C’est la poésie seule qui témoigne de l’homme sur la terre, et c’est encore elle qui rend prob­a­ble la sup­po­si­tion de sa vie illim­itée dans le temps et dans l’espace, la mort n’étant que la réal­i­sa­tion dernière de la poé­tique inhérente au sang de l’homme. Nous dis­ons que là où l’homme n’est plus la poésie ne sig­ni­fie rien et qu’il est absurde de lui accorder la moin­dre vraisem­blance d’être hors de notre atmo­sphère humaine.

            Dès main­tenant, il est man­i­feste que cette poésie vécue et ressen­tie vitale­ment, mécon­naît absol­u­ment, pour s’en souci­er fort peu, les dévi­a­tions pathologiques qui ont nom esthé­tique, lit­téra­ture ou autres, et qu’un monde désen­si­bil­isé par l’usage quo­ti­di­en et machi­nal de sen­ti­ments réduits aux fan­tômes de leurs pro­pres ombres lui a imposées envers et con­tre les poètes ; tant et si bien que pour le plus grand nom­bre, ce qui est l’essence même de l’homme, ce qui lui donne seul le devoir et le droit donc de vivre et d’être libre, se con­fond, de la façon la plus déplorable par ses con­séquences, avec une cer­taine manière avan­tageuse de pleur­nich­er, de susurrer, de bêti­fi­er, d’invoquer et d’évoquer, de mimer des gri­maces d’amour qui ressem­blent si peu au vrai vis­age qu’elles suff­isent à dégoûter les plus déli­cats d’entre nous de ce qui fait pour­tant notre grandeur et notre preuve.

            Car la poésie dont nous par­lons est un aveu, un départ ; elle est avant tout EMOTION, cette poésie pour laque­lle nous lut­tons tous en fin de compte, les uns con­sciem­ment, la tête haute et inébran­lable, sans rien épargn­er de nos lumières ni de notre sang jusqu’à notre mort qui est le point cul­mi­nant de notre douleur – et nous n’avons plus rien à envi­er aux héros usuels dont la fig­ure est bien pâle et minus­cule à côté de la nôtre. Les autres sans le savoir, dans leur igno­rance, nom­ment de tous les noms ce qui n’en a qu’un, total, et qui suf­fit à traduire tous les gestes de l’homme et de la vie.

            Cette émo­tion est la cime de nos émo­tions, de notre soli­tude et de notre amour. Car l’homme a dû d’abord pren­dre con­science de sa soli­tude au cen­tre de tout et donc de son infinité, pour sen­tir ce qui dans sa fibre intime est devenu plus tard l’amour, par qui finale­ment il s’est révélé le POETE.

            La poésie est désert. Par là-même, elle est aisé­ment peu­plée et au-delà de toute imag­i­na­tion dans les lim­ites où le pou­voir imag­i­natif n’a apporté jusqu’ici que de la con­fu­sion. Or c’est le car­ac­tère le plus net de la poésie que tout y est clair, que tout y crève les yeux. Les couleurs, les bruits s’y pour­suiv­ent et s’y échangent par la seule volon­té de l’homme qui véri­ta­ble­ment y règne : il ne lui faut qu’ouvrir les yeux pour dérouler ses émo­tions, dress­er le jour où il veut le voir, semer les étoiles dans les lits, faire se lever les sources ; il ne lui faut que lever le petit doigt pour que les arbres pren­nent des pos­es durables, pour que le ciel liq­uide reflète les nuages rétifs de son cerveau ; il n’a qu’à desser­rer les lèvres pour que s’enlacent tous les vents du vide. Là, l’homme est le maître de ses rêves qui sont toutes ses volon­tés, ses pré­ten­tions n’ont plus rien d’exagéré, il a enfin les mains pro­pres, les yeux lavés ; ses regards ignorent les angles dans cette éten­due où chaque objet s’arrondit et se col­ore à l’image du cristal.

            La poésie est nue ; elle a besoin d’être vis­i­ble ; aus­si on com­prend qu’elle n’ait pu guère s’accommoder des vête­ments étriqués que bon gré mal gré, on lui a infligés dans son enfance pour l’étouffer plus sûre­ment, et priv­er l’homme du plus sûr moyen qu’il avait d’atteindre sa taille, « la taille immense de l’homme », et de con­quérir sa lib­erté, la soli­tude et l’amour. Aujourd’hui, elle sait qu’il n’est pour être vrai que d’être nu comme l’est l’amour qui se connaît.

            La poésie est une extase. Une ten­sion extrême de tout l’être hors de lui-même vers sa vérité, qu’elle nous arrache enfin des cris ter­ri­bles et mag­nifiques qui éton­nent nos oreilles, si sour­des depuis le temps ; des cris qui ren­versent, des cris qui brisent les vit­res et les portes tou­jours fer­mées des maisons vides ; des cris qui peu­vent bien s’exténuer et se ruin­er, mais dont il reste tou­jours assez d’éclats dans l’air pour que  nous nous enten­dions au moins une fois aimer et vivre, pour que nous enten­dions ces cris qui ne nous appar­ti­en­nent plus dès qu’ils ont quit­té nos lèvres, qui ne sont plus à per­son­ne parce qu’ils sont ceux de l’homme dans la soli­tude et dans l’amour.

