De Car le jour touche à son terme à Seule chair : Entretien avec Frédéric Dieu par Isabelle Lévesque

Après deux recueils publiés par les éditions Ad Solem, Matière à joie (2017) et Processions (2012), le poète Frédéric Dieu a fait paraître chez Corlevour deux livres: Seule chair en 2021 (Prix international de poésie francophone Yvan Goll 2022) et Car le jour touche enfin à son terme en 2024. A cette occasion, il a bien voulu nous accorder un entretien.

Isabelle Lévesque :  Car le jour touche à son terme : Le titre annonce-t-il une prophétie ? une vision ? Avec « Terres brûlées » au début du livre et « Il arrive » à la fin, il semble nous placer dans cette perspective.
L’utilisation du verset apparente le poème aux grands textes religieux ou mythiques. S’agit-il d’une sorte d’apocalypse personnelle, humaine, ou générale ?
Frédéric Dieu :  Le titre de ce livre est à vrai dire une citation des Evangiles, plus précisément de celui de Luc et de l’épisode dit des disciples ou pèlerins d’Emmaüs qui a inspiré tant de grands peintres, parmi lesquels Rembrandt et Le Caravage. Ces deux disciples, dont certains ont dit qu’ils étaient mari et femme, tournent le dos à Jérusalem et s’en éloignent vers le village d’Emmaüs ; ils sont tristes, las, découragés, remplis et saturés d’une espérance déçue, d’une mort qui a le dernier mot, qui est le terme de tout. C’est dans cette extrême désolation, à la fin d’une de ces journées qui semble avoir épuisé, vidé de l’intérieur, l’âme et le corps, qu’ils sont rejoints par une présence, une chaleur, une personne qui ne suppriment pas la souffrance mais viennent la visiter, la partager, l’habiter et lui donner un sens, c’est-à-dire une issue. Cette visite, cette visitation sont, pour les pèlerins d’Emmaüs, celles du Christ qui, déployant sous leur regard et dans leurs oreilles l’ensemble de l’histoire du Salut, leur explique que ce qu’ils ont cru être la fin est en réalité l’aube de la création nouvelle. Et c’est quand le Christ, près d’Emmaüs, à la fin du chemin qu’il a ainsi parcouru et partagé avec eux, fait mine de s’éloigner, que les deux pèlerins lui adressent cette supplique de pauvres et d’enfants qui est d’une beauté et d’une simplicité, d’une humilité magnifiques : Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme (Lc 24, 29 ; traduction de la Bible de Jérusalem).
Voilà l’argument de mon livre qui, au-delà de cette référence et citation scripturaires, se place à l’un de ces moments de la vie où l’on est à la fois épuisé et las du chemin parcouru, parce qu’on n’en voit plus la raison d’être et le sens, et prématurément usé et fatigué du chemin qu’il faut continuer de suivre. Il se situe, ce livre, à la fin du jour, une fin qu’il déplore et désire à la fois, qu’il déplore parce que toute lumière, toute joie semblent s’en être allées, qu’il désire parce que la seule lumière qui subsiste est celle, cérébrale, artificielle, presque diabolique, qui éclaire crûment et cruellement toute chose, tout visage, toute relation : une lumière qui ne découvre au regard, au cœur et à la mémoire, que des paysages désolés, dévastés, irrémédiablement stériles, soit les « Terres brûlées » que l’on arpente au début du livre.
Et pourtant, dans tout cela, « Il arrive » : des choses arrivent encore, des évènements continuent de se passer et, plus incroyable encore, des visages continuent de se lever sur la détresse, comme des aubes, comme des promesses auxquelles, resté enfant, on continue de croire. Et pourtant, dans tout cela, la vie n’est pas vaincue.

Frédéric Dieu, Car le jour touche à son terme, Éditions de Corlevour, 2024 – 80 pages, 15 €.

