Dans la mêlée des étoiles : entretien avec Claude Gobet

Ce recueil se présente comme une longue lettre adressée au père disparu, un long poème ininterrompu, écrit d’un seul souffle.

Claude Gobet « revient sur les lieux », comme on dit. Dans une écriture poétique incisive, concrète et sans complaisance aucune, il ré-ouvre les forces puissantes de l’indicible, celles qui écrasent, figent et éteignent toute vitalité.  Il refait le chemin, pour mettre à vif la blessure, en affronter les ombres, de façon centrale l’ombre du père. Aveux difficiles et déchirants, d’une profonde sincérité, qui laissent filtrer la lumière d’une espérance, d’une création de soi qui m’a profondément touchée.

Ce recueil semble avoir été écrit d’une seule phrase, avec fougue, comme un cri.  Pourtant il est d’une grande pudeur. Il respecte la mémoire de la figure du père, et d’ailleurs de chacun des êtres que tu évoques, les plus « anciens » et les plus actuels.  Tu as réussi à te dégager de toute accusation, ou pire encore de ce qui aurait pu prendre la forme d’un règlement de compte. Dans le tout premier poème, un poème fort que tu appelles « Pater Noster », la tendresse, et même une certaine forme d’admiration se mêlent à une profonde douleur. 
Cela m’amène à te demander dans quel état d’esprit tu t’es mis au travail de l’écriture de ce recueil ?
C’est vrai Christine, ce recueil est né d’un seul et même élan d’écriture. Je l’ai achevé en quelques semaines durant lesquelles j’étais, pour ainsi dire, en état d’urgence. Une urgence d’écriture pour nommer les violences subies durant mon enfance et tenter de briser les chaînes de leur emprise sur mon existence. Et dans le même mouvement, une urgence à donner sens à mon histoire personnelle en l’inscrivant dans un récit plus général, transgénérationnel, seul à même, selon moi, d’éclairer « Le Mal des fantômes » (titre de l’admirable recueil du poète roumain mort en déportation, Benjamin Fondane) dont je souffrais intensément. Je pense que cette mise à distance m’a permis de ne pas tomber dans la facilité d’un face à face avec mon père, qui m’aurait certainement conduit à un règlement de compte dont seule la colère et la haine auraient triomphé, et d’élargir le champ d’écriture à d’autres figures passées et présentes de mon histoire personnelle.

Le titre de ce recueil « Dans la mêlée des étoiles » est très beau.  Il est intriguant aussi. Dans la préface de ton recueil Nourrédine Ben Bachir écrit que « les fragments de météorites et de lambeaux d’histoire se sont agglutinés pour faire du père un personnage traversé comme rarement par la folie du vingtième siècle ». C’est le sens que tu donnes à ce titre ?

Mon ami poète et romancier Nourredine Ben Bachir a donné un sens différent du mien à ce titre. Et tant mieux ! Il en a fait sa propre lecture et elle est pleinement judicieuse par rapport au livre dont la figure du père est centrale, et par là incontournable.

Pour ma part, je suis parti de l’idée que lorsque nous regardons le ciel étoilé, étrangement, nous regardons le passé. C’est lié aux distances prodigieuses qui nous séparent des étoiles et à la vitesse de déplacement de la lumière. Dès lors, on sait que certaines étoiles continuent de briller dans le ciel bien longtemps après qu’elles se soient éteintes. Un peu comme nos ancêtres qui continuent leur vie en nous à travers les legs conscients et inconscients qu’ils nous ont laissés.

Extrait Live Ginkgo Music Composition de Claude Gobet guitare chant Lead guitare : Olivier Thévenin Basse Ambroise GLD Percussions : Jimmy Lops.

