poé­tique, dans sa visée inter­pré­ta­tive, cherche à pro­duire de nou­veaux con­cepts. J’ai suivi les cours d’Yves Bon­nefoy (que tu as inter­rogé) au col­lège de France, il m’en est resté quelque chose. Plus pro­fondé­ment, Jac­cot­tet et María Zam­bra­no m’ont appris à regarder. L’acte poé­tique, pour moi, n’a pas son mod­èle dans l’acte cog­ni­tif (l’acte de con­nais­sance), mais dans la rela­tion inter­sub­jec­tive. La ques­tion que pose la poésie n’est pas « qu’est-ce que c’est ? Quel est le sens ? », mais, comme le dit Jean de la croix au début du Can­tique spir­ituel : « où t’es-tu caché », ou encore Rilke dans la pre­mière de ses Elé­gies : « Qui si je cri­ais, m’entendrait donc ? ». Autrement dit, elle n’est pas la ques­tion que se posent les savants, les philosophes, tous les hommes avides de con­nais­sance (on est encore dans la pré­da­tion) mais la ques­tion que posent les amis, les amants, les orants, les amoureux. Aus­si, dans le poème, ce qui se dérobe à la saisie par le verbe, ne devient-il pas con­cept mais fig­ure, appari­tion dis­parais­sante, de la vie qui pal­pite encore dans les mots qui la désig­nent, qui cherchent à la dire. Et ce à quoi aspire du plus pro­fond de lui-même celui qui écrit, ce n’est pas tant à con­cevoir, serait-ce pour y voir plus clair, qu’à être lui-même conçu, (ce qui sans doute lui per­me­t­tra de voir autrement) ; bref à naître plutôt qu’à se ren­dre maître.

  Me touche beau­coup le fait que tu cites ce frag­ment de Char. Je l’avais appris par cœur dans mon ado­les­cence (avec le n°5 des mêmes Feuil­lets d’Hypnos – qui vaut bien, en inten­sité sen­tie, celui de Chanel) et oui, il est der­rière les Dix sec­on­des tigre. Tu as visé juste.

 

M. H. : Certes la poésie n’est pas du côté de la pen­sée con­ceptuelle, mon ami Yves Bon­nefoy nous l’a si bien rap­pelé et enseigné, maître au désamorçage des automa­tismes de la langue pour mieux débus­quer les sources sym­bol­iques où s’abreuve naturelle­ment le poème. Cepen­dant, il me sem­ble que la poésie reste une visée, au télos impos­si­ble, car nous per­dons tout de même l’essentiel de l’objet dans le dire, mal­gré cet extra­or­di­naire effort que pro­duit la poésie, qui est le poème même. C’est en ce sens que j’osais le terme « con­cept » : je crois que le poète ne doit pas oubli­er que lui aus­si, finale­ment, passe par les ciseaux des mots, qui ne sont rien d’autre que des con­cepts, des reflets des choses enser­rées dans des grammes. Devenant lan­gage, l’expérience fait sens, apporte sa pierre à l’élucidation de l’existence, mais s’est éloignée de la saveur éprou­vée. Et mal­gré tout le poème est à l’œuvre, encore et encore, « quelque part dans l’inachevé ». Para­doxe du poète : s’en­fon­cer dans la langue mais pour mieux s’en arracher.

           

J.-M. S. : Ciseaux, oui, mais oiseaux par­fois aus­si, les mots, quand ils migrent ensem­ble, portés par le mou­ve­ment de la parole, vers la chose à dire sans être sûrs de pou­voir l’atteindre. J’établirai d’abord une dis­tinc­tion entre le con­cept et l’image. Le con­cept, comme le dit le mot alle­mand Begriff saisit selon la logique de la griffe ou de la pré­da­tion. Définir, c’est met­tre un terme (un mot et une fin), trac­er des con­tours, enfer­mer dans des lim­ites, faire du lan­gage une grille ou une cage. Con­naître, c’est colonis­er, maîtris­er, ras­sur­er, exercer un pou­voir. Ce qui est bien sûr néces­saire. L’image, à la dif­férence du con­cept, n’enferme pas les choses dans leur déf­i­ni­tion, elle, ne cerne rien, ne cap­tive rien ; au con­traire, elle ouvre la cage, elle est du sens à l’état nais­sant. A l’image, dans l’usage poé­tique de la langue, s’ajoute le rythme qui est inscrip­tion de la présence vivante, sin­gulière de celui qui par­le dans les mots. L’essentiel n’est pas per­du dans le poème mais désigné dans le proche ou le loin­tain de l’expérience vécue. La lec­ture serait cette capac­ité de refaire en soi l’acte ou le geste de la désig­na­tion qui est dans le poème et de le pour­suiv­re le plus loin pos­si­ble, d’accompagner le mou­ve­ment de la parole (ou de la poésie) tra­ver­sant les signes en direc­tion de la chose à dire pour la laiss­er vivre.

            On peut dis­tinguer deux rap­ports au lan­gage qui dans la théorie s’opposent mais dans la pra­tique ne cessent de se mêler : l’un met l’accent sur les mots, ce qu’il y a de plus sta­tique dans le lan­gage (même si, quand on écrit un mot, on tra­verse plusieurs couch­es de sig­ni­fi­ca­tions et se relie par sig­nifi­ants et métonymies inter­posés à tous les mots envi­ron­nants qui se met­tent à clig­not­er) ; d’une cer­taine façon, le mot immo­bilise la pen­sée, le regard, l’imagination dans une représen­ta­tion arrêtée du réel. L’autre met l’accent sur la phrase, le dis­cours, la parole en tant qu’elle est visée, mou­ve­ment, tra­ver­sée des signes en direc­tions de ce qu’il y a à dire.

            Moins mots que gestes qui désig­nent, pris dans le mou­ve­ment du vers, de la phrase, du rythme qui organ­ise le mou­ve­ment de la parole, la poésie, sans être la musique elle-même, est du lan­gage en dérive vers la musique. C’est de musique que par­lait Rilke dans cette mag­nifique for­mule que tu cites, et que Jankélévitch avait choisie comme titre à ses entretiens.

 

 

3/ Genre(s)

 

M. H. : Tu me dis­ais que de tout ce que tu as écrit, Dix sec­on­des tigre est ce qui ressem­ble le plus à un livre de poèmes, et ce, même si de nom­breux pas­sages en prose y trou­vent place. Dans les textes que j’avais pu lire de toi, en par­ti­c­uli­er ceux que tu m’avais don­nés pour la revue Le Bateau Fan­tôme, nous retrou­vions cette car­ac­téris­tique, et il est évi­dent que les appré­ci­a­tions formelles t’importent peu. Et finale­ment, il en résulte une impres­sion de grande lib­erté expres­sive. La prose se mêle à la poésie, le vis­i­ble à l’invisible, le con­cret au transcendant.

            Dix sec­on­des tigre est sans aucun doute un texte de poésie, un long poème. Je pour­rais dire aus­si : un con­te philosophique plein de poésie ou un réc­it poé­tique, celui racon­tant l’expérience ini­ti­a­tique d’un homme tâton­nant dans la vaste jun­gle du Ben­gale des sen­sa­tions et des cor­re­spon­dances, à la recherche des per­les de verre de ces sen­sa­tions et de ces cor­re­spon­dances, l’œil en avant, atten­tif à tout sur les pistes bar­i­olées d’animalité, incendiées de couleurs, vers une prob­a­ble libéra­tion de son âme. Quelle rela­tion entre­tiens-tu avec le genre du conte ?

 

J.-M. S. : Oui, un seul poème. C’est vrai, croisant poésie et prose.

            J’aime bien ce que tu dis des « per­les de verre » (Her­mann Hesse pas loin), d’autant plus que la lumière quand elle se pose sur l’œil du félin le trans­forme en bille de verre, le rend fluorescent.

            C’est peut-être moins le genre du con­te que celui de la nou­velle qui m’est proche. J’écris surtout des poèmes et des nou­velles, de longs poèmes et de cour­tes nou­velles, croisant les gen­res. Baude­laire avait remar­qué com­bi­en ces deux formes étaient voisines.