Ce « Il » est donc à la fois impersonnel, figure de retrait et d’humilité derrière le prodige de la vie dans tout son déploiement, et personnel : il est, en ce second sens, quelqu’un, dont la visite est l’inattendu que l’on attendait et que l’on reçoit enfin parce que l’on est arrivé au bout, au terme d’un chemin, au terme d’un jour qu’il fallait gravir ou descendre, qu’il fallait éprouver et souffrir pour déposer les armes, renoncer à toutes ambition et possession, se défaire de l’encombrement et de la mutilation de soi-même pour qu’advienne, que naisse en soi le/la tout autre, qu’y circule comme chez elle la vie dans toute sa prodigalité, sa gratuité, sa fécondité.
Il y a donc bien, comme vous le soulignez très justement, un itinéraire, un chemin, une histoire menant des « Terres brûlées » à « Il arrive », à cette rencontre inouïe qui est, « littéralement et dans tous les sens », un présent. Et si le jour touche à son terme, c’est non seulement qu’il touche à sa fin mais aussi qu’il atteint en quelque sorte, et dans le même mouvement, sa propre substance verbale, son être (notamment de parole) véritable et paradoxal. Le paradoxe est en effet que le jour devient véritablement jour, véritablement lumière, véritablement lucide, dans le soir et dans la nuit : il fait plus jour, il fait mieux jour dans la nuit que dans le jour. C’est alors et c’est désormais avec les yeux de la nuit que l’on voit.
Je reviendrai sur le choix (qui en réalité s’impose à moi) du verset mais, pour dire un mot du terme d’apocalypse que vous mentionnez à juste titre, terme qui signifie « révélation », celle qui se déploie dans mon livre est en effet à la fois personnelle et générale : elle est comme toute expérience vécue une histoire personnelle qui s’inscrit dans l’histoire générale, dans l’histoire humaine et même dans l’histoire du Salut. Mais elle est générale seulement en ce qu’elle est une expérience personnelle authentique et offerte, présentée, universalisée. Je veux dire par là, et cela me semble essentiel, qu’il n’y a pas dans ce livre, et qu’à mon sens il ne doit pas y avoir en poésie comme dans tout art, l’affirmation d’un credo, d’un programme, d’une idéologie, d’une idée : il n’y a rien d’asséné car tout est éprouvé, rien de professé car tout est vécu, rien d’imposé mais tout d’exposé, l’écriture, la poésie étant tout à la fois le moyen, le lieu et l’aboutissement d’une révélation qui est reçue, donnée, intériorisée, cachée d’abord pour être ensuite livrée aux regards. De même que le vêtement, s’il couvre notre intériorité, notre intimité, l’exprime aussi de manière voilée, l’on pourrait dire métaphorique.
I.L. :  Pourquoi ce choix du verset ? S’agit-il pour vous du choix de la souplesse de cette forme hybride entre prose et vers ? Ou s’agit-il de s’inscrire dans une tradition toujours vivante passant par Péguy, Claudel et bien d’autres ?
F.D. :  Ce choix du verset est à vrai dire la façon dont la poésie se présente à moi et m’invite à la suivre car elle a toujours été pour moi un chemin, un itinéraire, une route que l’on ne prend pas mais que l’on reçoit, que l’on écoute, qu’on laisse se tracer et dessiner dans la dense opacité de son paysage intérieur. Quand la poésie, sa parole, me visitent, me gratifient de leur présence, je dirai même de leur amour, alors je désire demeurer avec elles, rester avec elles, surtout quand le jour touche à son terme !

Frédéric Dieu, Seule chair, Éditions de Corlevour, 2021 – 80 pages, 15 €.

