Daniel Van de Velde : portrait en creux de l’artiste
C’est par une lecture de poésie que j’ai d’abord rencontré l’artiste, dans la pénombre balbutiante du jardin au bord de l’eau de Béatrice Machet… Il y disait un extrait de son livre, Les Transitions narratives – 160 fragments regroupés en deux parties, alternant dans chacune d’elles chronologie et souvenirs par bribes arrachés aux brumes de la mémoire, tel celui-ci :
Une chaise sans fond m’attend au fond du bois. Je l’avais trouvée non loin de là et peut-être y est-elle encore aujourd’hui que je n’y suis plus. Je m’asseyais à califourchon, les coudes en appui, le dossier anuité. Peut-être je venais là pour attendre le bus mais je n’en suis pas très sûr. Plutôt foûter la déliquescente saveur de l’abandon, ce point d’orgue d’une dérive définitive qui tout absorbe sans cesse. Je devenais vieux. Plus vieux que le monde.
Des réflexions aussi, dont je retiens les deux fragments liminaires donnant la tonalité de l’oeuvre :
4 - « Je vis pour que quelque chose en moi ne soit plus ma propre trace. Celle-ci vacille. Je vis pour que l’oubli redevienne la flamme d’une bougie. » (phrase qui revient comme un leitmotiv dans le livre),
160 – « Le retour ? Il n’y a pas de retour. Le point de départ ? Il n’y a pas de point de départ. Le lieu de naissance ? Il n’y a pas de lieu de naissance »
Les segments impairs, « chrono-illogiques » accompagnant ce parcours vers une aporie énoncent ce qui semble une autobiographie imaginée, au conditionnel dans la première partie, à l’imparfait dans la deuxième : « En 1965, j’avais un an. En 1966, j’avais 2 ans… », dates égrenées comme les années dans l’œuvre de Roman Opalka, inscrivant noir sur blanc, infiniment, la trace de l’irreversibilité du temps. Mais dans le texte de Daniel Van de Velde, se prolongeant, en amont puis en aval, dans un improbable futur – « en 2363, j’aurais 399 ans »… ce qui rend bien incertain le locuteur se projetant ainsi à travers deux fois 4 siècles… tant qu’on ne connaît pas l’autre pratique artistique du poète qui est aussi « sculpteur d’arbres » dirais-je, récupérant ces géants tombés, les creusant pour les restituer à l’univers que troue leur disparition.
J’ai rencontré de nouveau Daniel Van de Velde dans l’un de ces cafés neutres et modernes où l’on vous sert boissons et bagels, et qui me servent de lieu de travail quand je souhaite ne pas être distraite par le décor ou mes livres. Je regrette de n’avoir pas alors enregistré la richesse de notre discussion, et nous avons compensé cette erreur par un échange que j’appellerai épistolaire faute de mot pour désigner la communication courrielle qui est celle de notre époque.
C’est lors de cette rencontre que Daniel m’a donné le mince recueil de poésie chromatique qui retrace l’expérience d’une poétique du « numérique a minima, à partir de la série dite fréquences d’apparition » ainsi que la décrit le préfacier, Georges K. Zenove. Œuvre dont le projet est d’incarner le toujours-déjà-disparu dans l’usage social, « ce qui fait trou dans l’homogénéité verbalisée de la communauté », selon les mots de Christian Prigent cité dans la préface, et qui est à mon avis l’essence et le devoir de la poésie.
L’expérience retracée par ce livre est celle de mots apparaissant-disparaissant par superpositions, effacement, perforations de l’espace où ils s’inscrivent, et où leur fonction n’est plus de signifier ce qu’ils représentent, mais d’être figure/trace en creux de l’absence.
