Danielle Bassez, Contre-chant

Par |2022-12-21T10:42:33+01:00 21 décembre 2022|Catégories : Critiques, Danielle Bassez|

« Il y a des livres qui fab­riquent leur pro­pre forme. Pros­es poé­tiques, frag­ments, réc­its auto-fic­tifs, explo­rations imag­i­naires ou essais non académiques : la col­lec­tion Grands fonds récolte ces textes uniques en leur genre, qui ont en com­mun la puis­sance de la langue, la lib­erté de leur voix. »

(Qua­trième de couverture)

 J’ai posé la main sur toi 
(…)
Je lis en toi à livre ouvert 

Tu t’appelles Elvire, ton nom (un prénom de théâtre) n’est pronon­cé qu’une fois, dans une réplique de A., ton amant, à celui qui fut ton mari, le père de tes enfants : « J’ai couché avec Elvire ». Sinon, tu es « tu ».

Ta vie ? Inachevée, sans œuvre, et pour­tant accom­plie. Et voici que A., Alex, l’Amant, le fidèle et le dévoué, l’enfant grâce à qui tu as osé « trahir » ta famille (et pour­tant, l’ersatz, le suc­cé­dané, l’Infidèle — c’est qu’il a 22 ans de moins que toi, « J’ai vingt-six ans, tu en as quar­ante-huit. » (P.21)), lit tes car­nets après ta mort. Il croy­ait te con­naître et te décou­vre autre, se décou­vre tout autre dans ton regard. Et voici qu’il fait de cette souf­france une œuvre, un réc­it qui chante, — mieux que toi-même ?… con­tre-chante plutôt, celle que tu fus, lumière et ombre.

Danielle Bassez, Con­tre-chant, Cheyne édi­teur, 2022, 192 pages, 23 €.

Car tu es un per­son­nage trag­ique, comme Phè­dre, t’étant mar­iée par dépit avec un homme que tu n’aimais pas, après avoir vécu une pas­sion impos­si­ble, être tombée enceinte de cet homme de l’Est que le rideau de fer t’empêcha de rejoin­dre. Tu te laiss­es enfer­mer dans cette vie famil­iale : « Dans cette affaire, tu es l’acolyte. Indis­pens­able. Sec­ondaire. Encen­sée. Acces­soire. A côté (…) Tu regardes devant, très loin, quelque chose en toi. » Tu cherch­es ailleurs. Enfer­mée dans ta soli­tude, tes souf­frances, tes pas­sions, tes amours impos­si­bles, la mort de tes enfants. Ces douleurs, tu ne peux les partager avec per­son­ne. Même pas avec A. Surtout pas avec A. Avec toi-même, seule, dans tes car­nets. Pour­tant, A. c’est ton Hip­poly­te « Char­mant, jeune, traî­nant tous les cœurs après [soi] » (P.27) Tu l’aimes ain­si, d’abord, avant de déchanter.

« Et toi-même (comme) tu t’es perçue, équiv­oque, con­tra­dic­toire, comme cette Pasajera, qui a envie de tous les hommes, de toutes les femmes qui croisent son chemin. Femme-delta. Mais après tout, as-tu con­clu, les gens qui m’aiment, c’est cela qu’ils aiment. » (P.113)

Tu es bien une « Femme delta », une femme du Sud, tu viens d’Algérie, tu es cette étrangère qui portes « sur toutes les ques­tions débattues un regard inhab­ituel. » (P.21) Pour A, tu es la mer et, aus­si, la mère.

Réc­it à la fois sim­ple, sobre, rem­pli de révéla­tions et plein d’ellipses, où se côtoient prosaïsme et mys­tère. La si sim­ple com­plex­ité d’une vie, les ambiva­lences si naturelles d’une âme. Le réc­it de détails et d’anecdotes qui com­plex­i­fient. Com­ment la vie se mêle à la mort. Vous vivez avec A. une rela­tion amoureuse non sans trahisons ni ambiva­lences, non sans mau­vaise con­science ni inter­mit­tences du cœur.