Tu abordes de front les enfermements, les terreurs, la « chaîne de souffrances/Et son cortège tragique/de hontes et de peurs irréparables (p 15). Il est vrai qu’en plein cœur de l’histoire la plus intime s’incluent les mouvements de l’Histoire, les voies et images entêtantes du pouvoir, de la guerre, de la torture, les camps, tout autant que les mouvements de libération, de lutte et de résistance. C’est l’une des grandes originalités de ce livre d’avoir montré les répliques et les résonances qui se tissent entre la vie intime et les conditions politiques, économiques et sociales.
C’est naturellement que j’ai inscrit ce récit familial et ses trajectoires individuelles dans le cadre plus vaste de ce que tu nommes « les mouvements de l’Histoire ». Mon éducation intellectuelle marquée par le matérialisme historique et la sociologie de Pierre Bourdieu m’a très tôt ouvert les yeux sur l’importance de l’arbitraire dans l’existence. Certes, nous faisons notre propre histoire mais nous évoluons dans des conditions matérielles, culturelles et psychologiques d’existence que nous n’avons pas choisies et dont il est extrêmement difficile de s’extraire, surtout lorsque l’accès à l’éducation et à la culture est restreint pour les classes les plus modestes, dont ma famille est issue. Dès lors, pour briser les chaînes de l’enfermement, reste les actes de résistance et de libération qui jalonnent depuis les temps les plus reculés de l’Histoire la condition humaine et auxquels je suis extrêmement sensible. Reste aussi les actes de création, l’art, et pour moi tout en haut, la poésie, pour nous éclairer, nous émerveiller et parfois nous révolter contre l’ordre établi, l’embourgeoisement, le conservatisme.
Bien au-delà de toute accusation, comme nous l’évoquions, ton écriture cherche à sortir d’une certaine fatalité.  Elle assume pleinement le désir de s’extraire d’un passé éprouvant, de s’en affranchir, de retrouver du souffle, en même temps qu’une certaine dignité, autant pour toi que pour les êtres qui te sont chers.
C’est tout à fait cela Christine !
Pendant l’écriture de ce recueil, j’ai été porté par un élan vital. Ce sursaut intérieur, cet état d’urgence dont je parlais précédemment, était animé par un intense désir de rupture avec les violences intra- familiales héritées du passé. Car je me sentais comme possédé par des forces inconscientes et destructrices et leurs répétitions traumatiques qui affectaient ma vie en agissant sur elle. Pour m’en affranchir et recouvrer ma dignité d’être humain tout en restituant celle de mes ancêtres, qui le plus souvent n’ont fait que survivre tant ils ont été malmenés par des conditions de vie épouvantables, après vingt années de psychothérapie, Il me fallait affronter ce passé une bonne fois pour toute. En démêler les fils ténus qui reliait chacun des êtres qui le composaient. Afin de revenir à la vie. Ce livre est un acte de liberté tout comme une tentative de renaissance par la création et la transmission. Je le devais à moi-même mais aussi à mes enfants afin que ce passé familial soit moins lourd à porter sur leurs épaules, et j’espère qu’il l’est aujourd’hui. D’ailleurs, en écrivant ce récit de l’intime, je n’ai jamais cessé de penser à l’idée de transmission.

Claude Gobet, Ambroise et Alex au STAQ, novembre 2023.