Et plus qu’à Mallarmé et son coup de dés transformant la page en espace, je pense à Magritte qui aurait pu dire « ces mots ne sont pas des mots » mais des objets « creusant l’espace » comme la pluie de signes sur l'écran du générique de MATRIX, cité par Karine Vonna Zürcher à propos de ce travail. https://www.youtube.com/watch?v=qQg6Mtjd0Ok – comparaison d'autant plus juste qu'une version monumentale de ces pages a été affichée dans l'espace public, bruissant de ce silence fait de toutes les rumeurs des passants, dans l'effacement du sens.
Ces textes qui interrogent le statut du mot, qui le dématérialisent en le privant de la sève du sens, me semblent fort proches des œuvres monumentales réalisées par l’artiste dans son travail sculptural. Partant d’une stère de bois, (récupéré, le jour où je l’ai rencontré, de platanes abattus le long d’une route), Daniel Van de Velde y découpe des bûches avec lesquelles il recompose scrupuleusement la forme de l’arbre sur toute sa longueur, avant de creuser, à la tronçonneuse et à la gouge, en suivant le dessin de l’un des anneaux de croissance, le cœur de l’arbre, ne conservant que les anneaux périphériques. Les cylindres ainsi obtenus sont reliés par des vrilles de métal de façon à ménager un jeu, un léger vide, entre les segments.
Daniel Van de Velde, Le Marronnier rouge, vue en coupe
A première vue, ce travail évoque celui de Dennis Oppenheim, et notamment les Annual Rings (1968) travail proche du Land Art, dont les photos furent naguère exposées à Beaubourg : l’artiste y projetait sur le matériau éphémère de la neige les cercles concentriques d’un arbre transposés à échelle monumentale : ces anneaux sont coupés par la rivière-frontière entre USA et Canada, à l’intersection précise de celle-ci avec la limite de deux fuseaux horaires, reliant en une installation unique les concepts variables de lieu, et de temps, dans une volonté de « créer une relation dynamique entre le lieu et les conventions qui le régissent » (catalogue d’expo), et jouent sur le passage d’une surface à l’autre. Le travail de Daniel, lui, n’interroge pas le lieu : ses arbres, dématérialisés, déterritorialisés, sont « hors sol » au sens premier du terme, la plupart suspendus dans les airs. La surface aussi disparaît : l’arbre est comme l’écorce d’un trajet, l’amorce d’un passage… Le projet est autre.
La seconde référence qui vient à l’esprit est celle de Giovanni Penone, représentant de l’Arte Povera, qui creuse lui aussi les arbres. Mais le projet de Penone est à échelle humaine : c’est son propre corps qu’il insère dans les arbres qu’il travaille, pour souligner, ainsi qu’il le dit, que « l’arbre est une matière fluide qui peut être modelée » - ainsi y inscrit-il par exemple la réplique en bronze de sa main, qui contrariera la croissance ultérieure du tronc, donnant lieu à de réccurentes métamorphoses dryadiques dans une partie de son œuvre (( Giuseppe Penone, catalogue de l’exposition, Editions du Centre Pompidou, 2004)).Ou bien tente-t-il, dans une œuvre comme L’Arbre-porte de 1993 de dégager, par l’évidement d’un tronc, l’arbre plus jeune qu’il fût quelques décennies plus tôt. Dans l’œuvre de Van de Velde, au contraire, l’homme est absent, autant que l’arbre, devenu structure énigmatique et interrogeante, dans laquelle je lis, pour ma part, l’amorce d’un labyrinthe plongeant au cœur de la réflexion sur l’esseité – de l’arbre, ou de l’homme…
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Dennis Oppenheim, Annual Rings, 1968, U.S.A./Canada boundary at Fort Kent, Maine and Clair, New Brunswick. Copyright Dennis Oppenheim
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Giovanni Penone, arbre-porte, 1993
Je laisserai la parole à l’artiste qui a bien voulu répondre librement à ma question ouverte :
Peux-tu me préciser le lien que tu établirais entre ton activité poétique et ton travail de sculpture - comment la mise en page de tes mots s'articule à ta recherche - pas seulement formelle - avec les arbres ?
