Il s’agit véritablement de « te désempoisonner l’âme » comme tu l’écris p 98. D’ailleurs, l’écriture de ce livre arrive après une période de quasi-effondrement mental. Pourrais-tu plus nous donner quelques éclaircissements sur la temporalité de cette écriture.
L’écriture de ce livre est en effet arrivée à une période particulière de mon existence. Une période où je souffrais de troubles de stress post-traumatiques, avec son lot de peurs intenses, de détresse et d’impuissance. Ces troubles mentaux étaient consécutifs à un épuisement professionnel et à sept années de harcèlement sur mon lieu de travail. J’étais en soin psychiatrique, avec un traitement médical lourd afin de neutraliser des pulsions suicidaires récurrentes… Je n’écrivais plus depuis de longs mois, j’avais également totalement délaissé la musique, je ne jouais plus de guitare, ne chantais plus… Comme souvent en de telles situations, ces troubles ont fait réémerger les traumas de l’enfance que j’avais réussi jusque-là à endiguer et à domestiquer. J’étais littéralement envahi par la douleur… Il m’est encore difficile aujourd’hui d’évoquer cette période… Et comme je n’ai pas voulu quitter la vie, les mots sont revenus peu à peu à moi. J’ai repris langue d’abord par la lecture. Avec les ouvrages de la psychanalyste et philosophe Alice Miller, que je cite d’ailleurs dans le premier poème ainsi que dans le dernier du recueil, et dont les thèses sur la violence cachée, qui de son point de vue caractérise souvent les relations entre parents et enfants, m’ont laissé une empreinte très forte. Sur les conseils d’un ami, j’ai également découvert au même moment le philosophe Hartmut Rosa, en particulier son essai intitulé « Résonance » qui m’a beaucoup aidé à revenir à mon essence de poète… Puis la corde vibrante qui me rattache à l’existence, la poésie, sans laquelle je ne peux véritablement exister, s’est remise en mouvement et très rapidement m’a envahi en un flux continu pour donner naissance à ce livre.
D’ailleurs, tu parles p 89 d’un voyage initiatique/vers ce qui n’est pas encore advenu et de « l’inespéré désir d’habiter pleinement/ Ma propre existence. Un projet vital. J’aimerai bien que tu nous dises comment la poésie justement vient ouvrir cette voie.
« Habiter pleinement ma propre existence » signifie pour moi entrer en état de poésie c’est à dire pouvoir ressentir intensément le souffle de la vie. Vivre des moments qui me semblent plus vrais que d’autres lorsque le regard cesse d’être usé, lorsque l’imprévisible peut surgir. Le poème devient dès lors une trace de ces moments, une tentative de les fixer. Ce qui est certain en ce qui me concerne c’est que la poésie telle que je la ressens et la pratique à plus à voir avec « le langage de l’âme », pour reprendre les mots de Gaston Bachelard, qu’avec l’esprit, plus à voir avec l’intuition qu’avec l’intention, plus à voir avec le sensible qu’avec la raison. Cette manière d’être en poésie nécessite une condition essentielle, celle de la disponibilité à moi-même et aux autres. Autrement dit, je me sens poète et me vis comme tel lorsque je suis disponible à la vie et que celle-ci déborde soudain en moi. Comme le dit le poète Charles Juliet « J’ai les mots quand j’ai la vie ».
Claude, Tu es poète et aussi musicien. Dans ce long poème, il y a un rythme particulier, une sorte de paysage musical qui donne vie et dessine les entrelacements entre chacune des existences que tu nommes, mais aussi entre le quotidien et les contextes sociaux- politiques. Ce rythme-là est très émouvant car il est une mise en mouvement, un réveil de quelque chose qui semblait s’être immobilisé et qui avait phagocyté ton âme ?
Je suis heureux Christine que tu soulignes cet aspect de mon écriture car je me situe dans la tradition de la poésie orale et sa dimension lyrique. N’oublions pas qu’avant d’être écrite et publiée, la poésie était un art exclusivement oral par lequel se transmettait, de génération en génération, jusqu’aux racines de l’être, les vibrations profondes des émotions qui font notre humanité commune. Ce lien entre l’écrit et l’oral, entre poésie et voix, entre poésie et musique, je le pratique également depuis plus de vingt ans à travers l’écriture et la composition de chansons. Ce qui m’inscrit humblement dans la lignée d’Orphée, à la fois poète et musicien. Actuellement, je présente sur scène un spectacle dans lequel, avec mes amis musiciens, j’interprète des poèmes et des chansons parmi lesquels deux textes de mon dernier recueil dont voici des extraits : « 1956 : Contrairement à toi papa/A ton père/A tes deux grands-pères/Je n’ai pas fait la guerre/Pas eu à tenir une arme/Contre mes frères humains/Pas eu à subir les humiliations et les ordres/D’officiers assoiffés de gloire et de sang/Pas eu à assister impuissant/A la torture/Aux viols/A la métamorphose en criminels de guerre/De camarades de chambre...//», « 1965...A deux ans d’automne à hiver/Je fus projeté loin de l’appartement de la cité Mozart/Dans le vide de l’abandon/Et l’étrangeté d’une langue inconnue/Chez mes grands-parents maternels/Victor et Julia Espinosa/Dans un village du pays cathare/Entre mer et montagne/Où les paysages languedociens/De vignes d’oliviers et d’amandiers/Chargés des parfums odorants du maquis/Apparaissent dans la lumière de l’arrière-saison/Clairs comme du verre... // »