Il y a ainsi, si je puis dire, le désir d’une vie commune, de son déploiement, de son histoire et cela suppose une ampleur dans l’écriture, une ampleur qui est mouvement, rythme, musique et durée. Il y a le désir de laisser l’écriture, la poésie déployer sa trame, le désir d’être tissé par elles et ainsi renouvelé par elles, le désir d’être par elles et en elles un vêtement nouveau, un vivant et vrai vêtement d’intériorité, et d’une intériorité qui est tout entière ouverture. Le verset est le vêtement, la musique et le temps de ce déploiement.
Et puis, de façon non calculée (non théorisée) mais découverte au fil de ma « pratique » du verset, il y a dans celui-ci une lancinance et une progression par amplification, parfois un processus de dépouillement, qui introduisent une narration, une histoire qui permettent au poème de me dire, de prendre le temps de me dire ce qu’il a à me dire.
I.L. :  Seule chair est entièrement composé de versets. Pour Car le jour touche à son terme, des fragments en vers s’insèrent dans les suites de versets. Le poème « Proch dolor » est lui-même entièrement en vers libres. Et le livre se termine sur un tercet. Quelle énergie différente fait-elle passer d’une forme à l’autre ? Quel est le rôle de ces changements prosodiques ?
F.D. :  Le poème « Proch dolor » est en effet particulier, atypique dans ma production récente, j’en ai eu conscience en l’écrivant, me demandant même, pendant que je l’écrivais, si je faisais bien de procéder ainsi, de façon inhabituelle, par affirmations et constats déploratifs, secs, définitifs. Comme je le fais souvent, je m’en suis remis à des relectures successives, à divers moments du jour et dans divers endroits : seul un poème qui tient dans toutes ces circonstances est un poème vrai, nécessaire, doué d’une cohésion, d’une nécessité et si je puis dire d’une personnalité que l’on doit respecter et seulement accompagner lors d’éventuelles corrections. Ces relectures successives m’ont convaincu que « Proch dolor » devait être écrit ainsi, à ce moment du livre et de ma vie : dans cette extrême déploration, ce deuil total, cet accablement de tristesse et de fatigue qui font que l’on n’a plus la force et que l’on ne désire même plus emprunter un chemin ou ne fût-ce que l’envisager. L’ampleur et le déploiement du verset, sa quête d’un mouvement, d’une musique, d’un chemin, ne pouvaient convenir à cet accablement, ils l’auraient plutôt trahi et défiguré. S’imposait au contraire une accumulation de constats amers, une longue plainte s’égrenant par empilements successifs de souffles courts. L’énergie qui fait passer du verset à cette forme courte, essoufflée, amère et définitive, c’est donc l’énergie du désespoir !
Le tercet qui clôt le livre est aussi un écho de cette traversée, disant par-là que ce qui a été traversé a laissé des traces, des marques, des cicatrices qui se manifestent dans l’écriture, dans le type d’écriture, comme il le ferait sur un visage. Le « Il arrive » ne peut effacer cela, il le trahirait sinon. Au contraire, il l’assume et l’endosse, tout en y introduisant sa vie.

