La per­for­mance est pour moi un partage d’organic­ité, une rela­tion nou­velle à nos imag­i­naires qui dif­fracte nos rela­tions à l’espace-temps. Ain­si, lacte per­for­matif con­voque l’inattendu. Pipo Del­bono, Johann Le Guillerm, Angel­i­ca Lid­dell ou encore liné­galée Phia Menard dans ses per­for­mances en soli­taire mais aus­si, plus proche des scènes de poésie et de poésie sonore, NatY­ot, Pierre Guéry ou Jacques Reboti­er, tra­vail­lent sur des procédés dexplo­sion du rap­port espace-temps. Ils écla­tent les corps, la langue et l’espace vers des con­trées encore incon­nues tout en con­ser­vant des parts nar­ra­tives plus ou moins impor­tantes. Jerzy Gro­tows­ki lors de ses con­férences au Col­lège de France nous dis­ait que « lorganic­ité est la chair de lesprit  »1. Le corps nous par­le de cet esprit à tra­vers sa chair, sa matière et la forme de cette matière.

Ce nou­veau ter­ri­toire de con­science et d’imaginaire appa­raît tout autant chez le per­formeur que chez le spec­ta­teur, sans savoir ni com­ment ni pourquoi ce ter­ri­toire appa­raît. Mais il appa­raît et c’est l’essentiel. Tous les sens sont alors mêlés dans une per­cep­tion unique, sans pou­voir pré­cis­er l’origine. Là, la sen­sa­tion est physique avant tout et ouvre sur de nou­veaux imaginaires. 

En tant que per­formeuse et auteure j’acte la présence comme un état de con­science spé­ci­fique qui à la fois est matière et la tra­verse. Et cette présence ne peut tra­vers­er la matière que si celle-ci est activée, par le per­formeur mais aus­si par tout ce qui l’entoure, espace extérieur, lumière, cos­tumes, croyances.

Le poème nar­ratif Dans mon ven­tre il y a une forêt, dont je suis l’auteure, et qui vient de paraître, décrit la longue méta­mor­phose d’une femme, d’une occi­den­tale, suite aux nom­breux rêves ini­ti­a­tiques que la forêt lui a trans­mis. Cette femme part dormir aux creux de la forêt Ama­zoni­enne, puis de la Man­grove du Gabon et dans la jun­gle de Rio.2 Le réc­it racon­te com­ment elle devient ani­mal, arbre et forêt. Une méduse, une enfant au long cheveux noirs, un figu­ier étran­gleur vien­nent habiter son ven­tre. Elle ne sait pas encore la pleine capac­ité daccueil de son ven­tre. Elle devine qu’il est loin d’être plein.

Sensuit une pro­fonde métamorphose.

 

A mon arrivée en Équa­teur au cœur de la forêt ama­zoni­enne, je suis comme une feuille trem­blante et desséchée recher­chant dés­espéré­ment l’arbre duquel elle était tombée. J’installe mon lit, sans aucune fierté, sur une planche en bois surélevée recou­verte d’une vieille mous­ti­quaire trouée au milieu de la forêt, à un bon kilo­mètre de marche du vil­lage. La piste est toute petite, les hommes qui s’aventurent jusqu’ici marchent à la queue leu leu.

Mes pre­mières nuits sont com­pliquées, entre frayeur et émer­veille­ment, le som­meil et les visions ont du mal à s’installer. Je ne sais pas du tout pourquoi je suis venue jusqu’ici. Qu’est-ce que je suis venue foutre au milieu de cette forêt, seule, sans amis ni famille…

Si je n’ai ni rêves ni visions, José me con­seille de dépos­er de la bile de croc­o­dile sur les yeux. Ça brûle et rend aveu­gle pen­dant 2 ou 3 jours, puis les visions de la forêt apparaissent…

Puis, une nuit, un rêve éprou­vant me tra­verse. Un ana­con­da s’avance vers moi, sa gueule grande ouverte et il me gobe ! 

 

Je suis aspirée dans son intérieur et je descends par petits mou­ve­ments sac­cadés de reptation. 

Je ressens tous les détails de la paroi du ven­tre de la bête qui lente­ment fait entr­er mon corps à l’intérieur du sien. Plus l’anaconda exerce de la pres­sion sur mon corps, plus je ressens la métamorphose.

Je crie et demande de la douceur, sinon ce change­ment d’état sera dif­fi­cile à vivre. Une chorale et de nom­breux chants me parvi­en­nent. Je suis per­suadée que le vil­lage d’à côté s’est réu­ni pour chanter. Mais l’anaconda m’explique que je suis passée de l’autre côté.

De l’autre coté de quoi ? C’est un mys­tère, mais je n’ai plus la force de pos­er la question…

Ces chants s’amplifient et mon­tent vers le ciel, les nuages s’ouvrent comme une immense per­cée lumineuse.

….

Un arbre, solide, vieux, de tous les temps, se présente à moi et s’installe dans mon corps avec un naturel décon­cer­tant, comme s’il ren­trait chez lui. C’est un figu­ier étran­gleur, il m’offre sa force et son ancrage dans la terre. C’est un des arbres les plus gros, les plus larges de l’Amazonie. Une liane de ces figu­iers vient entour­er un autre arbre, puis l’étrangle, prend sa place et s’élargit.

Il m’a offert sa force sans m’étrangler.