Il s’agit véritablement de « te désempoisonner l’âme » comme tu l’écris p 98.  D’ailleurs, l’écriture de ce livre arrive après une période de quasi-effondrement mental. Pourrais-tu plus nous donner quelques éclaircissements sur la temporalité de cette écriture.
L’écriture de ce livre est en effet arrivée à une période particulière de mon existence. Une période où je souffrais de troubles de stress post-traumatiques, avec son lot de peurs intenses, de détresse et d’impuissance. Ces troubles mentaux étaient consécutifs à un épuisement professionnel et à sept années de harcèlement sur mon lieu de travail. J’étais en soin psychiatrique, avec un traitement médical lourd afin de neutraliser des pulsions suicidaires récurrentes… Je n’écrivais plus depuis de longs mois, j’avais également totalement délaissé la musique, je ne jouais plus de guitare, ne chantais plus… Comme souvent en de telles situations, ces troubles ont fait réémerger les traumas de l’enfance que j’avais réussi jusque-là à endiguer et à domestiquer. J’étais littéralement envahi par la douleur… Il m’est encore difficile aujourd’hui d’évoquer cette période… Et comme je n’ai pas voulu quitter la vie, les mots sont revenus peu à peu à moi. J’ai repris langue d’abord par la lecture. Avec les ouvrages de la psychanalyste et philosophe Alice Miller, que je cite d’ailleurs dans le premier poème ainsi que dans le dernier du recueil, et dont les thèses sur la violence cachée, qui de son point de vue caractérise souvent les relations entre parents et enfants, m’ont laissé une empreinte très forte. Sur les conseils d’un ami, j’ai également découvert au même moment le philosophe Hartmut Rosa, en particulier son essai intitulé « Résonance » qui m’a beaucoup aidé à revenir à mon essence de poète… Puis la corde vibrante qui me rattache à l’existence, la poésie, sans laquelle je ne peux véritablement exister, s’est remise en mouvement et très rapidement m’a envahi en un flux continu pour donner naissance à ce livre.
D’ailleurs, tu parles p 89 d’un voyage initiatique/vers ce qui n’est pas encore advenu et de « l’inespéré désir d’habiter pleinement/ Ma propre existence. Un projet vital. J’aimerai bien que tu nous dises comment la poésie justement vient ouvrir cette voie. 
« Habiter pleinement ma propre existence » signifie pour moi entrer en état de poésie c’est à dire pouvoir ressentir intensément le souffle de la vie. Vivre des moments qui me semblent plus vrais que d’autres lorsque le regard cesse d’être usé, lorsque l’imprévisible peut surgir. Le poème devient dès lors une trace de ces moments, une tentative de les fixer. Ce qui est certain en ce qui me concerne c’est que la poésie telle que je la ressens et la pratique à plus à voir avec « le langage de l’âme », pour reprendre les mots de Gaston Bachelard, qu’avec l’esprit, plus à voir avec l’intuition qu’avec l’intention, plus à voir avec le sensible qu’avec la raison. Cette manière d’être en poésie nécessite une condition essentielle, celle de la disponibilité à moi-même et aux autres. Autrement dit, je me sens poète et me vis comme tel lorsque je suis disponible à la vie et que celle-ci déborde soudain en moi. Comme le dit le poète Charles Juliet « J’ai les mots quand j’ai la vie ».
Claude, Tu es poète et aussi musicien.  Dans ce long poème, il y a un rythme particulier, une sorte de paysage musical qui donne vie et dessine les entrelacements entre chacune des existences que tu nommes, mais aussi entre le quotidien et les contextes sociaux- politiques. Ce rythme-là est très émouvant car il est une mise en mouvement, un réveil de quelque chose qui semblait s’être immobilisé et qui avait phagocyté ton âme ? 
Je suis heureux Christine que tu soulignes cet aspect de mon écriture car je me situe dans la tradition de la poésie orale et sa dimension lyrique. N’oublions pas qu’avant d’être écrite et publiée, la poésie était un art exclusivement oral par lequel se transmettait, de génération en génération, jusqu’aux racines de l’être, les vibrations profondes des émotions qui font notre humanité commune. Ce lien entre l’écrit et l’oral, entre poésie et voix, entre poésie et musique, je le pratique également depuis plus de vingt ans à travers l’écriture et la composition de chansons. Ce qui m’inscrit humblement dans la lignée d’Orphée, à la fois poète et musicien. Actuellement, je présente sur scène un spectacle dans lequel, avec mes amis musiciens, j’interprète des poèmes et des chansons parmi lesquels deux textes de mon dernier recueil dont voici des extraits : « 1956 : Contrairement à toi papa/A ton père/A tes deux grands-pères/Je n’ai pas fait la guerre/Pas eu à tenir une arme/Contre mes frères humains/Pas eu à subir les humiliations et les ordres/D’officiers assoiffés de gloire et de sang/Pas eu à assister impuissant/A la torture/Aux viols/A la métamorphose en criminels de guerre/De camarades de chambre...//», « 1965...A deux ans d’automne à hiver/Je fus projeté loin de l’appartement de la cité Mozart/Dans le vide de l’abandon/Et l’étrangeté d’une langue inconnue/Chez mes grands-parents maternels/Victor et Julia Espinosa/Dans un village du pays cathare/Entre mer et montagne/Où les paysages languedociens/De vignes d’oliviers et d’amandiers/Chargés des parfums odorants du maquis/Apparaissent dans la lumière de l’arrière-saison/Clairs comme du verre... // »

 

Présentation de l’auteur

Claude Gobet

Claude Gobet né en 1963 à Béziers est poète et musicien. Enfant de la banlieue lyonnaise, il rencontre, au collège, le poète Thierry Renard avec qui il fonde la revue de poésie, Aube Magazine. Il écrit de la poésie depuis l’adolescence notamment dans les revues Aube Magazine et dans la revue franco-américaine, L’Imprévue. Il a publié 2 recueils de poésie : Chorale, en 2009 aux Éditions Bérénice, et Chants de la terre et du vent, en 2016 aux Éditions du Mont-Popey. il réalise de nombreuses lectures publiques et concerts dans la Région Auvergne-Rhône-Alpes avec son groupe Ginkgo. Il prépare actuellement l’enregistrement d’un premier album de ses chansons.

Poèmes choisis

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