De l’autre côté du miroir, avec Angèle Paoli
Avec De l’autre côté, Angèle Paoli, grande marcheuse/penseuse, inscrit à nouveau sa poésie dans les creux du paysage. Pour qui est habitué à la lire, ce recueil surprend, par ses vers aux propositions brèves et nominales pour la plupart, son rythme quelque peu bousculé, fragmenté, même si l’écriture n’en reste pas moins très travaillée, et toujours tellurique. On sent une recherche d’essentiel tendant peut-être vers l’abstraction, et au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, on saisit que la forme est pleinement au service de la démarche de la poète : déconstruire et reconstruire un monde puis l’écrire, à travers le prisme du jeu avec un miroir abandonné au bord d’une route. La description du paysage est délicate, par touches. Il est vu sous des angles différents selon l’inclinaison de la surface de verre poli, que la poète fait basculer à sa guise, et le travail instinctif et ludique élabore, sous nos yeux admiratifs, une réflexion sur l’altérité et la réalité : « 5 / mouvement de pivot / le paysage s’inverse / la route entre dans le décor ». Je ne peux m’empêcher de penser à Freud et à sa réflexion sur le plaisir du jeu créatif. Au détour d’une route que j’imagine escarpée, Angèle Paoli joue à faire chavirer le ciel dans un miroir, rêve, écrit.
5
mouvement de pivot
le paysage s’inverse
la route entre dans le décor
asphalte bande blanche filent
le talus se rapproche
fils-de-chardons en
sur-lignage
La poète se joue du mystère du miroir, se joue de la splendeur immuable du paysage, en le renversant, et s’évade dans les tableaux qu’elle crée au cours de sa danse avec la plaque de verre. Les différentes inclinaisons du miroir sont numérotées de 0 à 19 (« 0 », comme un miroir ovale), puis la numérotation se poursuit en décroissant à partir du chiffre 12, au symbolisme puissant (signes du zodiaque, tribus d’Israël, apôtres…). À sa première apparition, « 12 » est suivi du terme « diptyque » (qui réapparaît au second « 0 », dernier poème du recueil), indiquant que 1 – le miroir, le livre – égale 2 – les deux côtés, du miroir et du livre, qui se correspondent, ou le devraient… mais nous comprenons que ce nombre introduit la dimension du sacré. À sa deuxième apparition, il est suivi du vers « miroir plan / j’/entre ». À partir de là, la donne change, avec l’irruption du risque : la poète est passée de l’autre côté, « pour mieux voir / elle / au-delà / derrière / où ? » Elle se cherche sans se trouver, et se retrouve graduellement enveloppée du « Noir » inquiet d’une nuit qui s’étale dans le paysage. Puis « disparition », « miroir vide », avant la chute : « NUIT ».
Comment l’écho silencieux d’un paysage dont la réalité est démarquée par les bords d’un miroir peut-il correspondre à son reflet sonore et illimité ? Et qu’est-ce qui en fait est illimité de part et d’autre de cet axe constitué par le miroir : l’environnement, ou son reflet ? Qu’est-ce qui nous appartient, qu’est-ce qui est autre ? Nous prenons l’image dans le miroir pour un référent clos et limité, mais celui-ci ne serait-il pas la réalité telle que nous la percevons ? Alors que le monde du miroir serait cet espace ouvert, infini, que notre désir d’altérité et de liberté nous pousse à rechercher sans trêve ? Telles sont les questions que je me suis posée en lisant De l’autre côté, un beau texte poétique à haute teneur philosophique qui propose une réflexion sur la similitude et la dissymétrie, sur l’harmonie et son absence, et sur tout ce qui fait que nous sommes à la fois si différents et si semblables : voués que nous le sommes à la mort. Mais la poésie, pérenne, immortalise.
12
miroir plan / j’/entre
dans le verre l’occupe
mi-corps / je / cherche
ne [me] voit pas la-sans-visage
buste / incliné sur foulard
bleu cheveux échappés bras
tendus [mon] appareil photo
cache seules [mes] mains
duo d’accord en écho
le paysage a disparu // Noir//autour
De l’autre côté (Les éditions du Petit Pois, coll. Prime Abord, 2013)
Tel Aviv, février 2014
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