 

M. H. : La pen­sée philosophique nour­rit-elle ta poésie ?

 

J.-M. S. : La pen­sée philosophique con­stitue un sup­port irrem­plaçable lorsqu’il s’agit d’interpréter des textes ou de s’expliquer avec son héritage ; mais dans la mesure où elle est con­ceptuelle, elle bloque plus qu’elle ne nour­rit l’activité imag­i­nante de l’écriture qui néces­site une sorte d’indétermination ou de flot­te­ment dans les con­tours que María Zam­bra­no appelait « la pénom­bre ». Les pen­sées d’Emmanuel Lév­inas ou de Michel Hen­ry, par exem­ple, dont je me suis sen­ti proche parce qu’elles m’éclairaient sur les préoc­cu­pa­tions qui sont les miennes, restent en dehors de l’écriture. Les choses ont été par­faite­ment nom­mées et n’ont donc plus besoin de l’être. En revanche, des pen­sées « poé­tiques », c’est-à-dire deman­dant inten­tion­nelle­ment à être com­plétées, ouvrant sur la vie en tant qu’elle est vécue sin­gulière­ment par cha­cun d’entre nous, sont au cœur de la pra­tique de l’écriture. C’est le cas par exem­ple de la pen­sée de Joë Bous­quet, cette façon qu’il a d’envisager l’événement. C’est le cas aus­si de la pen­sée de María Zam­bra­no. J’ai ren­con­tré son œuvre tar­di­ve­ment mais au moment où j’étais prêt pour l’accueillir. Cela a été un éblouisse­ment. Elle était alors peu pub­liée en France et j’ai entre­pris de la traduire pour moi-même, pour entr­er dans son secret. Les amis à qui je la fai­sais lire refer­maient sou­vent vite le livre en dis­ant qu’ils ne com­pre­naient pas. Je dirais de cette pen­sée ce que Georges Per­ros dit de la poésie : qu’elle n’est pas obscure parce qu’on ne la com­prend pas mais parce qu’on n’en finit pas de la com­pren­dre. Ecrire a été par­fois une sorte de va-et-vient entre cette œuvre et ma vie. J’allais, avec mes mots, au devant d’un dou­ble mys­tère vivant, l’un éclairant l’autre dans une même pénom­bre, « avec des repères éblouissants ».

 

 

 

Dix sec­on­des tigre, L’Ar­rière-Pays, 2011.

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Conversation avec Jean-Marc Sourdillon

Par | 3 août 2012|Catégories : Rencontres|

De la pré­da­tion à la déhiscence

1/ La prédation

 

Math­ieu Hil­figer : Jean-Marc, ce sur quoi je voudrais m’entretenir en pre­mier avec toi, con­cerne la fig­ure du tigre. A la vérité, c’est cet ani­mal col­oré et quelque peu exo­tique, d’une rare beauté mais aus­si fasci­nant et effrayant, qui m’a d’abord attiré, con­duit à m’interroger sur sa présence dans ton recueil Dix sec­on­des tigre. J’ai voulu, peut-être imprudem­ment, suiv­re sa trace dans la jun­gle claire de ton livre, tout comme lui l’aurait cer­taine­ment fait avec une proie. Mais il est vrai qu’à l’abri des pages et de ta voix douce, je ne risquais pas que le tigre se retourne et me fixe de ses yeux implaca­bles, exigeant du temps restant de ma vie – car sa gueule est mor­tifère – une inten­sité qu’elle n’aurait peut-être jamais con­nue. En out­re, cette fig­ure de pure vio­lence rejoint les travaux que je mène sur les ques­tions de la vio­lence pré­da­trice et de l’o­rig­ine – nous y revien­drons peut-être.

Quel est ce tigre dont tu par­les ? Tu lui donnes présence dans le titre même de ton ouvrage, Dix sec­on­des tigre, for­mule extraite des Poteaux d’angle de Michaux, que tu cites en épigraphe : « Qui en toute sa vie eut seule­ment dix sec­on­des tigre ? » A la lec­ture de cette ques­tion de Michaux et des pre­miers poèmes du recueil, nous pen­sons assez naturelle­ment au poème The Tyger de William Blake, dont je rap­pelle la pre­mière stro­phe : « Tyger ! Tyger ! burn­ing bright / In the forests of the night, / What immor­tal hand or eye / Could frame thy fear­ful sym­me­try ? ». En effet, le tigre que tu dessines lui ressem­ble comme deux étin­celles : il est lui aus­si « burn­ing bright », « brûlant bril­lant », lui aus­si sa « ter­ri­ble étreinte » (dread grasp) demande qui pour­rait oser « enclore ses mortelles ter­reurs » (its dead­ly ter­rors clasp). Tu écris ain­si : « Ton cri, son héris­sé de flammes et de vent, grand paon enflam­mé dans sa cage, c’est toi, tigre, dans ta nuit triste – ton annon­ci­a­tion. » (p. 16), ou « la fureur dans la four­rure, la ter­reur sur fond obscur », « gueule hurlante, héris­sée de dents et de crocs. » (p. 17). Lui aus­si rôde et feule dans la nuit, « son ombre mélangée à sa flamme » ; « C’est cette nuit, n’est-ce pas, qui te tient et pour qui tu chas­s­es. Chien de la nuit. » (p. 18).

           

Jean-Marc Sour­dil­lon : Mer­ci, Math­ieu, de m’offrir l’occasion de m’expliquer avec ces Dix sec­on­des tigre. Il ne s’agit pas pour moi, bien sûr, de pro­pos­er un com­men­taire ni de dire quelle sig­ni­fi­ca­tion ce texte aurait pour moi, mais de répon­dre à tes ques­tions de façon à appro­fondir avec toi le mou­ve­ment qui nous con­duit l’un et l’autre, sans doute d’une manière dif­férente, vers l’écriture : sa « voix d’expérience » pour repren­dre ton expres­sion, ou, « sa voie basse » comme on dit dans les salles de tra­vail au moment de l’accouchement.

            Tout part tou­jours de ce qui se vit. C’est la pre­mière, la pri­mor­diale leçon de Philippe Jac­cot­tet et de María Zam­bra­no. Au com­mence­ment de ce texte donc, comme des autres, quelque chose de très con­cret, une sen­sa­tion, un heurt bref avec le réel, un micro-événe­ment qui déclenche le geste d’écrire. J’étais avec mes enfants, très jeunes (deux, trois ans), un soir d’hiver à Thoiry dans la région parisi­enne. Il y a là, comme cha­cun sait, un espace pro­tégé où les ani­maux sauvages vivent en semi-lib­erté. On peut par­courir cet espace en voiture. Mais il y a, égale­ment, un zoo tra­di­tion­nel situé dans le parc du château. Nous reve­nions du zoo, en remon­tant vers la sor­tie. C’était un très beau cré­pus­cule d’hiver, le parc, des allées, la pelouse, les stat­ues étaient déjà plongés dans l’obscurité. Nous étions les derniers vis­i­teurs, les gar­di­ens nous avaient pressés mais les petits enfants, tu le sais, marchent lente­ment. Nous lon­gions une haie près du château quand soudain à côté de nous, mais vrai­ment tout proche, de l’autre côté de la haie, nous avons enten­du un hurlement. La suite, tu la con­nais, elle est dans le texte. Je tenais cha­cun de mes enfants par la main, tous les trois nous n’avons plus été qu’un seul sur­saut, qu’une seule stu­peur en sus­pen­sion dans la nuit. Je me suis sen­ti dans ce cri aus­si petit, aus­si vul­nérable qu’eux ; pour le dire autrement, je me suis sen­ti très exacte­ment proie.

            Pen­dant ce bref instant (après il a fal­lu ras­sur­er et mon­tr­er ce qui se cachait der­rière la haie), le réser­voir depuis longtemps refer­mé des ter­reurs d’enfance s’est rou­vert. L’écriture est venue dans le sil­lage de cet événe­ment, me plaçant simul­tané­ment sur ses deux ver­sants : l’adulte et l’enfant, la proie et le prédateur.