Je t’aime, cela me suf­fit, te dis-je.
Je t’aime, cela ne me suf­fit pas, répliques-tu. 

Ce déséquili­bre presque méta­physique entre « tu » et « je », leurs deux façons de vivre leur rela­tion, nour­rit l’ensemble du réc­it. Vérité et men­songes de la ten­dresse, cru­auté, inten­sité de la pas­sion, des ren­con­tres, infidél­ités, absolues mais éphémères, poésie des sou­venirs, par­fois déli­cieux, par­fois ter­ri­bles. Et A., ce témoin avide de tout com­pren­dre de l’Incompréhensible qui se déroule sous son regard. Cet amoureux sans con­di­tion qui t’aura accom­pa­g­née jusqu’à la fin. Qui t’aura observée, enten­due plus qu’aucun(e) autre. Pour­tant, cha­cun dans vos soli­tudes. T’a‑t-il com­prise, t’a‑t-il trahie ? Pourquoi cherche-t-il tant à te com­pren­dre ? À te cern­er ? Phras­es sèch­es et inci­sives, comme des lames de rasoir.

Tes amants sont des amants de rêve, de nuages, et dans les faits, ils sont peu nom­breux. Dès qu’ils pren­nent chair et os, ils te déçoivent. En quelque sorte, tu mènes une dou­ble vie, dont les niveaux se super­posent : celui de l’imaginaire, où poussent les fleurs de l’amour idéal, et l’autre que tu nom­meras, sachant de quoi tu par­les, la réal­ité rugueuse. (P.27)

Un réc­it naît de la douleur, un poème d’évidence et de mys­tère celui d’une vie qui n’est pas arrivée à se dire, ni à s’écrire. Qui finit par se dire et s’écrire, pour­tant, grâce à un(e) autre. Un poème comme une tragédie est un poème. Toi, tu resteras pour tou­jours silen­cieuse, désor­mais. Trag­ique de ce qui se dit, de ce qui ne peut se dire, de com­ment on le dit ou ne le dit pas.

Tu éla­bores des plans, cherche (sic) un ordre. Class­es des brouil­lons qui s’empilent. Y reviens, les trans­formes. Tu n’arrives pas à coudre ensem­ble toutes les pièces de ce roman. Tu te fatigues. Tu traînes der­rière toi cette œuvre inac­com­plie, comme un remords. (P. 136–137)

Il faut atten­dre ta mort

Tes car­nets, il m’était inter­dit de les lire (…). Tu te méfi­ais de moi, à juste titre. J’étais curieux de ta vie, je voulais tout savoir (…), je les lis.

J’encaisse les coups. J’apprends d’abord que tu écris la nuit (…) Ain­si, je dors, et je n’ai rien sen­ti. Je n’ai pas sen­ti que tu ne dor­mais pas, que tu te lev­ais, que tu t’installais à la table de la cui­sine, à trois heures du matin, pour t’y délivr­er de choses que tu ne pou­vais dire en plein jour. (P.13–14)

Mais A. accom­plit-il cette œuvre que ta vie por­ta sans pou­voir la réalis­er, ou la trahit-il avec Con­tre-chant ? Qu’il ait lu ces car­nets intimes et qu’il en ait révélé le con­tenu, qu’il en ait « com­pris » la portée, est-ce un accom­plisse­ment ? Il écrit moins pour toi que pour lui. Post mortem, il a dû se désha­biller de celui qu’il avait cru être, accepter cette douleur que tu lui avais cachée : qu’il ait pu te décevoir, que tu aies pu regret­ter d’avoir tout aban-don­né de ta vie pour lui. « Je lis. Il me faut des jours pour m’en remet­tre. J’écris pour don­ner forme au tor­rent qui m’étouffe » (P.14)

Néan­moins, A. fait ton éloge, con­te dans ses nom­breux méan­dres ton his­toire, qui est aus­si celle, trag­ique, de l’Europe, une his­toire pleine de bruit et de fureur, de rideau de fer et de lib­erté. Tu as vécu la guerre et la Résis­tance au Nazisme, les débuts des purges tchèques du com­mu­nisme nais­sant, ton pre­mier fils vient de là. Et tu deviens, avec ce Con­tre-chant, grâce à l’amour de A., un per­son­nage, un sym­bole, un emblème, un mythe moderne ?

