De mots… à vous (3)

 

Elsewhere, Ailleurs, de Kyoko Uchida : le pâle soleil de l’errance

 

 

Il est peut-être vrai que « nous sommes tous d’ailleurs et en partance pour l’ailleurs » (Kyoko Uchida) : là nous commençons et finirons. C’est donc à la fois le début et la fin, les liens qui se défont depuis toujours. Le mot « ailleurs » résume le parcours de déracinée de la poète Kyoko Uchida, née à Hiroshima, vivant à New York, et ayant passé de nombreuses années à Jérusalem. Au vu des poèmes de son magnifique recueil intitulé Elsewhere (« ailleurs »), sur la cartographie de l’autre part de cette poète figureraient aussi bien les déplacements que les amours, les frustrations, les séparations... en somme tout ce qui – croyons-nous – nous singularise en nous éloignant des autres, mais qui en fait nous rapproche et nous confond, dans la douleur et la vulnérabilité que ces errements engendrent.

 

Je ne regrette ni ta personne ni ton absence
aussi nécessaire que le sel, que le sang, pour que je sois
là, aussi essentielle que mon propre muscle tendu. 
 

(extrait de « Keepsake », « souvenir »)

 

Les vers tendus comme un arc plein de défi au temps convoquent l’ailleurs en tant que ruine, que nous avons quittée, ou qui nous attend. Ailleurs est bien un temps, de fuite, vers un horizon incertain.

 

Dans le jardin en ruines c’est ma mère
que je pleure, avec ses tentatives année après année
de maintenir l’ordre, les apparences 
 

(extrait de « Garden », « jardin »)
 

 

Ce qui reste ne parle que de ce qui est perdu,
de ce qui toujours est superflu. Ainsi nous étions ensemble,
revenant sans cesse vers des blessures ouvertes,
pour tourner autour, entretenant des ruines.
 

               (extrait de « Ruins », « ruines »)
 

 

La langue se délite également. Cette langue, dans laquelle le verbe être n’a pas de présent et dont la poète trouve en général les verbes si difficiles à conjuguer au futur – la vie en couple lui échappant au même titre que la grammaire – est celle de la vie à deux conjuguée à l’hébreu : une langue qu’elle a parlée longtemps mais qu’elle s’attend plus à oublier qu’à reparler, depuis cette séparation que l’on devine donc double (un homme, une langue).

 

Pardonnée, je parle toute seule à demi-phrases, mes conjugaisons
chancelantes. J’essaie de ne pas confondre le présent
avec l’infinitif, je me répète les petites consolations
de ce que j’ai su dire un jour,
de ce que je pourrais dire maintenant
au conditionnel passé, car le futur restera
toujours le temps le plus difficile.
Pourtant, cela fait aussi partie de la leçon : oublier
le mot pour « hiver », confondre « décider » avec
« débuter », c’est réaliser que chaque nouveau projet risque
d’être mal interprété. Notre grammaire partagée,
à la fois dérisoire et pleine de difficultés [...]
 

            (extrait de « Dictionary », « dictionnaire »)
 

 

Une langue des changements donc, une langue des saisons naturellement, dont la poète égrène les fleurs de cerisier, les cyclamens, les fruits, les pluies, les orages, les soleils, les abeilles, les couleurs, les traces dans la neige, les tremblements de terre, les guerres aussi (« comme si la guerre était une saison comme une autre »), ainsi que les différents apprentissages : celui de conduire, de jouer du piano, de jardiner, de déménager, de vivre seule.

Ailleurs est à la fois très loin de soi et au sein même de notre corps, que de simples vêtements ne parviennent pas à contenir. C’est une étrangeté pulsant au cœur de notre intimité et faisant qu’on ne parviendra jamais à se connaître soi-même (alors comment espérer que l’autre puisse nous connaître, nous comprendre...).
 

Ma main dans la tienne au fond de la poche de ton manteau tient
l’impossible dans toutes les langues 
 

                   (extrait de « I Should Tell You », « je devrais te dire »)

 

Ailleurs porte et ronge à la fois, à petit feu, car dans ce cheminement entre un effondrement originel et des aspirations à l’issue incertaine, les certitudes s’émiettent lentement, s’ajustant à l’écoulement pesant de jours de peu qui se multiplient sous le regard du couple qui se défait.

Nous ne craignons pas le changement, mais plutôt son absence
en chacun de nous, preuve irréfutable de n'avoir jamais rien vécu
qui ne sorte de l'ordinaire

 

(« From Between Us », « de cet écart entre nous »)

 

Quand il ne reste plus que des ruines au milieu desquelles il est devenu impossible de vivre, il faut se résoudre à « quitter les lieux » : ceci est une problématique centrale aux poèmes de Kyoko Uchida (voir Terre à ciel). L’on comprend au fil des jours, des saisons et des poèmes qu’il s’agit désormais d’apprendre à faire le deuil (d’êtres, de lieux et de possessions), à poursuivre seule, et à dompter l’inconnu, comme l’attestent les vers de ce poème écrit après l’effondrement des tours jumelles :

 

On a construit une plateforme d’où l’on peut voir
tout ce qui n’est plus. De là-haut
on ne reconnaît rien :
l’hôtel, le grand magasin, l’église
rien n’est reconnaissable vu sous cet angle, comme si
la géographie avait glissé pour cartographier ce que nous sommes
devenus sans : non pas l’absence de ce qui existait
ici, plutôt un terrain étranger inédit.
 

(extrait de « This Is Where », « c’est ici que »)

 

Dans ce livre poignant brille le pâle soleil de l’errance : cette lumière prodiguée par les départs et les dénouements, qui contiennent, malgré leur inhérente tristesse, leur part d’ivresse, cette certaine forme de liberté.

 

J’avais imaginé quelque chose d’épais et de pulpeux,
sentant le sang ou le sexe ou les deux
mais ceci est d’une richesse différente, pleine de légèreté, nette
chaque grain ayant la forme d’une goutte de vin,
tachant tout ce qu’il touche
avec son odeur d’abondance insouciante et acidulée.
 

(« Pomegranate », « grenade »)

 

Elsewhere (« ailleurs »), poèmes en anglais, Kyoko Uchida (Texas Tech University Press, 2012)

 

Tel Aviv, 14 décembre 2013

 

NDLR : Les traductions françaises des extraits d’Elsewhere figurant ici sont des traductions inédites proposées par Sabine Huynh