 

M. H. : Je me suis juste­ment ren­du à Thoiry l’été dernier, et il était frap­pant de con­stater que les félins opéraient de loin la plus forte attrac­tion. Une sorte de pas­sage en verre de forme ronde, alors encom­bré de per­son­nes fascinées – adultes comme enfants –, tra­verse leur ter­ri­toire : il est ain­si pos­si­ble de voir des lions rugir, jouer, s’ac­cou­pler, se nour­rir des quartiers de viande qu’on leur lance (moment par­ti­c­ulière­ment atten­du de la foule), et surtout de ressen­tir le fris­son devant le bond d’un ani­mal sur la nef trans­par­ente, le regard fixé sur vous, ou le coup de pat­te sur la paroi. Les spec­ta­teurs se ren­dent acteurs du jeu ances­tral de la pré­da­tion, ils approchent l’in­stant cri­tique dont nous devrons repar­ler, celui où la vie est en jeu, instant fait d’ef­froi et de fas­ci­na­tion. Mais bien sûr, sans le dan­ger cri­tique : il s’ag­it encore d’une mise en scène domes­ti­quante, où l’an­i­mal­ité car­nas­sière garde à la pat­te la chaîne invis­i­ble de l’homme ; et cepen­dant, il sem­ble que l’in­stinct pré­da­teur sub­siste (désirs et réflex­es de chas­se), soit plus fort que le con­di­tion­nement aux habi­tudes ali­men­taires (la viande servie d’elle-même à heures pré­cis­es par les maîtres). Je vois encore ces jeunes femmes, le regard fasciné par les par­ties géni­tales du lion dressé au-dessus d’elles sur le dôme de verre… Peut-être les pré­da­teurs se recon­nais­sent-ils entre eux, ou bien l’homme recherche le fris­son de la chas­se (ou de la proie ?) qu’il a aban­don­né quelque part dans une steppe néolithique. Ou bien, nos­tal­gique, il observe à tra­vers les attrib­uts pri­mor­diaux son ani­mal­ité perdue.

 

J.-M. S. : Voilà pourquoi l’événement a eu lieu dans l’ouïe et la presque nuit, c’est-à-dire dans le totale­ment inat­ten­du, le non pro­gram­mé. Ce n’est que là que la sauvagerie féline pou­vait se déploy­er inté­grale, intacte, comme, peut-être on l’appréhende dans la jun­gle ou la savane.

 

M. H. : Ton tigre sem­ble tenir de Michaux et de Blake. Il tiendrait de Michaux, qui entre­prend une ten­ta­tive, rad­i­cale et dan­gereuse, pour réap­pren­dre puis enseign­er la ful­gu­rance ani­male que l’homme a per­due, qui chem­ine sur la voie d’expérience (experire : l’épreuve, le dan­ger) devant men­er à une renais­sance, à une nou­velle appro­pri­a­tion pleine de soi-même. Il tiendrait de Blake par les couleurs de son pelage, par l’enseignement de la place toute sin­gulière que tient le regard dans la rela­tion pré­da­trice, par l’enseignement égale­ment de l’instinct, cette force supérieure qui pousse la bête à exercer la pré­da­tion la plus rad­i­cale ; « Proie toi-même », écris-tu (p. 18), « Fauve libéré par son bond, que sa cage reprend » (p. 19) : tu pressens que le tigre ne serait que l’agent ou le min­istère d’une énergie archaïque plus forte que sa mus­cu­la­ture et sa volon­té, une forme d’instinct, la part pul­sion­nelle peut-être. Est-ce que les lec­tures de Blake et de Michaux ont ali­men­té ton texte ?

 

J.-M. S. : Ce ne sont ni Blake ni Michaux qui se sont présen­tés dans le courant de l’écriture, même si Michaux a beau­coup comp­té pour moi, mais des his­toires venues du pro­fond de l’enfance. Ce sont elles prin­ci­pale­ment qui ont fourni les images néces­saires à la con­fig­u­ra­tion de l’expérience. Je voudrais évo­quer au moins l’une d’entre elles qui n’appartient pas à la lit­téra­ture enfan­tine (Le Livre de la jun­gle…) mais à la mémoire famil­iale. C’est une his­toire que j’ai enten­du racon­ter sou­vent par des voix famil­ières et dans des ver­sions dif­férentes. Elle est arrivée à mon arrière-grand père, Edouard Sal­adin, ingénieur des mines en mis­sion au Tonkin. Lors de l’une de ses prospec­tions, les habi­tants ter­ror­isés d’un vil­lage lui avaient demandé, à lui et à l’ingénieur qui l’accompagnait, de tuer un tigre qui ensanglan­tait la région. A l’endroit qu’on lui avait indiqué, Edouard s’était accroupi, son fusil chargé entre les mains pour guet­ter le tigre. Celui-ci a sur­gi dans son dos, bondis­sant sur lui, lit­térale­ment le ter­ras­sant sous son poids. Edouard n’a eu que le temps de lui four­rer le fusil dans la gueule (comme dans Tintin). Un coup est par­ti, inutile. Son ami étant posté aux aguets de l’autre côté du four­ré, il s’est retrou­vé seul, le tigre sur lui, qui mor­dait la crosse de bois et le lacérait de ses griffes. Alerté par le coup de feu, l’ami a fini par arriv­er et loger trois balles dans la tête du tigre. La plus petite erreur d’appréciation, au moment du tir, aurait été fatale à Edouard. J’ai tou­jours vu au cou de ma grand-mère l’une de ces griffes que mon arrière-grand-père avait fait mon­ter en pen­den­tif : énorme pour mes yeux d’enfant. Il existe une ver­sion de cette his­toire rédigée par Edouard pour la revue de l’Institut Nation­al de Géo­gra­phie. Je n’en ai eu con­nais­sance que très tard, après avoir écrit « Les dix sec­on­des ». Les images nées de ce réc­it s’étaient durable­ment déposées dans la mémoire de l’enfance et attendaient la pre­mière occa­sion pour ressortir.

            L’extraordinaire « Tyger, tyger » de Blake n’appartient pas à ma cul­ture. D’autres références auraient été plutôt les miennes, mais je ne sais pas si elles ont joué au moment de l’écriture : Rilke et Borges (peut-être est-ce lui qui a inspiré Michaux), les chas­s­es aux tigres de Delacroix ou « Le Vieux qui lisait des romans d’amour » de Sepulveda.

            Ce sont donc plutôt les images venues de l’enfance qui ont per­mis de don­ner forme à l’événement qu’explorait l’écriture et de l’évoquer avec cette voix douce, si tu veux, ou peut-être « sourde » (à cause de mon nom).

 

 

2/ Orig­ine et violence

 

M. H. : Que pour­rais-tu dire au sujet de cette vio­lence et de son orig­ine ? Joue-t-elle pour toi un rôle dans l’acte poétique ?

 

J.-M. S. : A l’origine de l’acte d’écrire, dans ce texte, il y a bien, comme tu le dis si juste­ment, cette ren­con­tre orig­inelle avec la vio­lence, sa pro­pre vio­lence, la fin de l’enfance, « le brise­ment de la grâce croisée de vio­lence nou­velle », la décou­verte effarée de la puis­sance pul­sion­nelle qui con­stam­ment nous rejette dans l’archaïque. Tout part de là. C’est à par­tir de cette décou­verte, con­tre elle, pour s’expliquer avec elle qu’il a fal­lu écrire. Et pas seule­ment ce texte. Tout ce qui s’est écrit depuis le début. C’est pourquoi tu ne pou­vais trou­ver meilleure pre­mière ques­tion. Sans doute parce que c’est aus­si, par d’autres voies, d’autres événe­ments, ton expéri­ence (?). Ecrire, cela a d’abord été débat­tre avec « ça », qu’on sent en soi et hors de soi, ce trou­ble à l’origine de soi (« l’origine rouge » comme dit si par­faite­ment Valère Nova­ri­na), qu’au départ on est pour soi, qui nous sculpte de l’intérieur, effaçant le vis­age de l’enfance, lit­térale­ment nous défig­u­rant. Le pre­mier texte « achevé » que j’ai écrit (à 20 ans) s’appelait « Feule­ments » et était déjà une sorte de débat avec « ça », le feu, la brûlure, l’urgence de bondir. Mais il fal­lait sans doute une cer­taine matu­rité, la dis­tance et les instru­ments néces­saires pour repren­dre le débat et le porter plus loin.

            Il y a du trag­ique là-dedans ; peut-être ce texte a‑t-il été une façon d’essayer une écri­t­ure trag­ique aujourd’hui (mon his­toire per­son­nelle, mon héritage, me con­duisent du côté du trag­ique et de l’humour alors que l’époque préfère la mélan­col­ie et la déri­sion), d’interroger ce qui pour­rait rester dans nos vies d’une cer­taine forme du rap­port au sacré.