Un réc­it brûlant, hale­tant, puis­sant et sans com­plai­sance, d’amour adulte.

Présentation de l’auteur

Danielle Bassez

Danielle Bassez est née à Château­roux  en 1946. Après des études à l’É­cole nor­male supérieure de Fonte­­nay-aux-Ros­es et à la Sor­bonne, elle fait la ren­con­tre du pro­fesseur Yvon Belaval qui lui prodigue con­seils et encour­age­ments pour ses pre­miers essais lit­téraires. Agrégée de philoso­phie, elle enseigne actuelle­ment dans la région de Grenoble.

© Crédits pho­tos (sup­primer si inutile)

Bib­li­ogra­phie

En 1992, Cheyne édi­teur pub­lie un pre­mier texte, Tombeau, dans sa col­lec­tion de pros­es inclass­ables : Grands fonds. Cette paru­tion per­met à l’au­teur de recevoir une bourse d’aide à l’écri­t­ure de l’A­gence Rhône-Alpes pour le livre et la documentation.
En 1995, pub­li­ca­tion par Cheyne édi­teur de Vieilles, et bourse d’en­cour­age­ment du Cen­tre nation­al du livre. Cette pub­li­ca­tion est bien­tôt suiv­ie de la paru­tion d’un court texte hors-com­merce : La Jeune Fille qui dan­sait devant sa fenêtre.
Les Con­tes et légen­des du Berry parais­sent en 1997 chez Nathan.
Puis en 1998, tou­jours dans la col­lec­tion Grands fonds de Cheyne édi­teur, pub­li­ca­tion de L’É­garée.
Depuis, Danielle Bassez a pub­lié Ecrits dans les marges en 2006 et Meurs encore en 2007 chez Cheyne édi­teur ain­si que Le Chant du Klefte chez Castells édi­tions, et Con­tre-chant, chez Cheyne éditeur..

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Alain Nouvel

1998, pre­mier recueil de poèmes : Trois noms her­maph­ro­dites, puis deux nou­velles : Octave Lamiel, dépuceleur suivi de Edouard et Alfred au val de l’eau. En 1999, suiv­ent His­toires d’ISLES, Con­tre-Voix, Mots ani­més recueil d’aphorismes, et, en 2000, Maux ani­maux, recueil de six nou­velles, aux édi­tions « L’Instant per­pétuel ». En 2001, pub­li­ca­tion aux édi­tions « La Chimère » créées pour l’occasion de D’Etrangère, puis Dames des trois douleurs en 2004, Vari­a­tions sur une femme don­née, et reprise en 2005, Con­tre-voies en 2008 et Nou­velles d’Eurasie en 2009. En 2014, il com­pose avec sa com­pagne des chan­sons qu’ils inter­prè­tent tous deux. Maud Leroy des « Édi­tions des Lisières », pub­lie Au nom du Nord, du Sud, de l’Est et de l’Ouest, un recueil de sept nou­velles sur les Baron­nies provençales où il vit désor­mais. Une suite à ces sept nou­velles voit ensuite le jour avec pour titre Anton. Sur les bor­ds de l’Empire du milieu (texte sur la Chine où A. Nou­v­el a vécu qua­tre ans, de 1981 à 1985, longtemps resté inédit mais dont cer­tains extraits étaient parus dans la revue « Corps écrit », numéro 25, de mars 1988 : Vues de Chine), paraît pour la fête du Print­emps 2021. Les deux ouvrages aux édi­tions « La Chimère ». Il col­la­bore régulière­ment, désor­mais, à la revue « Recours au poème ». En 2020, les édi­tions « La Cen­tau­rée » à Rennes, ont pub­lié un pre­mier recueil : Pas de rampe à la nuit ? suivi, en 2021 de Comme un chant d’oubliée.

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