 

Je ne con­nais­sais pas cet arbre avant de le voir en rêve, c’est Maria, une chamane Shuar- uwishin tsuakratin en shuar – qui me con­ta com­ment elle reçut cet arbre en cadeau. L’anaconda est la forêt et je fai­sais main­tenant par­tie d’elle.3

Le rêve ici est regardé et écouté comme un espace de réal­i­sa­tion et de dévoile­ment intime qui traduit de façon poé­tique et par­fois décalée notre rela­tion à la société humaine et à notre envi­ron­nement naturel sensible.

La per­for­mance In situ élaborée sur ce poème nar­ratif, véri­ta­ble fable écologique, se décline dans un acte per­for­matif doux et lent — La lenteur est bien sou­vent en soi un acte sub­ver­sif — invi­tant le pub­lic à gliss­er dans un corps en sen­sa­tion ouvert sur des paysages, alter­nant paysages intérieurs et déplace­ments physiques.

Le seul matériel util­isé est un écou­teur casque. Le pub­lic se déplace avec un audio guide à l’oreille sur un par­cours spé­ci­fique, défi­ni en amont, et il reçoit le texte susurré à l’oreille par la per­formeuse dans une douce intimité.

La per­for­mance cherche à offrir de nou­velles épais­seurs per­cep­tives en prenant appui sur ces ter­ri­toires de l’imaginaire où le monde du vivant nous tra­verse dans sa per­cep­tion la plus large, dans un déplace­ment géo­graphique ouvert sur les paysages envi­ron­nants, mis en frot­te­ment avec le récit.

Tous les paysages intimes et extérieurs se croisent et se tis­sent ensem­ble. Cette créa­tion invite égale­ment à rester à l’écoute de ses rêves, pour les habi­tants des cam­pagnes comme des villes.

Mon tra­vail de per­formeuse, je le perçois comme un proces­sus d’approche indi­rect du gouf­fre, un tâton­nement dans l’errance, en oppo­si­tion avec toutes ces méth­odes de savoir-faire si sûres d’elles-mêmes et des effets qu’elles pro­duisent. Ce chemin est frag­ile et silen­cieux, il n’est jamais cer­tain, la terre peut par­fois se dérober. L’errance me fut néces­saire, la dé-con­struc­tion aus­si. Je ne suis jamais cer­taine d’être tra­ver­sée, ni d’aller vers l’explosion de nos espace-temps, mais je con­nais les chemins qui y mènent et ceux qui n’y mèneront jamais

« Nous ne sommes rien : c’est ce que nous cher­chons qui est tout.» 4

notes :

1 — Jerzy Gro­tows­ki, La lignée organique au théâtre et dans le rit­uel, Paris, Le Livre qui par­le coll. « Col­lège de France », 2008

2 — les rêves de ce texte sont issus de mes car­nets de note. Ils ont été récoltés lors de mes voy­ages en Équa­teur, au Brésil et au Gabon, entre les mois d’octobre 2015 et févri­er 2019.

3 — Dans mon ven­tre il y a une forêt, Mael­ström, p 17–19.

4 — Friedrich Hölder­lin, Hypéri­on, Paris, Gal­li­mard, 1973, Trad  Philippe Jaccottet

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Stéphanie Lemonnier

Stéphanie Lemon­nier, per­formeuse, met­teure en scène et péd­a­gogue, déploie ses recherch­es autour du théâtre physique et de l’an­thro­polo­gie théâ­trale,  notam­ment au sein de la Cie Lr. Elle défend avant tout le plaisir et la joie du mou­ve­ment et du verbe, reven­di­ca­tions poli­tiques essen­tielles dans ces épo­ques trou­bles.  Elle a tra­vail­lé au sein du Work­cen­ter de J.Grotowki  et ques­tionne le lien entre états mod­i­fiés de con­science et tra­vail de l’acteur-danseur-performeur. En 2015 et en octo­bre 2018, elle part dormir au creux de la forêt Ama­zoni­enne pour s’initier aux plantes et aux rit­uels de pas­sages avec des chamans de la com­mu­nauté Shuars et Quechuas. Elle est invitée par l’université UNIRIO au Brésil et par­ticipe au rit­uel ini­ti­a­tique de la com­mu­nauté Yawanawà. En jan­vi­er 2019 David Paquin, vidéaste, l’invite au Gabon pour tourn­er le doc­u­men­taire Visions Chamaniques Ter­ri­toires oubliés, film retraçant son ini­ti­a­tion au Bitwi, rit­uel de mort renais­sance, pro­posé par le peu­ple Fang. Ce con­te ini­ti­a­tique Dans mon ven­tre il y a une forêt est son pre­mier texte pub­lié et s’appuie sur ses récoltes de rêves de forêts. Ses créa­tions au sein de la Cie Lr sont toutes inspirées des ren­con­tres faites lors de ces voy­ages et des change­ments essen­tiels de par­a­digmes qui s’ensuivent. La créa­tion déam­bu­la­toire In Situ issu de ce texte Dans mon ven­tre il y a une forêt, tourne depuis 2019 mal­gré la crise san­i­taire, et reçoit de très beaux retours. Stéphanie Lemon­nier a soutenu un Mas­ter 2 Arts de la scène, est tit­u­laire d’un D.E Théâtre et d’un D.U d’Écri­t­ure et est diplômée de Hatha Yoga. Elle est invitée à don­ner des lab­o­ra­toires de théâtre physique en France et à l’Etranger, Tunisie, Bolivie, Equa­teur, Brésil, Madagascar…