Tu cites dans ta ques­tion ce pas­sage qui évoque « la nuit triste » du tigre. Cette expres­sion, « la noche triste », est le nom que les com­pagnons d’Hernan Cortés avaient don­né à l’une de leur défaite. Les Espag­nols avaient prof­ité de la nuit pour fuir Mex­i­co mais cer­tains des leurs avaient été faits pris­on­niers par les Aztèques et offerts en sac­ri­fice par leurs prêtres au dieu Huichilo­bos. Après les avoir fait danser, on leur avait ouvert la poitrine avec des couteaux de pierre et arraché le cœur et les entrailles pour les présen­ter au soleil au-dessus des autels. La peau de leurs vis­ages, avec les barbes, avait été trans­for­mée en masques et leurs chairs dévorées.

            Ce qui est ressor­ti de l’écriture de ce texte, c’est d’abord une con­vic­tion. La con­vic­tion qu’il ne faut pas crain­dre d’aller remuer le trou­ble au fond de soi, parce qu’il se peut qu’il y ait, mêlé à ce trou­ble, quelque chose qui, bien que lié à lui, n’est pas lui, et peut-être n’est même pas soi mais qui est le plus pré­cieux et qui éclaire. Il faut, pour par­venir à le voir, opér­er une décan­ta­tion. C’est à cela qu’une « fig­ure de la pure vio­lence », en tant qu’elle est fig­ure, peut aider. Mais on court le risque de se laiss­er emporter par la parole et la pul­sion qui la guide, de ne pas sor­tir du désir, de la pro­jec­tion, de cette façon de tout ramen­er à soi, d’assimiler, d’absorber, d’effacer ou de réduire. Pour sor­tir du solip­sisme, il faut aller jusqu’au bout du bond en se faisant pré­da­teur et se débar­rass­er du pré­da­teur en se faisant proie, ou plutôt en le faisant proie, en lui rap­pelant qu’il n’est lui aus­si qu’une proie, la proie de cette puis­sance, instinct, pul­sion qui le gou­verne. La vio­lence, sa vio­lence, il est le pre­mier à la subir et il ne peut rien sur elle s’il ne lui donne pas la parole. Et lorsqu’il la lui donne, il décou­vre que sa voix, sa pro­pre voix devient pareille à celle de sa proie. Que se passe-t-il alors ? Ce qui advient et s’explore dans le reste du livre : la puis­sance de pro­jec­tion une fois neu­tral­isée par la parole qui la dit, la vision s’ouvre – et même se fend, douloureuse­ment, se déchire — sur cette révéla­tion de ce qu’on ne voit jamais parce qu’il est trop frag­ile ou vul­nérable pour être dis­cern­able : le nais­sant. Par la vio­lence de notre désir nous nous le cachions, faisant sur lui de l’ombre avec notre moi, notre appétit, le trans­for­mant en proie. Il fal­lait donc bris­er cette image comme on le fait d’une noix pour qu’à l’intérieur se lève un « toi » : quelqu’un paraît sur le pas de la porte, avec des yeux très clairs et, dans un souf­fle, avant de se retourn­er, sim­ple­ment dit : « allez, viens ! » Au bout du bond, s’il est suivi fidèle­ment jusqu’à son terme, le désir de pré­da­tion se ren­verse incom­préhen­si­ble­ment en désir de pro­tec­tion. Alors qu’on était sur le point de fon­dre sur l’autre, nous voici d’un coup en train de fon­dre devant lui, de crain­dre pour lui comme si con­stam­ment il était men­acé. Retournés comme un gant, toutes entrailles dehors, le désir ren­ver­sé, nous sommes tout entiers tra­ver­sés par cela, ce mou­ve­ment : le besoin de pro­téger. Nous nais­sons de là. Toute parole ne peut plus être désor­mais qu’adressée, on sort du « je », d’un état pre­mier du lyrisme pour pass­er au « tu », à l’appel, à l’adresse, à la prière, à d’autres formes d’intensité moins hal­lu­cinées peut-être. Tel est cet instant que j’appelle « la déhis­cence », qui se con­fond tout sim­ple­ment avec la décou­verte de l’amour comme on peut le lire dans « Le Poème du Nou­v­el an » ou « Ciel de mars », par exem­ple. Ecrire le tigre a donc con­sisté à chercher dans la fig­ure de la force, l’amoindrissement, le lieu pos­si­ble de l’effondrement de la force.

            Il faut avoir inten­sé­ment désiré pour en arriv­er là. Ce n’est que du sein du désir, du désir tra­ver­sé, que peut naître un regard qui ne juge ni ne dévore. Une cer­taine force, celle qu’avec toi j’appellerai « douceur » (on peut la décou­vrir en posant la main sur la fontanelle d’un enfant), est néces­saire pour assumer sa faib­lesse. C’est le don de la matu­rité à l’adolescence, la main qu’elle lui tend pour qu’elle se trans­forme sans renon­cer à ce qu’il y a de plus pur en elle, l’intensité de son désir, qui n’est autre que la très pro­fonde aspi­ra­tion à naître, la forme sin­gulière que prend pour un indi­vidu, dans son des­tin, le désir que la vie a d’elle-même.

 

M. H. : Tu parviens ici, très juste­ment je crois, à ren­dre man­i­feste l’articulation occulte entre l’enfance ou le nais­sant et la pré­da­tion. Nous vivons accom­pa­g­nés de la dépouille infante : l’enfant que nous étions, et au-delà, l’arrachement à la sécu­rité mater­nelle, la blessure rouge inci­ca­tris­able, et la lib­erté naturelle­ment attachée à la vie ani­male. Epoque non dat­a­ble, archaïque, qui appar­tient de ce fait (hors du temps humain cal­endaire), à l’enfance : infans en latin, c’est la vie pure sans parole, pré-scrip­turaire, pré-famil­iale, pré-nationale ; c’est le tonus (tu par­les de « ressort ») à l’origine du bond, c’est le bord per­du duquel l’homme a bon­di vers le bord adulte, sans retour pos­si­ble, avec l’ap­pren­tis­sage de la parole ; c’est, cer­taine­ment, notre orig­ine com­mune au règne vivip­a­re. Il me sem­ble que l’acte de la créa­tion, ce sont ces sur­sauts bondis­sants issus de cet âge enfoui, et dont il ne reste que des traces en nous. En cela, la créa­tion a trait à la pré­da­tion, elle procède d’elle. Ce qui peut paraître para­dox­al si l’on n’y regarde qu’avec la lunette morale, puisque l’art exprime ou reflète ce qu’il y a de plus pro­fondé­ment humain en l’homme. Créer aus­si, c’est retrou­ver un peu par mir­a­cle ce fond de lib­erté en acte qui est pro­pre à l’enfance avant la domes­ti­ca­tion famil­iale et nationale. En lit­téra­ture, cette orig­ine infante de la créa­tion me sem­ble par­ti­c­ulière­ment prop­ice à être dev­inée : pour créer, l’écrivain doit opér­er un « éloigne­ment du monde » (dirait Bobin), un retrait du social, un pas de côté (un bond de côté ?), et se retir­er dans les con­trées bal­ayées de silence de son être, en somme « dis­paraître » (dirait quant à lui Quig­nard). Ce n’est que là que peut ressur­gir les fig­ures qui revien­dront ensuite dans le champ de la parole – mais par cette porte du silence, par l’écriture.

            Tu pré­cis­es à très juste titre je crois qu’une manière de jeu de cache-cache se met en place entre soi et le fond pré­da­teur. Il faut tra­quer le pré­da­teur, comme il nous traque, et en cela nous sommes égale­ment par­tie prenante de la rela­tion pré­da­trice. Dans mon texte Nuit Prim­i­tive auquel je mets les dernières touch­es, il est ques­tion de tout cela, de ce fond de vio­lence, du rap­port à l’enfance, du fond noc­turne de l’animalité vivip­a­re. Dans ce « fond trou­ble » que tu évo­ques, je vois à l’œuvre une fonc­tion psy­cho­tique, une hal­lu­ci­na­tion par­fois vécue dans le réel (dans les actes pré­da­teurs) et pro­pre au rêve. Le chapitre inti­t­ulé « Pré­da­teurs proies », par exem­ple, com­mence ain­si : « Echap­per au rêve sans trêve, ter­rassé par l’effort pour le fuir.

            On ouvre les yeux, plein de l’angoisse de la proie, et l’on ignore que l’on passera le jour à chas­s­er ; le jour sera jour pour le pou­voir au soleil aride et nuit pour la douceur. On ouvre des yeux débor­dants de la vio­lence du pré­da­teur, et l’on ignore que l’on passera le jour à fuir ; le jour sera nuit pour le corps tran­spi­rant, et jour pour la douceur.

