Daniel Kay, Vies héroïques Portraits, sentences et anecdotes

Par |2024-10-21T08:39:44+02:00 21 octobre 2024|Catégories : Critiques, Daniel Kay|

Il y a une poé­tique du frag­ment et le livre de Daniel Kay l’illustre à mer­veille, lui qui cul­tive l’art des mis­cel­lanées. Ces mélanges lit­téraires de por­traits, sen­tences et anecdotes.

Dans ce nou­veau livre du poète, l’on peut com­mencer par la dernière page. Celle où l’on voit Fran­cis Bacon, dans son ate­lier, s’inspirant de Vélasquez pour pein­dre Inno­cent X pous­sant son cri extrav­a­gant et trag­ique. Au vrai, le pein­tre, écrit Daniel Kay, n’avait jamais réus­si à pein­dre le sourire, se mit donc à pein­dre le cri. « Ce qui fit de cet artiste un des plus grands trag­iques par défaut ». Ce « par défaut » de l’existence peut s’appliquer à « l’héroïsme min­i­mal­iste, cet éter­nel com­bat con­tre le quo­ti­di­en, corps-à-corps avec ce gouf­fre dans lequel se débat­tent femmes et hommes depuis leur nais­sance », évo­qué par Daniel Kay dans le court avant-propos.

Dans ce monde de peu de lumière qui est le nôtre, il ne s’agit pas de mas­quer le négatif de la vie mais de l’affronter. Le fan­tôme de Niet­zsche est passé par là. Regarder le négatif sans grandil­o­quence, à la manière des anonymes ou des fig­ures célèbres qui tra­versent ces pages. Ain­si, le bib­lio­thé­caire « qui aimait les livres sans en avoir jamais lu aucun ». Fig­ure à la Bou­vard et Pécuchet qui trou­vait que la clas­si­fi­ca­tion de Dewey était le plus beau des poèmes. Ne pas ten­ter de canalis­er la néga­tiv­ité, l’assumer au con­traire, c’est peut-être là qu’est le vrai héroïsme humain trop humain. Ain­si au début du livre, deux frag­ments se font face en un per­cu­tant vis-à-vis : d’un côté, Dal­i­da, l’ancienne reine d’Egypte descen­dant pleine de vie les march­es de Mont­martre, igno­rante pour l’heure des tour­ments à venir et, en page de droite, Empé­do­cle, sur l’Etna, déposant métic­uleuse­ment ses san­dales au bord du vol­can en feu, pen­sant une toute dernière fois aux qua­tre élé­ments mais décidé à accom­plir son geste de sui­cide. Bel exem­ple d’association qu’affectionne Daniel Kay entre la cul­ture pop­u­laire et l’érudition, jamais pesante pourtant.

Daniel Kay,Vies héroïques Por­traits, sen­tences et anec­dotes, Gal­li­mard, 2024. 114 p. 15,50 €.

Car tout se déploie chez lui dans la plus sub­tile ironie. Ain­si, de Balzac : « Il écriv­it plus d’une cen­taine de romans et but des mil­liers de tass­es de café, alliance héroïque de la plume et de la cafetière ». Où se niche mali­cieuse­ment l’héroïsme au quo­ti­di­en ? Le jeu, l’écart, la dis­so­nance s’entremêlent pour la grande joie du lecteur. Des frag­ments de la pre­mière par­tie entrent en réso­nance avec des vari­a­tions qui se font écho dans la sec­onde. Ou avec d’autres livres, tel Le Per­ro­quet de Blaise Pas­cal. Tout comme ces bribes de la vie mécanique­ment réglée d’Alfonso de Alme­da à Lis­bonne, clin d’œil amusé qui fait penser à un pas­tiche de Pessoa.

 L’on sent claire­ment chez Daniel Kay une atten­tion au petit détail sig­nifi­ant qui rap­pelle que le poète est un grand con­tem­platif des choses. C’est le bal­lon d’or de Diego Maradona ou les pleurs de Niet­zsche à Turin devant le cheval mal­mené par le cocher et som­brant dans la folie. Daniel Kay sait retrou­ver l’acuité de Proust sou­vent empreinte de drô­lerie, celle des pein­tres, Bau­g­in et son dessert des gaufrettes, Rem­brandt âgé et son énig­ma­tique sourire qui ont inspiré d’autres de ses livres.