© Éditions de Corlevour

I.L. : « Proch dolor » dans Car le jour touche à son terme, « Dominus flevit » dans Seule chair : ces quelques mots latins participent-ils de l’inscription de ces livres dans une tradition ?
F.D. :  Il est certain que j’aime la langue latine, que j’ai longtemps étudiée avec bonheur durant ma scolarité et qui est aussi la langue dans laquelle sont parfois chantés, dans certains monastères, les Psaumes qui sont parmi les textes les plus poétiques de la Bible. Mais les titres que vous mentionnez ont une origine plus précise. « Proch dolor » est le titre d’un motet de Josquin des Prés (1450/1455 – 1521) que j’aime beaucoup, c’est une chanson de deuil composée en hommage à l’Empereur Maximilien, dont la trame et le déploiement polyphoniques accompagnent l’âme du défunt dans sa montée vers Dieu.
« Dominus flevit », qui signifie « Le Seigneur a pleuré », est le nom d’une église de Jérusalem située sur le Mont des Oliviers, édifiée là où, selon les Evangiles, le Christ a pleuré sur Jérusalem (Lc 19, 41-44), une église à laquelle son architecte italien, Antonio Barluzzi, a donné la forme d’une larme : une larme posée donc sur le Mont des Oliviers, qui ne coule pas, qui ne peut ainsi disparaître, parce qu’elle ne cesse jamais d’être versée, parce qu’elle est le fruit d’une lamentation qui ne passe pas.
I.L. :  Deux œuvres musicales apparaissent dans Car le jour touche à son terme, un motet de Josquin des Prés (« Proch dolor ») et le Quatuor pour la fin du Temps de Messiaen. Est-ce en raison du texte pour l’un, des circonstances de composition pour l’autre ? Ou la musique elle-même entre-t-elle en compte ? Quel rapport votre écriture entretient-elle avec la musique ?
F.D. :  J’aime, dans certains poèmes, entretenir une forme de dialogue et de résonance avec d’autres arts. Ou plutôt, parce que le terme d’entretenir relève d’un volontarisme et d’une théorisation/systématisation qui ne sont pas les miens, il arrive que des œuvres relevant d’autres arts me touchent et m’émeuvent tellement, s’insinuent si profondément dans le secret de mon cœur, s’y déposant comme une question personnelle essentielle, que se manifeste en moi, impérieux, vital, le désir d’y répondre par le poème.
Je viens de parler de « Proch dolor » qui relève de la forme du tombeau et qui a révélé et suscité chez moi cette réponse sous forme de déploration et de plainte sans recherche et désir de consolation. Le poème qui fait écho au Quatuor pour la fin du Temps créé par Olivier Messiaen pendant son temps de captivité au stalag de Görlitz en Silésie (Pologne actuelle) a quant à lui été suscité par les conditions de création de ce quatuor autant que par sa substance musicale même : une création dans l’hiver et la nuit de la guerre, dans la souffrance du froid et de la faim, dans le plus grand dénuement, à un moment où l’Allemagne nazie paraissait avoir définitivement asservi l’Europe entière, à un moment où tout semblait perdu. Et pourtant, prenant fond sur tout cela, en faisant sinon le motif du moins la motivation de la création, se déploie un long poème musical et se dessine une délivrance dont les oiseaux sont les annonciateurs et les éclaireurs.
Mais il m’arrive aussi de recevoir d’un peintre l’émotion et la « convocation » sous forme de question que j’évoquais à l’instant. Mon deuxième livre intitulé Matière à joie (Ad Solem) se clôt ainsi sur un poème inspiré par l’œuvre picturale de Giorgio Morandi (1890-1964) dont les natures mortes ne cessent de me bouleverser, notamment par leur disposition « épaule contre épaule » en quasi-portrait de famille, par leurs contours tremblés, précaires, par leurs couleurs passées, par leur fond laiteux, indécis, profond. M’émeut également la façon dont Morandi a travaillé toute sa vie : dans le même atelier familial de Bologne, à partir de pots, bouteilles, carafes, boîtes de conserve ramassés ou collectés au hasard, à partir de toute une « population » d’objets modestes, d’humbles matériaux auxquels il a conféré une incomparable stature et dignité, une beauté discrète et pourtant puissante.
Je peux aussi citer le poème de Seule chair intitulé « La dérobée » : il m’est arrivé tout entier et presque d’un seul coup de l’un des tableaux profondément mélancoliques du peintre danois Hammershoi (1864-1916) qui avait pris l’habitude de peindre son épouse de dos, présence/absence de celle qui est à la fois proche mais comme aspirée par les couleurs là aussi profondes et passées de l’appartement, de son intérieur, ainsi presque en voie de disparition, son visage étant parti le premier. Ce tableau était au fond la projection très exacte du poème qui, en moi, était appelé par la situation que je rencontrais et attendait d’être écrit : ce poème m’attendait et m’appelait mais je ne percevais que des bribes de voix, des morceaux de phrase, qui revenaient, lancinants mais isolés, membres épars détachés de leur corps. La vision du tableau de Hammershoi a totalement ouvert en moi le passage de ce poème en attente et elle me l’a livré et montré tout entier, je n’avais plus qu’à écouter et retranscrire ce qu’il disait !  
I.L. :  

      « Erre le regard sur les bâtisses calcinées, erre et se blesse à l’angle des rues mortes,
où l’on cherche sa vie cherche son bien quelque part où croit que visage et vérité se cachent.

Dès le matin sur les ruines éclairant devant soi la
ville
détruite à l’intérieur de soi. La ville où seul appelle et blesse l’angle des rues sans visage.

Appelle et blesse mais l’inverse des caresses est plus supportable que leur absence.
Dès le matin un soleil sans pardon se propose ta perte. »

(« La femme de Loth », in Car le jour touche à son terme, p. 13)