            La poésie pour­suit, aujourd’hui comme hier et tou­jours, la libéra­tion par­al­lèle – l’un par l’autre et l’un dans l’autre et pour le béné­fice de l’un et de l’autre — de l’homme et de l’univers, l’émancipation en quelque sorte con­cen­trique du monde intérieur et du monde sen­si­ble, de la réal­ité utile et de la réal­ité imag­i­na­tive, de la matière (ou de la chair) et de l’esprit. Par leur mutuelle con­nais­sance (con­naître : naître avec ; naître ou venir au monde en même temps que…) et la réciproc­ité de la créa­tion, l’un ajoutant à l’autre la con­science qu’il en a, par leur compréhension.

            Nous ne dis­ons pas que l’unité doive tri­om­pher de la sin­gu­lar­ité et réduire les degrés var­iés de la ressem­blance. Il n’y a pas de poèmes, de tableaux, de musiques réal­istes, idéal­istes, matéri­al­istes ou autres. Il y a des poèmes, des tableaux, la musique. Il y a en fin de compte la poésie et rien d’autre. Tout ou rien.

            Il est, paraît-il, des poètes qui soumet­tent des ébauch­es à une plus ou moins longue incu­ba­tion. Il est, paraît-il, des poètes qui cou­vent. (Au méti­er qui s’y voit, dit-on, on juge l’ouvrage.) On les appelle aus­si, ajoute-t-on, des ovipares, ou les couseuses. Les autres met­tent au monde des poèmes bien vivants, clair­voy­ants, tur­bu­lents, ter­ri­bles. Ce sont les poètes mam­mifères, les vivip­a­res. Et puis non, il n’y a pas des poètes ovipares et des poètes vivip­a­res. Il y a les poètes vivip­a­res ou per­son­ne. C’est-à-dire encore tout ou rien. Je n’ai pas dit que le méti­er n’existe pas. Le méti­er est une fonc­tion et non l’application d’une leçon. Une fonc­tion, j’insiste, et non une gymnastique.

            Le poète ordonne son univers, où tout l’entretient de lui et de tout.

            Con­naître une chose ou un être, c’est par­ticiper à sa vie essen­tielle, abstrac­tion faite des idées ou des sen­ti­ments, des appré­ci­a­tions qui peu­vent s’attacher à sa forme extérieure ; c’est voir par ses yeux ; c’est absol­u­ment, voir et se faire voir, c’est mon­tr­er, c’est devenir cet être ou cette chose, c’est s’incarner.

            Con­naître, c’est finale­ment mul­ti­pli­er les liens de la vision, de la sen­sa­tion, ceux de l’émotion, c’est unir forte­ment l’être qui voit à celui ou ce qui est vu, l’être qui sent à celui ou ce qui est sen­ti où ressen­ti. Con­naître, c’est donc aus­si bien aimer que haïr, selon le degré de faveur ou de défaveur qu’implique votre con­sen­te­ment, votre avid­ité ou votre refus.

            Une telle unité si soudain résolue, une telle flu­id­ité à la fois, de la part de l’être qui ne désire rien tant que « d’être pos­sédé », plutôt que de « pos­séder », une telle réso­lu­tion du « moi » sen­si­ble et du monde extérieur, d’une durée si brève soit-elle, si rarement qu’elle se pro­duise, ne peut man­quer de créer chez qui la réalise fer­me­ment, vio­lem­ment, aus­si bien en lui que hors de lui, par ray­on­nement, comme cela pou­vait avoir lieu dans les « ora­cles » antiques, une joie déli­rante infin­i­ment exal­tante, irré­sistible, con­struc­trice, excep­tion­nelle­ment fécon­dante. Ce sont ces moments, entre tous rares et pré­cieux, où la vie vol­canique bru­tale­ment incendiée se dégage des laves de la nuit, où le génie du sang ter­rasse la lueur minu­tieuse du temps épargné. Ce sont ces moments seuls où nous gagnons enfin la par­tie con­tre le dés­espoir sans nous dérober à les repro­duire le plus sou­vent, le plus « espéré­ment » pos­si­ble. C’est cette joie, tant que l’on voudra « folle » (je ne veux pas lui don­ner d’autre nom), c’est cette joie que, vic­to­rieuse­ment, sur la trace de mes émo­tions qu’il m’a plu de suiv­re con­tre toute attente, j’oppose au bonheur.

            L’extrême facil­ité pour chaque indi­vidu de com­mu­ni­quer sen­si­ble­ment avec les êtres et les choses, de se recon­naître en elles ou de les recon­naître en lui, l’incline rapi­de­ment à faire de lui-même le cen­tre de l’univers (parce qu’il le « pense ») et, par un bien com­préhen­si­ble raison­nement par l’absurde, à ne pas tolér­er (ou, pour les meilleurs, à ne tolér­er que bien à con­tre cœur) la coex­is­tence de plusieurs centres.

            Il ne s’agit d’ailleurs que d’une erreur d’interprétation : la réal­ité étant que ce n’est pas l’homme qui se trou­ve être le cen­tre de l’univers (même le plus sub­jec­tive­ment pen­sé), mais que bien au con­traire, c’est l’univers qui se révèle de plus en plus être le cen­tre de grav­i­ta­tion de l’homme, le lieu cos­mique, en quelque sorte, de toutes ses forces.

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