            C’est la rela­tion pré­da­trice qui se joue dans cette course réversible. Vic­time et bour­reau échangent les rôles selon les cir­con­stances. Le chas­seur trébuche, don­nant au chas­sé l’occasion d’extérioriser la vio­lence qu’il a intéri­or­isée. Je crois qu’il existe peu de vérités aus­si insupportables.

            Nous devons trou­ver le courage d’envisager, en oppo­si­tion avec une philoso­phie éthique human­iste, d’abord que l’homme est l’animal devenu ani­mal humain, ensuite que l’Autre n’est pas d’abord l’alter ego, le sem­blable, mais l’étranger, le dif­férent. Si le Vis­age (Lév­inas) existe, ce n’est peut-être que dans le désir de par­er à la sur­v­enue de l’effroi qui assigne le corps à la blessure et la mort. Il est pos­si­ble que notre ren­con­tre avec autrui passe pre­mière­ment par la vio­lence. Aucune idéal­i­sa­tion ne devrait nous inter­dire a pri­ori de penser la nature pré­da­trice du psy­chisme humain, et donc des rap­ports humains. Une philoso­phie de l’instinct peut-elle s’imposer sur l’agora ? »

 

J.-M. S. : Oui, tout à fait d’accord avec toi quand tu décris les moments de créa­tion comme des sur­gisse­ments de l’origine. Je ne suis pas sûr que la lib­erté soit attachée à la vie ani­male, entière­ment déter­minée par l’instinct – en revanche, oui, la vie ani­male peut, dans l’ordre de la représen­ta­tion et du sym­bol­ique, fig­ur­er pour nous ce que nous enten­dons ou voulons enten­dre par « lib­erté », le dégage­ment des con­traintes sociales ou cul­turelles, l’oubli de la mort, la plongée dans l’ouvert.

            Ton texte est très beau, il dit quelque chose de vrai, qui rap­pelle Niet­zsche, en jouant sur les antithès­es, mais avec tes mots, don­nant une exis­tence physique aux idées. Par ton écri­t­ure, ce que tu pens­es est incar­né dans une présence…

            Il me paraît néces­saire que des écrivains, aujourd’hui comme avant, accom­pa­g­nent le bond, cette pos­si­bil­ité du bond – l’instinct pré­da­teur –, qu’ils sen­tent frémir en eux, par leur écri­t­ure – là où l’on ne tue per­son­ne. Mais il faut aller jusqu’au bout de ce bond. On peut envis­ager deux manières d’accomplir le bond : l’une est de le sus­pendre ou de s’en extraire à sa cime, l’autre est d’aller loin au-delà de lui, trop loin ou trop tard et de s’en apercevoir une fois que les choses sont faites. La pre­mière, la com­pas­sion, est pour ceux qui ont la chance d’avoir suff­isam­ment d’imagination pour anticiper la suite et « se sen­tir dans l’autre ». La sec­onde, qui passe par le meurtre, c’est-à-dire la pul­véri­sa­tion réelle ou sym­bol­ique de l’autre, son assim­i­la­tion au moi, est la cul­pa­bil­ité, le reten­tisse­ment dans la con­science de l’irrémédiablement accom­pli sur le mode du trop tard. C’est l’horreur, le véri­ta­ble Enfer dont on ne sort que très dif­fi­cile­ment, comme l’a mon­tré Camus dans La Chute. C’est ce qu’il y a aus­si peut-être dans l’histoire du Graal : la souf­france de ne pas pou­voir remon­ter le long du bond pour le sus­pendre là où il le fallait.

            Cette cime du bond, je la retrou­ve dans cette scène hyper célèbre du Kid de Char­lie Chap­lin, où l’on voit son per­son­nage de vagabond, assis sur un trot­toir, au-dessus d’une bouche d’égout, hésiter : y jet­tera-t-il ou non le bébé qu’il tient dans les bras et qui lui est lit­térale­ment tombé du ciel alors qu’il n’en voulait pas ? La logique de la pré­da­tion voudrait qu’il s’en débar­rasse : don­ner cette bouche à nour­rir à la bouche d’égout pour ne pas être englouti soi-même. Pour­tant il y a hési­ta­tion, sus­pen­sion de l’ordre naturel. Egale­ment dans cette anec­dote, moins con­nue, que l’on racon­te à pro­pos de Kaf­ka, tout à fait à la fin de sa vie : cette ren­con­tre qu’il fait, dans un parc de Berlin, d’une petite fille qui pleure parce qu’elle a per­du sa poupée. Il lui donne ren­dez-vous le lende­main pour lui don­ner des nou­velles. Et chaque jour, pen­dant plusieurs semaines, il retrou­ve cette petite fille, au même endroit dans ce parc, pour lui apporter une let­tre de sa poupée, rédigée par lui la veille. Ecrire sert à cela : à pro­téger et non à dévor­er, parce que le désir de dévor­er a été sur­mon­té, tra­ver­sé, lais­sé de côté. Parce que l’on a su pro­jeter sa crainte d’être dévoré dans ceux que l’on s’apprêtait à dévor­er. Il y aurait d’autres exem­ples à don­ner chez Dos­toïevs­ki, par exem­ple. Je me sou­viens aus­si de ce pro­fesseur de philoso­phie, excel­lent grimpeur qui avait aban­don­né tout ce qui fai­sait sa vie, philoso­phie et mon­tagne, pour venir vivre aux côtés de son fils hand­i­capé à l’hôpital Ray­mond Poin­caré, à Garch­es, où j’enseignais alors. Mais peut-être, celui qui a le mieux su saisir l’endroit où dans le bond, il faut s’extraire pour ne pas tomber dans le fes­tin, c’est Rimbaud :

            « Moi, moi qui me suis dit mage et ange, dis­pen­sé de toute morale, je suis ren­du au sol avec un devoir à chercher et la réal­ité rugueuse à étreindre. »

            Pour en arriv­er là, Rim­baud avait com­pris que ce qui fait le bond n’est pas une sim­ple trans­la­tion (un saut dans l’espace ou le temps), mais une trans­for­ma­tion. Nous ne sommes pas les mêmes au début et à la cime du bond. L’essor n’est que la forme ou l’effet d’une pro­fonde méta­mor­phose intérieure (comme la fusée ou la navette spa­tiale qui se détache de cer­taines de ses pièces et se trans­forme au fur et à mesure qu’elle pro­gresse dans l’espace) et pour cela il faut se tra­vailler le long du bond, se hiss­er le long de son désir ou de sa pul­sion en leur résis­tant. Est-ce un tel tra­jet que pro­pose ton texte « Pré­da­teurs proies » ? Tu n’en cites que le début.

            Lév­inas, que tu nommes (mais pour t’opposer à lui puisque pour lui le sur­gisse­ment du vis­age d’autrui, dans le con­cret de la ren­con­tre, est immé­di­ate­ment – avant toute pen­sée – perçu comme absolu, c’est-à-dire pre­mier, incon­di­tion­nel et incon­tourn­able), évoque une faim qui se nour­ri­rait, s’augmenterait d’elle-même et non d’une nour­ri­t­ure, sujet trans­for­mé en objet, toi en proie… Artaud dit qu’il préfère les poèmes de la faim aux poèmes de la nour­ri­t­ure. C’est cette faim d’où naît le poème qui à la fois nous fait bondir et écrire, non ? Que dis-tu dans la suite de ton texte ?