Les versets de vos deux derniers livres contiennent souvent des cellules lexicales qui glissent de l’un à l’autre comme, dans cet extrait : « erre », « blesse », « dès le matin »… tissant un réseau serré de reprises, mots répétés, allitérations et assonances. Comment envisagez-vous l’écriture en versets, leurs rythmes, leur musicalité ?
F.D. :  Cela relève en effet de la musique interne au poème et à son déploiement, son mouvement. Mais il est difficile pour moi d’expliquer comment j’aboutis à ce réseau de reprises et de mots tissés (terme tout à fait approprié à ma pratique d’une écriture comme/en tissage d’un vêtement) car au fond, dès lors que le poème a lancé et fait entendre son premier coup d’archet, je suis ensuite, dans le cheminement de mon écriture, dans le sol de la page que je foule, à son écoute et c’est lui qui me parle de cette façon tissée, par reprises, résonances, échos et (sans connotation péjorative pour moi) ressassements. Cette écriture de la lancinance et de la répétition m’est devenue si intérieure qu’elle avance « toute seule » : elle est au fond ma façon de marcher (chaque personne marche d’une façon différente !), ma façon d’avancer. Et quand on marche, on ne pense pas qu’on est en train de marcher, sinon on risque de tomber ! Non, on marche, c’est tout, et on marche à sa façon. C’est ce que je fais dans mes poèmes : je marche à ma façon.
Mais vous avez tout de même raison de pointer cette pratique des reprises lexicales et vocales/phoniques car elle vient bien de quelque part ! Je crois qu’elle est largement inspirée par la lecture de la Bible et en particulier par la rhétorique sémitique qui irrigue les grands livres prophétiques et sapientiaux, tels que celui d’Isaïe, des Psaumes ou de Job. Ces livres, leurs versets, sont construits sur la base d’une structure concentrique dans laquelle la parole se déploie tout en revenant sur elle-même de manière symétrique, en mettant en parallèle des phrases et des termes qui sont différents mais qui se répondent et expriment la même réalité (on parle alors de parallélisme synonymique, par opposition au parallélisme antithétique) tout en l’amplifiant par cette répétition et ce prolongement. Ainsi, dans le livre d’Isaïe (41, 24), il est dit des idoles : vous êtes moins que rien, et votre œuvre, c’est moins que néant. Et dans le livre de Job (3, 3-7), qui a tant marqué Samuel Beckett : Périsse le jour qui me vit naître / et la nuit qui a dit : « Un garçon a été conçu. » / Ce jour-là, qu’il soit ténèbres…/ Cette nuit-là, qu’elle soit stérile.
Enfin, je dois dire aussi que, depuis très longtemps, je suis un amateur de Blues, particulièrement des anciens, d’abord, bien sûr, Robert Johnson, mais aussi Son House, Lightnin’ Hopkins, Smokey Hogg, John Lee Hooker… Or, tout morceau de Blues est répétition et ressassement avec quelques variations des mêmes « idées noires »…

I.L. :  

      « Un trait qui tremble sur l’eau, une ligne brisée, reste ou début d’écriture. Si
sujet à l’effacement. Menacé de disparaître dans le silence blanc de l’océan. »
      (« Sein », in Car le jour touche à son terme, p. 50)
      « Ainsi s’achève chaque jour d’été, le regard posé sur la table grise de la mer,
debout sur la terrasse à contempler la grande toile du repos
et goûter, ardente et fragile, la paix des volcans qui passe l’entendement
      brûlant à l’intérieur mais présentant figure douce et tiède, renonçant à son
incendie pour se porter jusqu’à nous en brise délicate. Que l’on ne craigne pas sa
caresse. »
(« Salina », in Car le jour touche à son terme, p. 60)
Souvent vos phrases sont segmentées par des points. Parfois, au contraire, elles s’allongent sur deux ou trois versets, le point se fait attendre. Par rapport à l’usage, quelques virgules manquent. Comment envisagez-vous la présence de la ponctuation ?
F.D. :  Là encore, la ponctuation doit être pour moi la plus fidèle possible à la « retranscription » du rythme et de la musique que le poème fait entendre en moi, à la façon dont il se fait entendre et veut se déployer. Il a son autonomie, qu’il faut respecter, son mouvement propre : parfois il veut accélérer, dans un seul souffle, et demande alors qu’on ne le ralentisse pas par des virgules ; parfois il ne peut se faire entendre que dans un long déploiement de plusieurs versets, en reprenant sa respiration entre deux versets (c’est le cas dans l’extrait du poème « Salina » que vous citez) ; parfois enfin il fait entendre sa foulée, sa scansion, ses saccades, car il progresse à marche « normale », quitte à allonger le dernier pas (c’est le cas dans l’extrait du poème « Sein » que vous citez).
La ponctuation est donc pour moi, mais c’est assez banal, au service du rythme propre du poème, de sa musique intérieure, à la façon dont il imprime sa marche en moi. Et je reconnais que, ce point de vue, je m’accorde parfois quelques licences, comme vous l’indiquez, en omettant en particulier des virgules, délibérément, pour accélérer le rythme et manifester d’un seul souffle le drame, comme par exemple dans le poème « Terres brûlées » qui ouvre le recueil où je parle de « même les enfants pris arrêtés dans leurs jeux ».
I.L. :  Votre poésie est-elle de préférence à lire ou à écouter ?
F.D. :  Je répondrai par un terme et un verbe tiers : elle est à dire. J’entends par là qu’elle n’est pas à proprement parler orale, elle ne nécessite pas de performance orale et peut tout à fait s’accommoder d’une simple lecture solitaire, dans le secret d’une chambre ou d’un paysage, d’un environnement que ne mutile pas l’horrible grésillement métallique des prothèses auditives et des écrans atroces qui déversent sans trêve leur bruit et leur bêtise. Mais elle doit être dite, donc proférée à l’intérieur de soi, et pas seulement lue car c’est seulement en étant dite qu’elle peut faire entendre son rythme et sa musique qui participent tout autant que ses mots au déploiement de son mouvement et de son histoire.
I.L. :  Vous évoquez au début de Car le jour touche à son terme (p. 9), votre « poétique de la peau livrée ». Seule chair commençait en automne, dans une ville dont le nom (Saint-Maur-des-Fossés) évoque les défunts, puis venaient mariage, naissance, séparation, lutte… Car le jour touche à son termecontinue dans un paysage dévasté, où l’on tente de se relever par des voyages, une quête de sens… Les poèmes peuvent-ils se lire comme les fragments d’un journal intime ou du récit d’une vie ? 
F.D. :  Oui, mes poèmes sont inspirés et même imposés par ma vie et par ses épreuves. Mais s’ils plongent effectivement dans l’intimité et descendent ainsi très bas dans le secret et l’obscurité de l’homme intérieur, c’est pour le faire sortir de ce tombeau et le hisser jusqu’à la lumière du jour, celle-ci se rencontrât-elle, se donnât-elle à connaître dans l’épaisseur de la nuit.
Je pars de très bas et de très sombre pour aller vers la lumière, pour tenter d’aller vers la lumière, pour voir s’il y a, plus haut, plus loin, s’il y a quelque part de la lumière. Dans ces souterrains et ces boyaux obscurs, le poème est ma lampe.