Bel éloge du « divers ». Avec la boi­terie du père Gas­ton ou l’œillet emblé­ma­tique d’un poète por­tu­gais opposant à Salazar, le nez de Cléopâtre inspi­rant Pas­cal, s’exprime l’audacieuse lib­erté du frag­ment chez Daniel Kay. Pas­cal, Cio­ran, Valéry, les pré­socra­tiques, les maîtres en cet art sont ici con­vo­qués. Tout comme le poète alsa­cien Jean-Paul de Dadelsen et Bach. En fin de compte Daniel Kay s’adresse à notre fragilité, celle qui, entre l’intranquillité qui ani­me sa sen­si­bil­ité et un cer­tain apaise­ment, lui per­met d’offrir, sous les mots, une dialec­tique généreuse, jubi­la­toire par­fois, pour le bon­heur du lecteur.

Présentation de l’auteur

Daniel Kay

Daniel Kay est un poète français né à Mor­laix en 1959. 

Après des études sec­ondaires à Mor­laix, Daniel Kay est  agrégé de let­tres mod­ernes, dis­ci­pline qu’il enseigne.

Il a pub­lié des poèmes dans des revues et pub­lie plusieurs recueils. Il écrit égale­ment sur la pein­ture et peint lui-même.

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Marie-Hélène Prouteau

Marie-Hélène Prouteau est née à Brest et vit à Nantes. Agrégée de let­tres. tit­u­laire d’un DEA de lit­téra­ture con­tem­po­raine, elle a enseigné vingt ans les let­tres en pré­pas sci­en­tifiques. Elle recherche l’échange avec des créa­teurs venus d’ailleurs (D.Baranov, « Les Allumées de Péters­bourg ») ou de sen­si­bil­ités artis­tiques dif­férentes (plas­ti­ciens tels Olga Boldyr­eff, Michel Remaud, Isthme-Isabelle Thomas).Elle a ani­mé des ren­con­tres « Hauts lieux de l’imaginaire entre Bre­tagne et Loire chez Julien Gracq », par­ticipé aux « Ren­con­tres de Sophie-Philosophia » sur les Autres et égale­ment sur Guerre et paix. Ses pre­miers textes por­tent sur la sit­u­a­tion des femmes puis sur Mar­guerite Yource­nar. Elle a pub­lié des études lit­téraires (édi­tions Ellipses, SIEY), trois romans, des poèmes et des ouvrages de prose poé­tique. Elle écrit dans Ter­res de femmes, Terre à ciel, Recours au poème, La pierre et le sel et Ce qui reste, Poez­ibao, À la lit­téra­ture, Place de la Sor­bonne, Europe. Son livre La Petite plage (La Part Com­mune) est chroniqué sur Recours au poème par Pierre Tan­guy. Elle a par­ticipé à des livres pau­vres avec la poète et col­lag­iste Ghis­laine Lejard. Son écri­t­ure lit­téraire entre sou­vent en cor­re­spon­dance avec le regard des pein­tres, notam­ment G. de La Tour, W.Turner, R.Bresdin, Gau­guin. Son dernier livre Madeleine Bernard, la Songeuse de l’invisible est une biogra­phie lit­téraire de la sœur du pein­tre Émile Bernard, édi­tions Her­mann. BIBLIOGRAPHIE LES BLESSURES FOSSILES, La Part Com­mune, 2008 LES BALCONS DE LA LOIRE, La Part com­mune, 2012. L’ENFANT DES VAGUES, Apogée, 2014. LA PETITE PLAGE pros­es, La Part Com­mune, 2015. NOSTALGIE BLANCHE, livre d’artiste avec Michel Remaud, Izel­la édi­tions, 2016. LA VILLE AUX MAISONS QUI PENCHENT, La Cham­bre d’échos, 2017. LE CŒUR EST UNE PLACE FORTE, La Part Com­mune, 2019. LA VIBRATION DU MONDE poèmes avec l’artiste Isthme, mars 2021 édi­tions du Qua­tre. MADELEINE BERNARD, LA SONGEUSE DE L’INVISIBLE, mars 2021, édi­tions Her­mann. Paul Celan, sauver la clarté, édi­tions Unic­ité, 2024.

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