Daniel Van de Velde, In Kamiyama from September 18 to November 18, 2006
Chère Marilyne,
l'évidement en poésie et en sculpture acte le fait que nous ne sommes ni au centre, ni propriétaires de ce que l'on voit. On se laisse traverser, ou bien on traverse du regard. Aimer, vivre, écrire ou déclamer, sculpter ou dessiner c'est faire acte de partage dans un univers intégralement déterritorialisé. J'erre ces derniers temps de textes en textes : Giordano Bruno, Lucrèce, Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Carl Gustav Jung, Gilles Deleuze et Félix Guattarri. Une errance pour atteindre un niveau substantiel de l'art. Je dérive désargenté, sans horaires, un brin isolé mais j'accueille avec simplicité chaque mot, chaque branche, chaque tronc qu'il m'est offert de creuser. Ma vie devient trajectoire.
Si j'ai choisi le bois, du moins les troncs chus et les branches échues c'est que en terme de matériau, celui-ci est le juste milieu entre l'air qui est le plus léger et le plomb qui est le plus lourd. Un juste milieu dont la présence informe le mieux celle des êtres humains avec sans doute, en arrière-plan, un désir de nous ancrer dans la réalité terrestre qui nous conditionne.
Ce serait un comble, pour quelqu'un qui ouvre, qui creuse les arbres en ne séparant pas leur contingence terrestre de la question héliocentrique d'une lumière qu'ils contiennent chacun en leurs anneaux de croissance que je mets à jour, -année de lumière fossilisée-, de t'envoyer "une réponse fermée"... Dans le foisonnement de notre première rencontre, je m'ouvre. Je m'ouvre également par les "plis et replis" de ton opus Mémoire Vive des Replis... que je ressens plus, lecture fragmentée de ma part, par une mémoire de ce que nous allons mémoriser. Genre Deleuze absorbé sous l'optique de Bergson, lui-même absorbé par le spectre substantiel de Spinoza...
Pour le fond commun poésie/sculpture – sculpture/poésie : je veux détacher de l'arbre ce que l'on y projette de bois, et détacher de la poésie ce que l'on y projette d'ontologie obsolète. Nos origines ne sont pas originelles mais trans-substantielles, ainsi que le fait supposer la théorie de la panspermie, (telle qu'expliquée dans ce passage du récit inédit intitulé Les Oscillations Incertaines Des Echelles De Temps :
Sous forme de spores, la vie se propage à travers l'univers. Une pluie sporadique et aléatoire d'acides aminés, capables de traverser les atmosphères grâce au rayonnement nucléique des étoiles. Certaines atterrirent, absorbées par la chute d'un météorite, et firent terre d'un lieu obstinément inculte et atrophié. Un vagabondage présémantique de prébiotiques dans les vides interstellaires. Et Tom de conclure :
- Je suis un être intercalé entre plusieurs mondes, plusieurs galaxies. En méditant, je remonte, avec lenteur, avec effroi, jusqu'à une forme de vie proche de la bactérie.
Pour le reste, la vie suit son cours et ce qui est œuvre dans ma trajectoire de vie transparait et rebondit constamment à travers la sphère lyrique d'un temps en spirale, éponyme de la pluralité des mondes. Je suis cyclique dans mes déplacements comme le bois ou le mot et la lettre qui ancrent chaque sculpture, chaque poème, sont des boucles de vie qui in-déterminent la linéarité supposée de mon existence. De toute existence. Ma trajectoire d'homme, d'individu se matérialise à travers l'arbre en creux, devenu spirale de lumière échancrée, intériorisée et extériorisée. Et, ailleurs et autrement, à travers le poème déterritorialisé. Ces deux facettes de ma démarche éventent notre supposé sens de l'orientation qui a abouti au dérèglement climatique. A une auto-dérégulation cosmique qu'il nous faudra apprendre à gérer au point de modifier notre conditionnement psychique d'être humain.