I.L. : 

      « Claire tunique ajourée. Avant que s’abatte un coup comme
      tombé du soir – en plis qui ondoient puis avalent les membres du cortège.
Tombé du soir – en crêpe flottant indécis autour des manteaux. Couvre-feu. Couvre-
face.
L’heure endrapée se pose sur les paupières et contre la bouche. »
(« Un vêtement que l’on passe », in Seule chair, p. 17)
      « Le vent de la colère ne m’a pas emporté. Et, ce matin, visitées par la prime
lumière, terre et chair se surprennent à fleurir. »
(« Terres brûlées », in Car le jour touche à son terme, p. 12)
Comment la nuit remue-t-elle pour vous dans, ou par, l’écriture ? Le « terme » du jour est-il une promesse d’apaisement, ou le début de l’attente de l’aube ?
F.D. :  Par contraste avec un jour qui peut être dur, cru, implacable et accusateur, un jour qui est impudique et sans pardon, la nuit (dont le « substrat phonique » est d’ailleurs lumineux alors que celui du jour est plutôt sombre) est douce, consolante et apaisante, miséricordieuse et respectueuse du secret. La nuit est en quelque sorte le baume passé sur les souffrances et les douleurs du jour, elle est réconciliatrice. Et elle réconcilie ainsi le jour avec lui-même, de sorte qu’elle est doublement le terme du jour : elle en est la fin et l’autre nom, le vrai nom. Par sa lumière (Eloi Leclerc a écrit un très beau livre consacré au retable d’Issenheim qu’il a intitulé La nuit est ma lumière), la nuit fait le jour sur le jour, fait le jour sur mon jour.
Le terme du jour, c’est donc sa fin dans le double sens de ce qui clôt et de ce qui accomplit l’être. Et cet accomplissement advient dans la nuit, celle-ci étant plutôt l’issue du jour que l’attente de l’aube.
I.L. :  La première partie de Car le jour touche à son terme, a pour titre « Arrière-pays », ce qui fait aussitôt penser à un livre majeur d’Yves Bonnefoy. Votre « arrière-pays » est-il d’abord un temps, celui de l’enfance ?
F.D. :  Cette expression aussi a dans mon livre un double sens : l’arrière-pays, c’est bien sûr, dans sa part fondatrice et fertile, cette terre, ce paysage intérieur, cette histoire, ce temps auxquels on peut toujours s’adosser et revenir s’abreuver comme à un puits jamais asséché ; mais c’est aussi, dans sa part sombre, la somme des épreuves et des souffrances endurées, les stigmates ineffaçables et irrémédiables qu’elles ont laissés sur la peau, sur les terres qu’elles ont ainsi abîmées, et c’est surtout la tentation d’en rester toujours à la déploration et à la contemplation de ces malheurs, comme le fait la femme de Job. Le risque au fond de s’y complaire et d’élire domicile dans des « terres brûlées ».