 

M. H. : L’ap­pel à l’hu­man­isme résonne d’au­tant plus fort lorsque le temps démon­tre l’ex­tra­or­di­naire capac­ité humaine à réalis­er des actes bar­bares envers lui-même. Cela est bien naturel, et néces­saire. Cepen­dant, cette tra­di­tion human­iste à laque­lle je fai­sais référence, cette cor­re­spon­dance hyper-civil­isée des let­trés où s’in­scrivent sous formes de let­tres et de signes sophis­tiqués le désir d’ar­racher l’homme à la sauvagerie, sem­ble man­quer le fond rad­i­cale­ment pul­sion­nel de l’homme : l’homme est un ani­mal, même si on lui ajoute la rai­son (ani­mal ratio­nale) – jusqu’à ce que, dans le dis­cours human­iste, la ratio prenne le dessus sur l’ani­mal­i­tas… En cela, l’hu­man­isme serait pro­pre­ment une dis­po­si­tion lit­téraire : l’éter­nel et impos­si­ble mou­ve­ment “d’hu­man­i­sa­tion” de l’homme, c’est-à-dire d’ap­privoise­ment. L’hu­man­isme man­querait le coeur instinc­tif (ou pul­sion­nel) de l’homme, son fond pré­da­teur. Mais je fais l’hy­pothèse que ce tra­vail per­ma­nent des let­tres qui ont man­qué leur des­ti­nataire (l’Homme), définit l’hu­man­isme, et au-delà, la lit­téra­ture. Ne s’ag­it-il pas tou­jours de détourn­er la libéra­tion pul­sion­nelle de l’homme vers une direc­tion moins sauvage ? Con­cer­nant Lév­inas, sous la forme du vis­age, l’être-pour-l’autre délivr­erait de l’ “il y a”, l’ef­frayant phénomène de l’être imper­son­nel : je pose qu’il faut oser envis­ager que c’est non pas le vis­age, c’est-à-dire pré­cisé­ment la rela­tion éthique (une parole ordon­nant “tu ne tueras point” dans son dénue­ment), qui définit pre­mière­ment la rela­tion inter­per­son­nelle, mais plutôt l’é­trangeté de l’é­tranger, quelque chose plus proche de l’ “il y a”.

            Presque phy­logéné­tique, mon tra­vail con­siste en effet, pour repren­dre tes ter­mes, à descen­dre le plus bas pos­si­ble le long des trames pul­sion­nelles, des réseaux de nerfs, vers ce fond archaïque de l’homme où vibre le “ressort” qui fait “bondir”. Nuit Prim­i­tive est cette pre­mière ten­ta­tive, lit­téraire et “méta-lit­téraire” puisqu’il s’ag­it égale­ment de dire le bond comme tel, cor­re­spon­dant tout à fait à la pre­mière « manière d’ac­com­plir le bond », que ta for­mu­la­tion pro­pose. J’y hal­lu­cine même un rêve paléolithique au titre éponyme. La suite du chapitre évo­qué dit, après une étoile : « Il n’y a que des nuits et des veilles de nuit, soirs tour­men­tés par le vol de charog­nards patients comme l’agonie.

  Les lueurs noc­turnes (étoiles et lune, luci­oles et vers luisants, min­erais phos­pho­res­cents et reflets aqua­tiques) ne ser­vent pas les pré­da­teurs dans leur chas­se. Elles rap­pel­lent à ceux qui pren­nent sere­ine­ment le temps de voir pass­er le temps (les con­tem­pla­teurs) que c’est la nuit, et que la nuit est une longue veille. Lumière comme ponc­tu­a­tion du temps. (Et puis, dans le monde mod­erne, le loisir de con­tem­pler con­stitue un luxe antique, alors que le pou­voir s’exerce jusqu’à la mi-nuit de la réflex­ion. Nous retrou­vons alors dans la con­sti­tu­tion du savoir lui-même l’exercice du pou­voir. N’y a‑t-il pas là un savoir-faire de la pré­da­tion – une téch­nè qui est une mètis, une intel­li­gence de la ruse ?).

*

  Le règne ani­mal seul est à la mesure de l’instinct chas­seur. La chas­se ne con­naît pas plus de sus­pens que les quelques reflets qui parsè­ment le champ de la nuit. L’innocence est l’éphémère, c’est-à-dire la somme des instants que met la lumière du soleil à par­venir sur la noire paroi de notre pupille. Existe-t-il quelque part une pupille mam­mifère qui s’ouvre plutôt qu’elle ne se ferme devant la lumière qui la pénètre ? »

 

 

3/ Ter­ri­ble tigre

 

M. H. : Le tigre est une puis­sance ambiva­lente : pure vio­lence (« gueule hurlante ») et pure hétéronomie (« Proie toi-même »). Il représen­terait pour l’artiste la ter­ri­ble exi­gence de l’absolu : ni le sur­moi, ni Dieu, ni le temps s’écoulant, ni un Malin Génie, ni le Beau, mais peut-être l’image de l’indicible douleur d’exister qui reste pour­tant tou­jours encore à dire. Qu’en penses-tu ?

 

J.-M. S. : Je l’ai cru… L’absolu dans la fig­ure de la vio­lence, du déchaîne­ment de la puis­sance, la pro­jec­tion de la pul­sion. Cette image est à tra­vers­er. Elle est peut-être un leurre pour nous con­duire là où il faut. Elle cache en fasci­nant, c’est-à-dire en coupant le souf­fle, la cir­cu­la­tion du sens et de la pen­sée, ou de l’imagination ; l’absolu véri­ta­ble est celui qu’on n’arrive jamais à voir parce qu’il est tou­jours trop loin, trop vul­nérable et imper­cep­ti­ble et qu’il faut pass­er par une kénose pour le voir. (On se con­stru­it dans la résis­tance à la pul­sion, à ce mou­ve­ment qui emporte et qui fascine, parce qu’intuitivement peut-être – c’est déposé en nous – nous savons que c’est con­tre elle, au-delà d’elle que se fera la véri­ta­ble révéla­tion : le fait que l’autre existe et pal­pite indépen­dam­ment de nous, selon lui et non pour nous, toi et non proie). La beauté et la fragilité vont ensem­ble, la blessure et la splen­deur, c’est par la blessure qu’on voit. C’est ce que j’ai essayé de dire dans « Les chevaux du plan de Font­mort ». Toute la dif­fi­culté est de main­tenir le souf­fle dans la fas­ci­na­tion, l’amour dans le désir ou la ter­reur, l’imagination active dans le fige­ment de l’image ou de l’imaginaire con­sti­tué. L’écriture aide à cela : à con­tem­pler la fragilité de la beauté dans la ter­reur. On est là tout près, dans l’expérience, de quelque chose que l’on pour­rait appel­er de ce mot per­du : mir­a­cle. Je me sou­viens de cette image prise par le cou­ple de vul­canologues Katia et Mau­rice Krafft, la dernière qu’ils aient prise. Ils sont sur une île au sud du Japon. Le mont Unzen est entré en érup­tion. Ils sont face à la mon­tagne, le dos à la mer et fil­ment une immense coulée de nuées ardentes en train de gliss­er silen­cieuse­ment vers eux. Les pentes de la mon­tagne sont d’un vert intense, le nuage est gris avec des reflets ros­es, orangés, et en avant du nuage, sur la route, un camion rouge vif se dirige vers la mer. Devant, lui ouvrant le chemin, un homme en com­bi­nai­son d’amiante court en agi­tant les bras. Et eux, ils sont là, ils voient cela, ils savent qu’ils vont mourir. Sans doute ne sont-ils plus là exacte­ment, der­rière la caméra, mais elle con­tin­ue de filmer. Et nous, voy­ant l’image comme si nous étions à leur place, nous respirons, nous n’avons pas peur puisque nous sommes pro­tégés, nous regar­dons à l’intérieur de la ter­reur et nous nous dis­ons qu’il faudrait attein­dre à cela, cette sérénité dans un pareil moment : nous voyons que c’est très beau, ce phénomène naturel, que cet homme qui court, le con­duc­teur du camion, Mau­rice et Katia Krafft eux-mêmes sont très frag­iles, très vul­nérables, et inten­sé­ment vivants à cet instant, que leur vie est incroy­able­ment belle comme ces gouttes d’eau qui se sont déposées à la sur­face de l’objectif, ou comme un fil­a­ment de tungstène dans une ampoule de verre, qui s’allume, qui s’éteint, qui con­tin­ue de brûler même quand l’ampoule se brise.

 

M. H. : Evo­quant finale­ment la rela­tion au tigre, tu nous dis : « Et si le beau, comme on l’a dit, est vrai­ment le com­mence­ment du Ter­ri­ble, alors, Seigneur, tu en es la suite, la suite irrévo­ca­ble ? Le feule­ment dans sa langue le dit mieux que nous : Etwas schreck­lich. » (p. 23) Nous retrou­vons sem­ble-t-il ici une autre réminis­cence freu­di­enne et de sa pen­sée du Schreck. La langue alle­mande reste-t-elle la langue du Ter­ri­ble, des bour­reaux, pour toi comme pour Celan et d’autres, la langue où la poésie cherche à faire émerg­er une « contre-langue » ?