N'être finale
ment plus qu'
un être pour
être un autre
être.
René Char demandait "Comment vivre sans inconnu devant soi?". A force d’œuvrer, je suis devenu inconnu à moi-même. Henri Chopin, dans ses investigations poétiques expérimentales rendait manifeste dans ses gargarismes "insignifiants" la force de notre souffle intérieur en le faisant fusionner avec l'externalité du vent au cours d'une tempête en Écosse. Un acte poétique fondateur, trans-générationnel et trans-moderne. Dedans dehors dehors dedans. Des reprises de vies, des débris de vies. Faire naufrage en soi et hors de soi. Paul Celan écrivait dans un magnifique poème, Tubingen, Janvier, ode à Hölderlin, que s'il nous fallait être, nous autres poètes, chantres de l'avenir, alors il nous faudrait apprendre à bégayer.
La roche d'Oëtre - La roche d'Oëtre - ARTerritoire (© Daniel Van de Velde
Tutoyer le vide, les interstices entre chaque mot, entre chaque lettre et absence de lettre dans la continuité obsolescente de la phrase ou du vers, pourvoyeurs de récits. Toute forme de prophétie à partir de ce poème relève du bégaiement. J'échappe à ce sens de ce qui advient, est à venir, par la trouée chromatique des mots qui organise la plupart de mes poèmes. Par mes mains, mes gestes, ma dés-appropriation du monde, je sculpte. Sculpter vient du latin scalpere qui veut dire ciseler, séparer, retirer. Je suis du côté du geste, de la geste, du gestalt. J’œuvre par l'évidement et ce faisant je reviens à la source de la sculpture qui amplifie le vide qui rend toute apparition manifeste. J'évide les arbres chus et délaissés qui comme les poèmes, avant d'être lisibles, producteurs de sens, de communication, sont pourvoyeurs de visibilité. Ce qui équivaut chez moi à une forme immanente de pensée. Oui Stéphane Mallarmé, oui Christian Prigent. Oui Auguste Rodin, Constantin Brancusi, Carl André, Daniel Buren et Pierre Huyghes. Oui, le poème est absorption lente et parfois sporadique du sens que l'on prête aux mots. La communication est porteuse de leurres, de mal-entendus qui génèrent des formes obsolètes d'actualisation. J'aime cette notion, chez Noam Chomsky ou bien chez Gilles Deleuze que le langage structure, avant tout, en chacun de nous, une forme inédite de pensée qui ne se résume pas à un sens commun. Le reste étant le plus souvent bavardage. Un bavardage que le corpus poétique d'Henri Michaux n'aura eu de cesse d'éventer. Pour dé-fabriquer le vivant dans lequel nous nous sommes paresseusement laissés signifier. Comme si nous étions des humains hors monde parcourant une terre inhumaine.
J'ai adoré la banalité du lieu où nous nous sommes vus pour la seconde fois, à Nice. Un lieu non-lieu. Dire dans ce cadre relève du non-dit, étant entendu que la littérature c'est l'art de transmettre de l'indicible pour, entre autre, fortifier l'exigence quotidienne et démocratique des mots, la capacité que nous avons à travers eux de formuler, vaille que vaille. Parfois, je perfore le temps pour nous faire coïncider avec la banalité de nos vies. La banalité des gobelets en carton qui en fin de conversation ont pérennisé les traces sommaires et datées d'une caféine asséchée. Une banalité exempte de tout héroïsme. Souviens-toi des "Ailes du Désir" de Wim Wenders, ce passage où Peter Falk, comédien décalé et ex-ange dit à Bruno Ganz, ange en surpuissance : "tu ne peux pas comprendre l'être humain parce que tu ne peux pas sentir, à travers le gobelet de café, la banalité bienfaisante de l'existence. Ces mêmes gobelets que le serveur ira mettre aux ordures.
Qui, parmi la cohorte des anges .... "