I.L. :  

      « Allongé sur l’eau ton corps souple et fin, frêlement sinueux. Et moi, à peine
Îlien de France, réfugié contre toi. Mon histoire de corps en dérive dans le monde
flottant – dans ton histoire de sauvetages et de naufrages, de terre impossible dans
l’océan. »
      (« Sein », in Car le jour touche à son terme, p. 49)
Les îles sont très présentes. Dans Car le jour touche à son terme, apparaissent Sein et Ouessant, îles extrêmes. Vous adressant à Sein, vous écrivez : « Peut-être reposes-tu sur les plus humbles. Comme le monde sur les trente-six justes cachés » (p. 53). Vous évoquez aussi Salina, île aux deux volcans. Sont-elles source d’une habitation poétique du monde ? Peuvent-elles sauver des naufrages personnels, de la tentation du désespoir quand on ressent « [l]a fatigue et le refus de compter jusqu’à soixante-dix fois sept fois » (p. 39) ? 

F.D. :  Je suis depuis longtemps, depuis ma jeunesse, fasciné par les îles, par leur forme de retraite et de radicalité dans l’affrontement de l’adversité, par le fait d’être une terre détachée des continents. Vous parlez justement d’habitation poétique du monde : pour moi en effet, vivre sur une île, dans un certain isolement et une certaine précarité et fragilité, dans le détachement de ce qui est continental, massif et plein de soi, vivre sur une île donc est la façon la plus évidemment « extérieure » d’habiter poétiquement le monde. Il n’y a pas d’écriture, pas d’art, pas de création sans retraite, sans contemplation initiale, sans décision de s’écarter du monde et de son bruit, non pour le dénigrer, le mépriser ou le fuir mais pour découvrir ses ressorts cachés, ce qui le fait tenir, pour l’aimer mieux et s’y trouver mieux.

L’île est une mise à distance du continent et une mise à distance de soi, de sa suffisance : mieux vaut se vivre comme une île, précaire, que comme un continent trop confiant dans son assise.
Il y a aussi dans les îles, en effet, une expérience du naufrage conjuré ou surmonté, en même temps que la volonté et le courage de regarder en face, sans fascination, ce qui peut faire mourir. Les îles peuvent-elle sauver du naufrage personnel ? Non, elles le manifestent et le prolongent plutôt. Mais elles lui confèrent ainsi un sens et une dimension universels, lui donnent une parenté et un prolongement géologiques et même cosmiques. Ce qui est bien une façon d’habiter poétiquement le monde.

I.L. :  