 

J.-M. S. : Comme toi sans doute, je ne crois pas que le nazisme soit inscrit en creux ou pro­gram­mé dans la langue alle­mande. Goethe, Hölder­lin, Rilke, Kaf­ka, Musil, Wal­ter Ben­jamin, Han­nah Arendt ont écrit en alle­mand. Mozart par­lait en alle­mand. Wim Wen­ders a fait des films en alle­mand. Que de douceur dans cette for­mule, « ich liebe dich », faite pour être chu­chotée au creux d’une oreille. Heureuse­ment pour moi, l’histoire de Paul Celan n’est pas la mienne. Je ne peux pas juger. Sim­ple­ment faire ce con­stat qu’il y a dans les langues étrangères cer­tains mots pour dire les choses qui son­nent plus juste que ceux que nous pro­pose la langue française. Par exem­ple, je trou­ve beau­coup plus beau le mot « vio­lence » quand il est pronon­cé en anglais. Le mot « tyger », égale­ment, a beau­coup plus de détente, d’étendue sonore que le mot « tigre » (le rock s’en est servi : « Eye of the tyger »). En espag­nol il existe des verbes, c’est-à-dire des mots chargés d’énergie, pour dire le lever du jour (albore­ar, amanecer) qui man­quent cru­elle­ment en français, où l’on est obligé de pass­er par la pesan­teur des sub­stan­tifs. J’aime ces mots aus­si, « lost in the trans­la­tion » : désen­gaño, madru­ga­da, nei­dich… Ce n’est pas orig­i­nal. Rim­baud, Baude­laire, Ver­laine, Apol­li­naire ont util­isé des mots étrangers, et Paul Celan aus­si, du yid­disch, de l’espagnol, du grec, du latin : « unde sus­pi­rat cor »…

 

 

4/ Inflo­res­cence, mal­gré tout

 

M. H. : Après le sur­gisse­ment du ter­ri­ble, tu évo­ques, dans le poème « For­syth­ias », celui de la beauté naturelle. Pour cela, tu choi­sis l’arbre à fleurs le plus com­mun, mais aus­si celui qui offre aux regards et aux abeilles les fleurs par­mi les plus pré­co­ces : l’inflorescence du for­syth­ia, c’est le début du print­emps. Cet arbre se retrou­ve dans les haies, les parcs, les cours des immeubles. Dans ton poème, c’est la ban­lieue parisi­enne que tu décris, sou­vent asso­ciée à la morosité et à la répéti­tiv­ité quo­ti­di­enne du labeur et des trans­ports en com­mun. Le poème com­mence ain­si : « Dans la géométrie lâche des villes / dans l’ébranlement des trains, du R.E.R, / avant d’aller au tra­vail, / avoir vu, juste avant de par­tir, / là, sur le bal­con, dans un jardin / dans l’ouverture des stores / la trace de la blessure, / l’essor de la journée. » (p. 31). Même au cœur métallique de la ville trou­ve sa place la mécanique naturelle, la nais­sance dont les signes nous touchent et nous sou­ti­en­nent dans nos luttes ordi­naires. La nais­sance gagne-t-elle un sup­plé­ment de vérité au sein de ces envi­ron­nements plus froids, de répu­ta­tion moins poétiques ?

 

J.-M. S. : Je crois que je ne me pose pas la ques­tion ain­si. La poésie, plutôt qu’un lieu appro­prié, néces­site un milieu qui lui soit prop­ice. Ce milieu ne saurait être que la vie de celui qui écrit, quel que soit l’endroit où il se trou­ve : la vie telle qu’elle s’invente ou se décou­vre, pro­duisant sous la forme d’événements sen­si­bles les signes par quoi elle se révèle et se relance. J’ai passé une grande par­tie de ma vie en ban­lieue et j’aime ces paysages. Com­bi­en d’heures passées sur les quais de La Défense à me sen­tir exis­ter par le frôle­ment de tous ces gens qui pas­saient autour de moi en mur­mu­rant au pied des tours. Il faudrait pass­er une journée entière dans la sta­tion des Halles pour y not­er tout ce qui s’y passe : gestes, regards, croise­ments, pas­sages, bribes de con­ver­sa­tions… Peut-être, oui, voit-on mieux dans l’architecture froide et nette de ces décors ce qui bal­bu­tie, en train de naître, et qui nous con­duit ailleurs, dans un autre paysage, intérieur cette fois où il nous est demandé de naître nous-même et tout à fait.

 

M. H. : « For­syth­ias » est ton poème de print­emps, de la renais­sance. Para­doxale­ment, ce que l’on ressent à sa lec­ture c’est, davan­tage qu’une lyrique joie vival­di­enne, un recueille­ment à la tenace nuance mélan­col­ique. Tu écris par exem­ple : « Et si ce qu’on avait oublié / là-bas de nou­veau nais­sait ? » (p. 48), ou encore, « Ils sont morts / il y a bien longtemps / Et toi, qui viens après, / tu ne sais pourquoi /tu te sens à leur côté / plein de joie. » (p. 50). Tu pré­cis­es que le poème a été écrit en mémoire de tes grands-par­ents et de ceux qui les ont cachés et sauvés, en 1942. Le print­emps, ce « pre­mier temps » du cycle naturel, est-il prop­ice à la réminis­cence du passé, à la remé­mora­tion des temps et des êtres révo­lus, de ce qui a con­nu son dernier temps ? Le poème s’achève ain­si : « For­syth­ia, / le don d’une force : / un je gréé de nous, / l’énergie venue des graines / pour qui depuis tou­jours / se dés­in­tè­gre / et qui s’aliène. » (p. 54).

 

J.-M. S. : Il est vrai qu’un poème comme « Juste avant l’eau » qui a pour cadre le mois de mai explore un sen­ti­ment proche de la mélan­col­ie : la pos­si­bil­ité de renon­cer à naître, ce que Kaf­ka avait résumé ain­si dans son jour­nal : « Ma vie est hési­ta­tion devant la nais­sance ». Cela dit, je n’associe pas dans mon esprit, du moins pas con­sciem­ment, un con­tenu sym­bol­ique par­ti­c­uli­er à tel ou tel mois de l’année. Par exem­ple, pour le texte inti­t­ulé « For­syth­ias », c’est ce print­emps-là, ce for­syth­ia-là, de cette année-là. Nous venions d’emménager dans notre petite mai­son et nous avons décou­vert deux grands for­syth­ias en fleurs dans le jardin. Pour la pre­mière fois de ma vie, j’ai fait atten­tion à cette plante que je n’avais jamais vrai­ment regardée et je l’ai retrou­vée à peu près partout, comme les éclats d’une bombe explosée, dans les jardins de ban­lieue et le long des lignes de train ou de RER. Par elle, j’ai pu m’inscrire dans une cer­taine durée, dans un temps plus long que le seul instant présent qui est celui de l’écriture, et être rac­cordé à d’autres temps, d’autres per­son­nes qui m’avaient précédé dans le temps, mes grands-par­ents, ou qui allaient devant moi vers l’avenir sans que je con­naisse leur vis­age. C’est ain­si, grâce au for­syth­ia, que j’ai pu reli­er la nais­sance toute récente de mes enfants avec cet instant incroy­able où mes grands-par­ents ont décidé, dans la minute, de tout quit­ter, tout ce qui fai­sait leur vie à Paris, pour sauver leur vie et celle de leurs enfants, et avec ce geste tout aus­si incroy­able de ces gens ordi­naires, en Cor­rèze, qui sans rien savoir d’eux, les ont accueil­lis, pro­tégés au péril de leur vie. Au moment de leur arrivée, par exem­ple, le maire du vil­lage a séance ten­ante déchiré leurs papiers offi­ciels (qui por­taient la men­tion « juif ») pour les rem­plac­er par des faux, où mon grand-père prenant le méti­er d’agneleur (il était ingénieur) deve­nait indis­pens­able à la vie du vil­lage. Ces gestes-là, ces instants-là, de pur risque, éclairent, don­nent envie de vivre.

            Tout le tra­vail de l’écriture est de tenir ensem­ble la blessure et la nais­sance, la blessure (le plus sou­vent nar­cis­sique) per­me­t­tant la nais­sance, la nais­sance réparant, jus­ti­fi­ant la blessure et la trans­for­mant en fenêtre (qui fait tout ensem­ble naître et voir ce qu’est le fait de naître).

