Cyrille Guilbert, Des êtres

Par |2023-09-10T13:03:40+02:00 6 septembre 2023|Catégories : Cyrille Guilbert, Poèmes|

Un insecte est posé près de la baie vit­rée qui donne sur le jardin.

On doit s’approcher prudemment.
Ne pas éveiller de méfiance.
Marcher avec une non­cha­lance étudiée.
Venir se poster près de la vit­re afin d’observer le jardin, la haie, le ciel.

Le jardin, la haie, le ciel.

L’insecte est posé près de la baie vit­rée, sur la par­tie en bois teint du cadre.
Il ne bouge pas à l’approche de l’observateur.

Ces phras­es ne sont pas émouvantes.

Il a passé la nuit ici, caché dans le noir, fon­du dans le bois du cadre.
Très seul dans la pièce.

On con­sid­ère ce guet­teur au corps longiligne, aux ailes comme des copeaux de plastique.
La vit­re donne sur un jardin aus­si sage­ment délim­ité qu’un fond de boîte.
Le cadre de bois teint, som­bre, sug­gère oppor­tuné­ment un cadre de tableau pour l’œil qui veut du net.

Le vent, ce matin, n’existe pas.
Pour preuve, le haut sapin du jardin voisin qui ne tolère aucun chahut de branches.

°

Il y aurait peu à faire pour bas­culer du côté où la vision devient l’œil, du côté où le froid de l’œil acca­pare tout pour lui. 

Sans doute, les yeux de l’insecte ont la fac­ulté de voir froid.
Sans doute, il y aurait lente et laborieuse épopée pour le rejoindre.

Posé sur le bois som­bre du cadre, il existe.

Ses yeux dans le matin sont des espions.
Ils voient la pièce sous un angle qu’on ne peut qu’imaginer.
Ils voient la sil­hou­ette immense et proche qui peine à attein­dre le même niveau de perfection.

Sur ses ailes, on dis­tingue une minus­cule car­togra­phie : marais salants, étiers, con­tours fins de bassins.
L’ensemble est éton­nam­ment pré­cis, comme une arma­ture de vit­rail qui tiendrait entre deux pétales.

Il est vêtu d’un léger jus­tau­corps vert, les antennes fusant de la tête à la façon de deux fil­a­ments d’ampoule.
Un nom doit fig­ur­er quelque part sur une liste, un mot qui désigne et définit cet être.

En le regar­dant, on imprime en rétine sa struc­ture sobre et sûre.
L’esprit la gardera cap­tive un temps.

°

Un mot, net­te­ment écrit, en suit un autre avec une sorte de bonne volonté.
Pas un fil d’émotion ne se glisse entre ces petits mod­ules accointés.
C’est de bien autre chose qu’il s’agit.

Un être. Un lieu.
Un autre être. Le même lieu.

Et des yeux qui ten­tent la liai­son. 

Se pro­jeter dans le cer­cle infime de la vie de cet être, quelques mil­limètres d’une vie con­den­sée dans l’attente, fixée sur le bois en six points de contact.
S’embarquer dans le tout autre et dans le même que soi.
Voilà l’irraisonnable.

La présence de cet être dans la pièce n’est pas émouvante.
Le début d’histoire qu’on pour­rait esquiss­er s’amuït de lui-même. (Que les his­toires courent les rues !)
Nous sommes, ici, du côté d’un jardin aux dimen­sions mod­estes que le regard peut embrass­er d’un coup.
Tout près de l’insecte.

On imite sa pos­ture immo­bile, cher­chant à cor­re­spon­dre au mieux à cette apparence de sagesse qui n’en est pas, cette froideur située au-delà du froid connu.

Le sou­venir, en lui, d’une vie lar­vaire lui con­fère ce main­tien de guetteur.
L’homme en nous trépigne, écorche une pen­sée après l’autre.
Il oscille sans savoir se fix­er dans l’effrayante lib­erté du vide.

°

Il n’y a pas ici un chemin de sagesse, de récompense.
Il y a mieux : une lib­erté sans fin.

La vision du jardin entre dans l’œil comme un tout.
Pelouse, haie, abri de bois, palis­sade, pruniers en fleurs.
C’est l’effet d’une longue imprég­na­tion de l’esprit, chaque jour, à chaque ori­en­ta­tion du regard vers ce tableau.
Un trop-plein d’objets embar­qués dans la valse des illu­sions, puis délais­sés au prof­it du vide.

La lumière de ce matin paraît sour­dre à la fois du ciel et du sol.
Lumière aus­si nette que la scléro­tique d’un œil éveillé.
Pas de sagesse ni de morale, seul l’abandon de fil­tres qui cou­vraient la vision.

Le bois de l’abri de jardin est sombre.

Cette phrase, posée dans sa justesse, ras­sure et déçoit. 

°

Un corps étroit comme la sil­hou­ette d’une bal­ler­ine que le pouce pour­rait écraser.
Savoir si l’attente affleure à la sur­face de ce corps d’un vert clair, ou si elle gît dans des pro­fondeurs insoupçonnées.

Sur les yeux, à fleur de tête, se com­pose peut-être un puz­zle d’images d’une cohérence vertigineuse.
Une vision à laque­lle on ne peut avoir aucun accès sinon par un effort d’imagination, par la pro­jec­tion d’une part de soi vers autre chose que soi.

La vue du jardin, de la pièce aux meubles rares et pro­pres, au car­relage lisse, prendrait un autre aspect.

On ver­rait les dômes et dépen­dances d’un monde mon­u­men­tal mais résumé dans l’œil. 

On y vivrait.

Présentation de l’auteur

Cyrille Guilbert

Né en 1973 à Boulogne-sur-Mer. Pro­fesseur de Let­tres à Lille, en lycée.

Pour les pub­li­ca­tions : d’abord des romans, la poésie restant une activ­ité de recherche, de tâton­nement. Les pre­miers recueils ont été pro­posés assez tar­di­ve­ment à l’édition. Aujourd’hui, c’est ce genre qui m’accapare, qui me per­met d’aller, me sem­ble-t-il, plus loin qu’avec le roman.

Pub­li­ca­tions :

Romans : L’Obscurité, 2007, édi­tions Les Perséides

La Sor­cière de Tem­pleuve, 2012, édi­tions Les Perséides

Le Verre des parois, 2014, édi­tions Les Perséides

Poésie : Doma­nial, 2018, La Crypte

Le Lieu dénudé, 2019, Librairie-Galerie Racine

Et quelques inédits : Un refuge, Aux abor­ds, Sol réel, L’arôme des pierres

Pub­li­ca­tions en revues : Arpa, Remue.net, Les Hommes sans épaules, Terre à ciel, Recours au poème.

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