      « Comme en prime jeunesse aller sur les chemins le corps et le vélo toujours
prêts à se coucher sur l’herbe des talus. Lire des poèmes, s’en vêtir le regard et peut-
être en écrire. Et repartir avec eux prenant corps dans tout.
      […]       Et presque immobile, en silence et suspens face au vent sans visage –
contempler l’invisible. »
(« Ouessant », in Car le jour touche à son terme, p. 70)
Les poèmes que l’île vous a fait écrire, nous les lisons ici. Mais quels poèmes vous a-t-elle entraîné à lire ? Que découvre de l’invisible la poésie ?
F.D. :  Dans ce poème, quand je parle de lire des poèmes sur le bord du chemin, je rappelle une expérience, une habitude même, de jeunesse : sillonnant à vélo les petites routes du Pas-de-Calais, notamment pour me rendre chez mes grands-parents, j’emportais toujours des livres de poésie, à cette époque-là surtout des livres de poésie chinoise et japonaise (Li Po, Han Shan, Tu Fu, Ryôkan, Bashô bien sûr…), et j’aimais m’arrêter régulièrement pour lire, repartant ensuite avec en tête les derniers vers lus avant de m’arrêter à nouveau pour reprendre ma lecture là où je l’avais laissée mais aussi, de cette façon, prolongée.
Ainsi tout s’ordonnait, se fécondait, s’aimait : la route, le livre, le paysage, le temps. Les poèmes que je lisais me requéraient tout entier. C’était déjà une façon, sans écrire, d’habiter poétiquement le monde et je désirais pouvoir vivre ainsi toujours.
Aujourd’hui, et c’était déjà le cas à Ouessant, je lis beaucoup moins qu’auparavant et, lorsque je lis, je ne retrouve plus dans mes lectures la même intensité, la même révélation, le même caractère décisif, peut-être parce que je ne suis plus « en formation », parce que mon écriture a trouvé sa voie et ne la cherche plus dans d’autres écritures. Je ne saurais donc dire quels poèmes j’ai lus à Ouessant, je n’en ai pas le souvenir, mes grands souvenirs de lecture sont beaucoup plus anciens.
Je pense enfin que ce que la poésie découvre de l’invisible, c’est que l’invisible existe et qu’il agit dans le visible, pour peu qu’on le regarde intensément, de même que le vent ne se voit que dans ce qu’il remue, penche et déplace. La vie est invisible et pourtant elle agit, pourtant elle est la plus grande force qui soit. La vie est une évidence invisible et la poésie découvre la vie : au sens étymologique du verbe, la poésie, le poème inventent la vie.
I.L. :  Simone Weil écrivait que « [s]i belle que puisse être l’intonation d’un cri de douleur, on ne peut souhaiter l’entendre encore ; il est plus humain de souhaiter guérir la douleur » (L’enracinement – Gallimard, 1949). Le « cri de douleur » est bien présent dans vos livres. En quoi la poésie peut-elle être aussi un remède ? S’agirait-il de toujours « rater mieux », comme n’a cessé de le tenter Beckett, dont je crois que vous aimez la lecture ?
F.D. :  Oui, j’ai beaucoup aimé lire Beckett, je l’ai tant lu, commençant par le théâtre puis abordant les romans et les textes plus courts, dont les Nouvelles et textes pour rien qui, à l’époque, m’ont beaucoup marqué et que j’ai vainement et sans profit tenté de relire récemment : elles ne me parlent plus, ces nouvelles, et je ne retrouve plus celui à qui elles ont tant parlé, même si j’ai gardé de Beckett le langage cru, direct, parfois cruellement amer et ironique, qui ne veut rien ignorer et cacher de notre misère.
« Rater mieux », oui probablement : la vie nous apprend que nous courons à notre perte, que nous allons nus vers la mort, que nos entreprises sont destinées à périr et nos suffisances, comme des ballons, à crever lamentablement. Voilà une réalité à la fois personnelle et universelle que la poésie ne saurait négliger ou embellir : le poème ne doit pas craindre de présenter les diverses formes et manifestations de ce ratage.
Cela dit, nous sommes des êtres de relation : malgré ce qui attend ainsi chacun, la vie, invisiblement, ne cesse de circuler et de se prodiguer de l’un à l’autre, elle porte l’un vers l’autre et les porte tous deux vers elle-même. De cela aussi, de cette circulation invisible, de cette respiration du monde et de chacun, du souffle qui anime tout ce qui est vivant et parfois réveille ce que l’on croyait mort, la poésie doit « rendre compte ».
Comme tout art, comme toute création, la poésie porte en elle une faculté, sinon de sublimation du moins d’élévation d’une « cause » personnelle vers une cause universelle et d’intériorisation également, dans la foulée du poème, de la marche du monde. La poésie est un don, elle n’est pas un remède mais un présent, un partage, un échange : elle fait de ma misère la misère du monde mais elle fait aussi de ma joie la joie du monde.

Présentation de l’auteur

Frédéric Dieu

Frédéric Dieu est poète et critique littéraire. Juriste de formation, il est  membre du Conseil d’Etat. 

© Crédits photos Éditions de Corlevour.

Bibliographie 

Frédéric Dieu a publié deux recueils de poèmes chez Ad Solem : Matière à joie (2017) et Processions (2012), puis, chez Corlevour, Seule chaire (2021) ; aux éditions de Corlevour, Seule chair, Prix international de poésie francophone Yvan-Goll 2022.

Poèmes choisis

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