 

 

5/ Blessures

 

M. H. : Tu cites Kaf­ka : j’aime à croire qu’il trou­va dans les dernières années de sa trop courte vie, en par­ti­c­uli­er dans sa ren­con­tre avec Dora Dymant, ce qui lui per­mit de dépass­er cette hési­ta­tion qui fut à la fois je crois une blessure pro­fonde, mor­bide, et une capac­ité d’amour extra­or­di­naire (évo­quant cer­taines scènes du Procès, Max Brod écrit : « Seul celui qui aime la vie du plus pro­fond de son être peut con­ter de la sorte. »). Avec com­bi­en de nuances appa­raît le nais­sant à l’homme blessé !

            J’ai remar­qué que ce motif de la blessure se trou­ve dis­per­sé dans tout le livre. Par exem­ples, dans « For­syth­ias » encore, la trace de la blessure jaune des fleurs dont je par­lais déjà ; dans « Dôme », le verre qui se fêle ; dans « Juste avant l’eau », les failles, et de nou­veau cette fêlure du verre ; ou encore, dans « Le mutisme des mou­tons », les gorges et les entrailles des bêtes sous le couteau. Ces lézardes des corps, elles sont trem­blantes et incer­taines, frag­iles et mutiques ; ce sont elles que tu suis tout au long de ton poème, elles sem­blent sym­bol­is­er les sen­sa­tions dans leur ter­ri­ble (de tremere : trem­bler) réal­ité insai­siss­able, menaçant tou­jours de se bris­er. Mais c’est apparem­ment ain­si que tu conçois la nais­sance elle-même, comme nous le disions : l’émotion par laque­lle nous venons à nous-mêmes, mais qui comme telle ne dit rien de nous ; ce qui dans le poète attend d’être recueil­li et comme pour­suivi dans l’écriture. N’y a‑t-il pas là une poé­tique déter­mi­nante, la ten­sion au cœur de la pra­tique lit­téraire, cette vibra­tion à l’intérieur du frag­ile dôme de cristal de l’esprit ?

 

J.-M. S. : Oui, on naît, me sem­ble-t-il, par ses pro­pres blessures qui sont des brèch­es faites dans la fer­me­ture du moi, les con­tre­forts de l’être. C’est de cette façon que l’autre nous entre dans le corps, se rap­pelle à nous et, ce faisant, nous appelle à naître. Les yeux sont comme des blessures. Nos joies, elles-aus­si, sont comme des blessures. Il faudrait con­stam­ment s’inventer d’autres yeux, d’autres joies pour naître encore et pour cela accepter de s’exposer, d’endurer la pas­siv­ité, se faire volon­taire­ment vulnérable.

            Un de mes cousins hante régulière­ment les bro­cantes pour y trou­ver des ver­res dépareil­lés. Chaque verre qu’il rap­porte est unique et tous présen­tent des défauts : ébréchures, fêlures, irrégu­lar­ités divers­es. Il les range dans une grande armoire en bois dont la porte est vit­rée et qu’il a conçue spé­ciale­ment pour les accueil­lir. Quand il reçoit un invité il lui pro­pose d’aller choisir son verre pour le dîner.

            J’imagine cette armoire de verre les jours de grand vent, les soirs d’orage ou sim­ple­ment quand le planch­er de la mai­son pour telle ou telle rai­son se met à trem­bler… Quel extra­or­di­naire instru­ment de musique ! Tous ces ver­res si dif­férents se met­tant alors à vibr­er ensem­ble cha­cun avec sa taille, son vol­ume, ses fêlures, émet­tant un son à lui, bien par­ti­c­uli­er. Un orgue de verre. Je me fig­ure la poésie comme cet instru­ment : un assem­blage de fêlures et de blessures dans la chair et le verre de l’expérience dev­enue lan­gage… La trans­parence des mots blessés par la vie. Il faut que ça trem­ble quelque part dans sa vie pour qu’aussitôt l’instrument se mette à vibr­er, à chanter dans le silence, à dire quelque chose de nou­veau, à faire exis­ter ce qui n’était plus enten­du ou qui n’avait pas encore été dit. « Il y a le des­tin / Ce qui ne trem­ble pas en lui n’est pas solide » écrivait le poète tchèque Vladimir Holan.

 

 

6/ Voy­age

 

M. H. : Con­duit par un souf­fle, grand vent du Temps ou bour­rasque de l’éphémère, ta poésie chem­ine, de lieux en lieux, de sai­son en sai­son, de seuil en seuil. Les mots se déposent sur ta page comme le pollen, fécon­dant la suiv­ante et ain­si de suite, dans une décou­verte sans cesse renou­velée des formes var­iées de la nais­sance. Dans une dialec­tique avec les choses, c’est-à-dire avec les sen­sa­tions qu’elles provo­quent, l’écriture elle-même devient l’instrument priv­ilégié de la nais­sance, et finale­ment une expres­sion de la naissance.

Il existe cepen­dant des failles, des douleurs, don­nant ain­si la dou­ble sen­sa­tion de la ren­con­tre, gardée authen­tique par le truche­ment du hasard, et de l’initiation, elle aus­si préser­vant la saveur des êtres. Mais finale­ment, ce voy­age aboutit-il ? Ne se con­fond-il pas avec le temps de la vie, pour finale­ment ne jamais aboutir ?

Les paysages des Cévennes, ta région men­tale, que tu as décou­verte à l’âge de quinze ans, sur­gis­sent au dernier détour de ton livre. Ils témoignent d’un pôle l’attraction, d’un lieu non pas idéal­isé, mais qui donne direc­tion, per­spec­tive. « Peu importe d’ailleurs / que l’on arrive / ou qu’il y ait une des­ti­na­tion / pourvu qu’on passe par lui / et qu’on soit au bord / d’y par­venir, que cela / ne soit plus une ques­tion. » (p. 99). Ce lieu-là donne-t-il effec­tive­ment un élan à ta marche, une per­spec­tive à ton temps ?

Remar­quons que les Cévennes, c’est une beauté sim­ple et cachée, mais aus­si ver­tig­ineuse par­fois et faite des obsta­cles des failles. La beauté gît-elle dans ou der­rière les failles ? Peut-on jamais savoir ce qui se tient au-delà de la fameuse faille des Cévennes ?

 

J.-M. S. : Oui, tu décris par­faite­ment à mes yeux le car­ac­tère de suite de ces poèmes où l’on pro­gresse de deuils en seuils. Je m’étonne qu’on veuille par­fois ajouter à tout prix un com­plé­ment au verbe naître, « naître à soi-même », comme si le verbe « naître » ne pou­vait plus s’employer absol­u­ment après le jour de la nais­sance, ou comme s’il ne por­tait pas en lui cette ques­tion infin­i­ment déclin­able en fonc­tion des dis­po­si­tions et des his­toires per­son­nelles : « naître à quoi ? ». Ne pas aboutir n’est pas un objec­tif en soi ; c’est une manière d’être fidèle au mou­ve­ment en nous de la nais­sance, au développe­ment de cette ques­tion qu’il porte.

            Quant aux Cévennes, elles se sont révélées pour moi comme le pays où naître. Paysage réel, qui a cette par­tic­u­lar­ité de cor­re­spon­dre point par point, ou peu s’en faut, avec mon paysage intérieur – sans doute parce j’ai eu cette chance que sa décou­verte coïn­cide avec mon ado­les­cence et que depuis ce temps, je l’ai choisi, j’ai voulu qu’intérieurement il me façonne. Je ne suis pas Cévenol, je suis entière­ment libre à l’égard des Cévennes, c’est un paysage, un trem­plin d’adoption. Les décrire, les observ­er, les par­courir, c’était, c’est encore me décou­vrir, m’aventurer plus avant par toutes sortes de cir­cu­la­tions, dont l’écriture, dans l’événement de ma nais­sance. Qu’il faille pass­er par des obsta­cles, des décep­tions, des fêlures, des joies, des blessures, et se trans­former à mesure pour décou­vrir en advenant ce qu’il y a au bout, tout au bout de l’événement, c’est très cer­taine­ment ce que sig­ni­fie le mot poésie. « On apprend à naître sans cesse, à trou­ver sa pente, à la dévaler ; à con­naître la nos­tal­gie d’autres pentes, plus loin­taines, ailleurs (où ?) et d’un dépasse­ment qui serait sans retour. Cer­tains appel­lent cela la poésie. » Hen­ri Michaux (encore lui).

 

 

 

Dix sec­on­des tigre, L’Ar­rière-Pays, 2011.

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